Interview de M. Michel Rocard, ministre de l'agriculture, dans "Libération" du 9 avril 1984, sur la PAC et l'avenir de l'Europe.

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LIBÉRATION. – L'accord agricole décidé samedi 31 mars à Bruxelles marque un tournant. Pour la première fois, on a mis en place des systèmes stricts de maîtrise des productions excédentaires. Est-ce la fin de la croissance agricole européenne ?

MICHEL ROCARD. – Théoriquement, l'Europe ne devrait pas être en crise d'excédents. Elle ne l'est que parce que la demande mondiale n'est pas solvable dans sa majeure partie. Pour les excédents, la Communauté avait déjà poussé un cri d'alarme en 1981, en mettant en place des seuils de garantie. C'est pour cela que nous avons pris comme base de la réduction de la production laitière.

De toute façon, la crise n'est peut-être pas éternelle. Je ne désespère pas de voir, sous peu d'années, une demande mondiale capable d'acheter ces produits que nous avons aujourd'hui en excédent. Nos politiques d'ajustement de l'offre à la demande doivent donc se faire sans détruire l'appareil de production.

La France va devoir réduire sa production laitière de l'ordre de 3 %, ce qui est douloureux, sans être dramatique. Je récuse formellement toute analogie industrielle ; nous ne sommes pas dans la sidérurgie.

LIBÉRATION. – Comment peut-on réduire les livraisons laitières, sans mettre en péril l'appareil de production ?

M. R. – Nous discutons en ce moment, au niveau interministériel, des incitations au départ, à la cessation d'activité laitière. Soit par anticipation sur la retraite, avec un avantage spécifique laitier ; soit en incluant à se reconvertir dans d'autres activités agricoles pour ceux qui veulent rester agriculteurs. Dans les oléagineux par exemple (colza, tournesol...) ou le porc si la filière s'organise mieux.

Avec une limitation proposée de la décroissance d'environ 3%, au lieu de 7% pour les pays du Nord, il faut s'en souvenir, plus les souplesses que nous avons acquises dans le règlement laitier, la tâche n'est pas impossible. Ce sera l'objet de la conférence laitière que j'ai annoncé. Elle se tiendra avant l'automne. Il nous faut au moins un mois et demi de travail pour faire des propositions et consulter la profession agricole, avant la conférence elle-même. Au ministère de l'agriculture, on travaille avec les professionnels sans arrêt ; avec tous…

LIBÉRATION. – Dans le nouveau contexte de baisse des prix en ECUS, François Guillaume a exprimé dimanche 1er avril l'inquiétude de beaucoup d'agriculteurs quant à leurs revenus.

M. R. – La crise économique a comme résultat que les revenus de toutes les catégories sociales sont en baisse. Toutes. Effectivement il est peu probable que les agriculteurs soient exemptés de cette baisse. Quand on voit la chute de niveau de vie de certaines catégories, il n'est pas tout à fait cohérent que les agriculteurs se donnent comme objectif une préservation absolue de leurs revenus.

Cela dit, j'essaye d’accroître la résistance à la crise du revenu agricole. Je voudrais rappeler que sur les douze derniers mois (février 83 à février 84) nous avons eu une hausse des prix à la production, en prix de marche, de 10,9 % en moyenne par produit. Dans le même temps, la hausse – également en moyenne pondéré – des coûts de production a été de 10,5 %. On peut juger que ce n'est pas tout à fait satisfaisant, mais c'est tout de même la première fois depuis bien des années, que le ciseau des prix et des coûts semble se refermer. C'est un point central auquel les agriculteurs les mieux informés sont sensibles et je regrette de voir certains professionnels l'oublier.

LIBÉRATION. – Après le lait, le prochain gros dossier, sera celui du vin... Va-t-on vers un système de quotas viticoles ?

M. R. – Le dossier du lait n'est pas clos. Il sera clos pour moi, quand nous aurons, un niveau communautaire ou national, communautaire surtout, toutes les dispositions socio-structurelles d'encouragement à la reconversion, de gestion précise des flexibilités qui permettront, non seulement de donner de la souplesse au dispositif, mais même de continuer à installer des jeunes à produire du lait. Ensuite, il n'y a pas un, mais deux très gros dossiers : celui de la viande bovine et celui du vin.

