Texte intégral
La Turquie est un grand pays, héritier d'une grande culture. Depuis l'indépendance des États turcophones ex-soviétiques d'Asie centrale et son implication dans le drame de la Bosnie, elle apparaît en outre comme un pont entre l'Europe et l'Asie, entre l'Occident et l'Orient. Enfin, les valeurs du Kémalisme, dont la laïcité, la font respecter dans le monde entier.
Or, se peut-il que de tels atouts sur la scène internationale puissent être brusquement anéantis ? Des informations convergentes et, hélas, très crédibles nous sont parvenues. Elles font état d'une décision imminente du haut état-major turc de "régler militairement de façon définitive" la rébellion kurde du PKK en Anatolie orientale.
Chacun sait ce que signifierait cette "solution finale": la destruction totale du pays kurde et la mort de dizaines de milliers de civils innocents.
Nous ne pouvons absolument pas croire qu'un État qui frappe à la porte de l'Union européenne et qui aspire à faire partie d'une Europe démocratique attachée aux droits de l'homme, aux droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, s'apprête à pratiquer ce qui serait un génocide, qui lui fermerait définitivement les portes de l'Europe et le mettrait au ban des nations.
La Turquie doit maintenant nous prouver avec éclat que la démocratie qu'elle pratique n'est pas seulement une façade de respectabilité à usage externe, mais bien, comme le souhaitait le défunt président Ozal, une réalité. A cet égard, la mise en jugement des parlementaires kurdes qui risquent la peine de mort pour un prétendu "séparatisme" constitue déjà un sinistre présage !
En vérité, la Turquie est devant un choix : ou elle décide dans les heures qui viennent l'anéantissement de ses 14 à 18 millions de Kurdes, ce qui est militairement une tâche impossible et politiquement dévastatrice, ou elle choisit la paix. Le second choix la grandit, le premier la détruit.
Or, ses adversaires du PKK, qui ont répudié depuis longtemps l'étiquette "marxiste-léniniste" qu'on continue à leur attribuer pour les détruire plus impunément, sont prêts à la paix, fondée sur une solution fédérale dans le cadre de l'État turc. Le chef du PKK vient de le réaffirmer de façon très officielle.
Dans ces conditions, nous lançons un appel solennel au gouvernement turc pour qu'il saisisse immédiatement cette chance de paix, la première qui s'offre depuis des années. Pour ce faire, il n'existe qu'un moyen : arrêter, pendant qu'il est encore temps, la main des militaires, décidés, semble-t-il, à provoquer l'irréparable.
Les dirigeants turcs ont suffisamment, et d'ailleurs justement, accusé l'Europe de laisser mourir les Musulmans de Bosnie pour que l'on puisse, avec la même raison, s'opposer à la destruction d'un peuple de l'islam, les Kurdes.
Les peuples turc et kurde sont deux peuples nobles qui peuvent et doivent vivre en paix dans le cadre d'un même État, à condition que soient respectées l'identité et la dignité des uns et des autres. Leur sort est aujourd'hui entre les mains du gouvernement d'Ankara. Il est encore temps d'appliquer le vieil adage latin: "Cedan arina togae".
Si une paix juste et durable se conclut, nous serons les premiers à saluer le courage des dirigeants turcs. Dans le cas contraire, qu'ils s'attendent à voir la Communauté internationale résolument sur leur chemin.