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Vous connaissez l'ultime regret de Jean Monnet : « Si c'était à refaire, je recommencerais par la Culture ». Paradoxalement, l'Europe peut réussir le charbon et l'acier, construire, même si c'est avec difficulté, une politique agricole commune, avancer vers l'union monétaire et même parfois parvenir à faire converger sa diplomatie tout en balbutiant sur la question culturelle, en particulier sur l'audiovisuel qui est peut-être aujourd'hui sa pierre de touche.
Cela n'est pas par hasard, car plus que tout autre, l'avenir des cultures en Europe est la question-clef qui, dès aujourd'hui, contraint les européens à affronter leur destin.
Quelle Europe veut-on voir advenir ? Quel sera en son sein la place des nations qui se sont construites hier, qui se construisent ou qui se déconstruisent aujourd'hui ? Après Maastricht, alors que les canons dévorent les enfants de Bosnie, sur fond de crise, la réponse ne peut être déterminée que par un choix politique clair lui-même fondé sur une conception du monde qui tienne compte des défis actuels.
Dans l'Europe des années 90, les gouvernements européens doivent en effet affronter une double menace. D'un côté, celle de l'uniformisation qui conduirait à la disparition des cultures européennes. D'un autre côté, celles des forces obscurantistes qui tentent d'exacerber les différences, ces différences qui font la richesse de la mosaïque européenne, jusqu'à l'éclatement, voire l'affrontement.
Permettez-moi d'insister d'abord sur le risque de disparition ou de marginalisation des cultures européennes au profit d'une uniformisation et d'une aseptisation culturelles. Il apparaît clairement que les importations d'images et de technologies venues d'Amérique du Nord et du Japon érodent l'identité des nations en détruisant la pluralité européenne au bénéfice du modèle culturel unique. Les européens ont mis du temps à découvrir que ce que l'on appelle curieusement les produits culturels » – comme si la culture était une marchandise – transportent une vision du monde ; une langue, des « affects », des « percepts », une mémoire de l'histoire et de lieux, des schémas de l'imagination et des catégories de la pensée. Ils avaient même oublié que les bons comptes font les bons amis en Europe.
Car, en retour, ce dits « produits » – ce mot décidément est inadéquat – favorisent nombre de processus « intéressés » : de la pénétration des vraies marchandises sur les marchés à l'influence des États sur la scène internationale. Croyez-vous que les Américains oublient, eux, ce dernier enjeu ? Que l'audiovisuel soit le deuxième poste à l'exportation de l'industrie américaine n'est pas fortuit.
Défendre la culture en Europe peut conduire, pourtant, à des errances aux effets pervers si l'on n'en prend pas garde. Nombre d'européens se trompent en croyant que la bonne réponse au défi de l'uniformisation est de dresser des barrières pour préserver notre espace. Il est vain de construire des lignes Maginot. Ne serait-il pas étrange que, sous prétexte d'éviter la disparition de nos cultures nous organisions notre propre isolement ? Que nous folklorisions nous-mêmes nos cultures ? Que nous enfermions nos talents sur des espaces restreints ? Quelle belle réussite ce serait que de ne plus pouvoir aider, par exemple, que des peintres dont les toiles seraient visibles par les seuls européens, voire par les seuls français ? Des cinéastes qui seraient isolés sur la scène internationale ? Ou d'aider des musiciens dont la musique serait audible dans quelques régions ?
Il faut solennellement le dire ici : les batailles que nous avons gagnées sur ce dernier terrain, notamment au cours des négociations sur le GATT, les aides fournies à la presse écrite, les crédits affectés à l'audiovisuel, ne doivent pas dissimuler que pour relever le fantastique défi de cette fin de siècle, une attitude défensive ne suffira pas.
Cette victoire pourrait sinon se révéler être une victoire à la Pyrrhus. Elle pourrait même impulser des attitudes suicidaires, de passivité voire de repli sur soi. Nous aurions alors nourri sans le vouloir, par un effet pervers de notre bonne volonté, les idéologies qui, partout en Europe, exacerbent les différences jusqu'à l'éclatement.
Le second risque est en effet celui de l'éclatement de la mosaïque européenne.
Il apparaît que l'effondrement de l'empire soviétisé n'a pas abouti au résultat escompté par certains démocrates. Certains ont trop vite cru que la démocratie comme « société ouverte » pour reprendre l'expression de Karl Popper, comme société pluraliste, concurrente respectueuse des droits de l'homme, acceptant les lois du marché, allait nécessairement l'emporter. Certains ont cru que les sociétés sorties du joug totalitaire allaient bientôt trouver l'abondance.
Il n'en est évidemment rien. Malheureusement. Nous assistons bien souvent en Europe au spectacle de la montée non pas seulement des nationalismes mais, et c'est plus inquiétant encore, au surgissement des micro-nationalismes, au développement des replis communautarismes, au retour de l'intolérance religieuse, de l'antisémitisme, du racisme et de la xénophobie.