Pour le vin, il faut probablement reprendre dans son ensemble le règlement communautaire vitivinicole. La Commission nous annonce d'ailleurs des propositions pour ce printemps. Je suis convaincu qu'il n'est pas possible de négocier sérieusement l'adhésion de l'Espagne et du Portugal à la Communauté sans une révision, notamment celle des mécanismes de distillation.

D'un point de vue franco-français tous les responsables professionnels savent que, si nous nous y prenons bien, le marché du vin ne devrait pas connaître de grands drames pour une raison majeure. C'est probable.

Dans les grands produits alimentaires, le marché le plus porteur, parce que les pays habituellement voués à la bière commencent à se mettre vraiment au vin. Mais pour cela il faut que ce vin soit de qualité.

Même, et surtout, en Languedoc, les dirigeants viticoles ont tous compris que cette politique était le seul avenir. Elle vent dire qu'il faut trouver, sous des conditions de qualité croissante, une garantie de revenu pour des quantités limitées.

Le drame communautaire, c'est que pour accepter et pour gérer correctement une politique de quotas, il faut tout de même un cadastre viticole, une connaissance mutuelle, une habitude des transactions officielles et pas au noir. Imposer à la Grèce ou même à l'Italie des quotas viticoles sera difficile. Cependant une meilleure utilisation de la distillation, liée à une politique d'arrachage et de renouvellement des cépages permettant la qualité, peut-être une solution alternative presqu'aussi efficace que les quotas.

Je voudrais que les viticulteurs français sachent tous que le gouvernement est parfaitement au courant des difficultés momentanées de leur situation. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai obtenu, non sans mal, que la suppression décidée par la Communauté, au nom des économies à faire, du financement des contrats de stockage à court terme, soit remplacée éventuellement par des aides nationales, ce qui est rarissime.

LIBÉRATION. – À l'issue du marathon agricole, vous avez dit : « l'Europe doit trouver un nouveau souffle porteur hors de la PAC » (politique agricole commune). Comment voyez-vous cette nouvelle PAC ?

M.R. – Il n'y a pas de mystère : la nouvelle PAC, c'est l'ancienne avec deux correctifs. Une plus grande rigueur dans le respect des principes initiaux : préférence communautaire et solidarité financière. Deuxième correctif : plus de soutien des prix pour des quantités illimitées. C'est tout. Le reste est affaire de bonne gestion au niveau communautaire comme national. Je n'ai pas perdu espoir pour un nouveau souffle de la PAC.

LIBÉRATION. – Justement. Des activités compétitives signifient qu'à terme la CEE doit vraiment trouver sa place et peut-être réorienter un certain nombre de ses productions…

M. R. – Il faudra réorienter un peu. La Communauté est le deuxième exportateur mondial de produits agricoles, mais aussi le premier importateur mondial. Il y a d'abord les produits agricoles que nous importons sans les produire chez nous : agrumes, café, cacao, etc. Il existe ensuite une très grande faiblesse de la production communautaire d'oléo protéagineux : tournesol, soja, etc. Enfin nous constatons une insuffisance de la production chez nous des produits de substitution de céréales. Nous importons des quantités considérables en provenance de multiples pays d'Amérique latine, de Thaïlande et des Etats-Unis.

Cela ouvre, si nous sommes capables de devenir compétitif, des perspectives substantielles dans un certain nombre de directions, notamment colza, tournesol, peut-être un jour soja, qui sait ? Et puis quelques autres, le riz, pourquoi pas... Mais il reste que nous avons une bataille internationale, diplomatique, juridique, commerciale à gagner. Tant que le problème de la solvabilité des pays pauvres n'est pas réglé, nous sommes en compétition sur des marchés en voie de raréfaction avec d'autres pays tempérés : Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Argentine. Tous ces pays sont, comme nous, des pays de libre-entreprise agricole, parfaitement modernes ; mais ils sont extensifs, ils ont de la surface et peu de monde. La Communauté, à l'inverse, est intensive de manière dominante.

Du coup, toute notre politique agricole doit être orientée vers l'idée de permettre des revenus par tête comparables avec les revenus du monde industriel ; même problème que les Américains, les Nouveaux-Zélandais, les Australiens. Seulement, il nous faut, nous, pour arriver à ce résultat, des revenus à l'hectare bien plus forts. D'où toute une organisation de la politique agricole commune autour de la préférence communautaire et du soutien relatif d'un niveau de prix différent et plus élevé que les prétendus cours mondiaux, qui n'ont jamais été que des cours de bradage des surplus.

En dehors de nos productions les plus performantes (céréales, sucre), la Communauté n'a pas le droit de jouer le jeu d'un libre-échange à la compétition des coûts, qui aboutirait à naufrager les trois quarts de nos agriculteurs, à désertifier pas mal de nos régions et à retomber à des rendements à l'hectare du type extensif. Nous n'avons pas le droit de faire cela. Il y a trop de chômeurs urbains, l'agriculture tient une trop grande part, dans notre équilibre démographique d'une part, et socio-politique de l'autre. Plus grande qu'aux Etats-Unis.

Cela explique qu'à taux de soutien de l'agriculture grosso modo égal entre les Etats-Unis et la Communauté, nous n'utilisions pas pour ces soutiens les mêmes techniques. Aussi nos relations commerciales avec les Etats-Unis sont empreintes de mauvaise foi, de manque de confiance, de critiques pernicieuses et brutales de part et d'autre.

Il faut que nous fassions admettre, commercialement et internationalement, les formes de la nouvelle PAC. Elle est d'autant plus acceptable pour d'autres, que nos soutiens ne sont plus en quantité illimitée.

LIBÉRATION. — On va donc vers une nouvelle Europe, sans la PAC en son centre ?

M. R. – La politique agricole commune restera pour longtemps encore au centre de la construction européenne, mais elle n'apportera peut-être plus aux agriculteurs un avantage aussi exclusif, aussi fabuleux et aussi illimité que par le passé. Dans ces conditions, la PAC va être moins porteuse d'Europe et moins populaire, c'est inévitable.

Il va falloir maintenant, si l'aventure européenne doit continuer, que les politiques communes en matière industrielle, monétaire, de recherche et pourquoi pas, de défense, accompagnent la construction de l'Europe agricole.

LIBÉRATION. – Quelles autres bases peut-on trouver à l'Europe ?

M. R. – Une Europe judiciaire par exemple est une assez bonne idée, s'il y avait d'abord une garantie des libertés, plutôt qu'une mise en commun de la répression. Pour des pays fragiles en matière de démocratie, une Cour européenne des Droits de l'homme qui ferait son métier, pourrait être utile.

L'Europe sociale est également une très grande idée. Dans les techniques de l'assurance sociale, par la mise au niveau européen d'un certain nombre de risques sociaux, fut-ce peut-être celui du chômage, on peut peut-être gagner un demi-point de coût. Nous avons intérêt à chercher à niveler nos législations sociales vers le haut plutôt que vers le bas ; il peut y avoir un tropisme européen.

Il y a aussi l'idée d'Europe industrielle qui a été avancée, pour laquelle un certain nombre de politiques communes sont esquissées et font partie du paquet communautaire qu'on est en train d'étudier.

LIBÉRATION. – Cette nouvelle Europe se ferait-elle autour de l'économique ou du politique ?

M. R. – Le discrédit ou le mépris du politique est une vieille affaire et toute la construction européenne s'explique par la volonté d'esquiver la politique. On a commencé par une idée technocratique : la communauté charbon-acier, une façon de faire l'Europe autour de la réconciliation franco-allemande. Les autres idées, comme l'Europe de l'énergie atomique ou la Communauté européenne de défense ont plus ou moins avorté. Mais ce n'est pas pour autant que l'on a cherché à jouer le politique d'abord. Non, au contraire, on s'est orienté vers la mise en place du marché commun.

C'est de la que vient la contradiction centrale. Qui dit Europe, dit identité collective en recherche sur un territoire, et l'émergence de cette identité sur ce territoire ne peut être que le fruit d'activités et de décisions de puissances publiques. Comment voulez-vous que des décisions d'État puissent avoir comme vecteur principal une fonction marchande ? À la différence de beaucoup de socialistes, je ne méprise pas cette fonction ; j'ai même tendance à la considérer comme essentielle.

Mais ce n'est plus dans l'intensification de la fonction marchande qu'on peut trouver matière à développer l'identité européenne.