Autant d'idéologies de haine et d'exclusion de l'autre, que la misère et la désespérance nourrissent tout autant qu'elles le nourrissent. Terribles dynamiques où jouent des États hybrides, souvent concurrencés par des micro-mafias et des groupes paramilitaires, qui sont tentés de se lancer dans les fuites en avant agressives faute de pouvoir combler les déficits démocratiques qui deviennent chaque jour moins supportables.
Certes, la situation n'est pas partout aussi sombre qu'elle l'est dans l'ex-Yougoslavie ou dans certains des États nés de l'éclatement de l'ex-URSS. Elle ne conduit pas toujours, par bonheur, à la guerre.
Il n'en demeure pas moins qu'il est temps, grand temps, de se doter des moyens, notamment intellectuels, de penser cette Europe, de l'Atlantique à l'Oural, que le Général de Gaulle appelait de ses voeux. Et, à partir de cette conception, de se doter des moyens, aussi bien financiers que militaires, juridiques, qu'économiques, de la réaliser.
Car il s'agit bien de construire l'Europe. Et pour cela de penser « l'Unité » européenne.
Quelle unité voulons-nous en effet ? Il ne peut s'agir de cette « unité abstraite », telle qu'elle est défendue pas les « majors américaines » et telle qu'elle est reprise par certains de nos partenaires. L'Europe, selon cette conception, devrait se doter d'une unité supérieure, orientée par une culture commune dont le centre serait la langue anglaise. Les « restes » de culture « ancienne » pourraient bien dès lors survivre, mais à la façon d'un folklore. C'est ainsi la position exprimée par David Putman, ex-patron de la Columbia, le 30 septembre 1990, aux Assises européennes de l'Audiovisuel. Il proclame alors qu'il faut, par réalisme, anticiper une « société bilingue » et accepter, en conséquence, la domination culturelle venue d'outre-atlantique. Au fond, les Européens habiteraient ainsi dans la province, pas même proche, d'un grand marché culturellement uniformisé, dominé par la culture produite outre-atlantique.
Il ne peut s'agir non plus de cette pseudo unité concrète, construite comme une juxtaposition de particularismes où chacun, fort de sa différence, se préparerait à affronter l'altérité. L'altérité deviendrait alors l'ennemie, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières. Serait alors propulsée cette conception de la citoyenneté non républicaine : la citoyenneté ethnique.
Il s'agit de renouer avec la conception de « l'Unité concrète », telle que la philosophie française du XVIIIème siècle tenta de la penser. Penser l'unité dans la pluralité, tel fut son principe de base. L'idée est que l'unité est d'autant plus forte qu'elle est riche en déterminations.
Cette conception fut exprimée par Fontenelle avant d'être expérimentée en science par les Encyclopédistes et en politique par Condorcet et les républicains de 1789. Ils entrevoyaient l'Europe comme ils pensaient l'universel : comme une unité qui se construirait par et dans la pluralité, par et dans un travail sur les points de convergence. Ces points qui cimentent le socle acceptable sur lequel peuvent se développer les diagonales de divergence. Ils avaient compris que ce socle était la défense des droits individuels, le pluralisme culturel, la mémoire d'une histoire européenne faite de drames et de splendeurs.
Construire l'Europe ? C'est d'abord, on l'a compris, reconstruire. Reconstruire la vitalité du cinéma italien, allemand ou français. Reconstruire les moyens d'une recherche artistique et scientifique à visée internationale. Reconstruire les réseaux universitaires et les sociétés de savants qui ont fait la grandeur de l'Europe depuis le Moyen-Age. C'est aussi construire. Construire un espace ouvert où communique et prolifèrent savants et artistes destinés à partir de l'assaut du monde.
Si « Arte » est aussi chère à mon coeur, c'est que cette chaîne se situe bien dans ce cadre d'une construction culturelle de l'Europe. En donnant aux citoyens la possibilité d'approcher la culture vivante, elle noue les seuls liens entre européens qui soient durables parce que ces biens immatériels sont les biens culturels qui forment les consciences. Je souhaite, et soyez assuré que je ferai tout pour cela, qu'Arte s'ouvre plus encore, que d'autres pays s'associent à cette vaste entreprise qui ne vis pas seulement à cimenter ce sol, en faisant vivre voire revivre la culture de notre continent mais aussi qui a pour vocation de favoriser l'éclosion des oeuvres de ces artistes qui ont trouvé en Europe leur terre d'accueil.
En Europe, c'est-à-dire dans les différents espaces européens. Car tel est le vrai destin de l'Europe : non pas de préserver son patrimoine, diffuser ses oeuvres, ses valeurs et ses principes dans le monde entier, mais aller de l'avant, à la rencontre des autres univers culturels, les nourrir et s'en nourrir, forte de sa pluralité. « Si c'était à refaire, je recommencerais par la Culture », oui Jean Monnet n'avait pas tort. Et puisque nous n'avons pas commencé par la culture, afin que cette belle idée d'Europe ne sombre pas, donnons-lui un second souffle ; continuons par la culture.