Il y a, dans l'ordre de ce qui relève de la puissance publique, une quantité de domaines qui, après tout, fonctionneraient mieux dans un cadre européen. Premier exemple : l'université. Je suis indigné de ce que les étudiants français soient de plus en plus sédentaires. Les étudiants du monde moderne ne seront bons à rien s'ils ne parlent pas quatre langues et s'ils n'ont pas une sensibilité ouverte à tous pays. Je serais de ceux qui risqueraient le pari d'européaniser complètement tous nos enseignements universitaires, que tous les professeurs puissent enseigner dans tous les pays.

Autre exemple : l'appui du cinéma. Le cinéma européen s'effondre un peu, pressuration fiscale, etc. Il y a des talents en Italie, il y en a en France, en Allemagne... Nous n'avons pas de raisons d'avoir des protectionnismes nationaux.

En matière de recherche scientifique également, il y a un champ considérable. Les Japonais font des systèmes fabuleux : ils sont capables de favoriser par l'État des dépôts communs de recherches où toutes les grandes firmes concernées par un champ déterminé, financent en commun la recherche fondamentale. Et puis quand on a élaboré un certain nombre de choses, chacun reprend ses billes et passe à la guerre commerciale. Faire une opération de ce genre au niveau européen est tout à fait nécessaire.

Autre exemple encore : nous sommes tous en train d'aider nos industries à redémarrer. Il y a une banque européenne d'investissement, mais il n'y a pas de sociétés d'investissements. Bref, tous ces éléments pourraient redonner vie, au niveau européen, à ce qui relève clairement de la fonction de puissance publique. La masse de choses pour lesquelles il n'y aurait que des avantages à jouer l'effet multiplicateur européen, est considérable.

Mais ce n'est pas tout. Dans le cadre de la fonction marchande, il y a probablement autre chose à faire. À condition de ne pas mélanger les genres. Pour toute entreprise un peu significative aujourd'hui, le marché est mondial. Et toute idée de mettre une contrainte de niveau européen aux accords de sous-traitance, de franchise, de licence, ou même de participation multiple, est probablement une sottise dans la mesure où sur la plupart des grands produits modernes, le marché est vraiment mondial. Même les PME d'aujourd'hui jouent le Japon, elles jouent les États-Unis beaucoup, elles jouent l'Europe quand elles peuvent. Tous les grands chefs d'entreprise vous diront qu'il y avait peut-être un pari industriel à prendre il y a une vingtaine d'années ; on ne l'a pas pris, c'est terminé.

Nous aurons la chance de hisser au niveau mondial probablement une vingtaine ou une trentaine de firmes européennes dans les 20 ans qui viennent. Il ne faut pas la perdre. La condition est que les entreprises jouent résolument le niveau mondial et qu'elles n'aient aucune espèce d'entrave européenne.

Dans un autre domaine, la gestion de l'extension des échanges commerciaux de la Communauté vis-à-vis des pays à commerce d'État, qu'ils soient de l'Est ou du Sud, pose le problème de la relation entre l'État et la fonction marchande.

Vous avez aussi des produits dont le développement d'avenir ne se pense pas en dehors des deniers publics. C'est vrai de toute aventure spatiale, de l'aviation lourde, de la fonction nucléaire, civile, sans parler du militaire. Et les deux grandes aventures industrielles qui se profilent, les biotechnologies, sont des domaines que personne n'imagine vouloir jouer sans une intervention des fonds publics. Dans ces deux derniers cas, si nous ne sommes pas capables de jouer de l'effet multiplicateur européen, nous aurons manqué un rendez-vous fondamental. Là, on est dans la fonction marchande. Mais colorée du fait que, pour des raisons qui ne sont pas de doctrine mais de fait, les puissances publiques s'en mêlent.

LIBÉRATION. – Justement au plan des doctrines, n'assiste-t-on pas actuellement à un retour en force du libéralisme en Europe ?

M. R. – J'ai la conviction que l'Europe est menacée par le dogmatisme libéral. Je n'ai pas dit par le libéralisme. C'est le dogmatisme que je combats en toute occasion. En tant qu'économiste, je crois relativement au libre-échange, du moins entre pays de puissance comparable. Le dogmatisme libéral n'est pas suffisant pour empêcher que les États, dits libéraux, interviennent dans la vie économique et sociale ; mais curieusement, pour des raisons sans doute historiques, au niveau de la Communauté européenne, il n'en est pas question. Je pense que le défi lancé à l'Europe est précisément de dépasser le dogmatisme libéral. Il faudra un certain pragmatisme novateur.