Texte intégral
M. Cotta : Avez-vous trouvé, comme C. Millon, qu'en intervenant F. Mitterrand voulait avoir "une statue du Commandeur" ?
S. Veil : Je trouve que c'est une assez bonne formule.
M. Cotta : Commandeur, c'est celui qui rappelle à l'ordre…
S. Veil : Oui, c'est celui qui prend du recul, qui juge et qui se fait lui-même sa propre statue.
M. Cotta : F. Mitterrand a dit qu'un des deux points de désaccord avec le gouvernement actuel étaient : la reprise des essais nucléaires. Votre avis sur ce premier point ?
S. Veil : Dans ce rôle, constitutionnellement, le Président exerce ses prérogatives. Si c'est sa position, je comprendrais mal qu'il en ait changé depuis 1 ou 2 ans et compte tenu de la politique qu'il a menée, les propos qu'il a tenus, il n'est pas en entorse avec la Constitution et il lui appartient de le dire. En revanche, quand il ne sera plus président de la République, c'est naturellement à son successeur de se prononcer que ce point et il ne peut pas du tout préjuger de ce qui se passera. Il peut exprimer des souhaits, c'est son droit.
M. Cotta : Autre point de désaccord : l'action sociale d'E. Balladur, F. Mitterrand suggère que dans la mesure où E. Balladur touche aux acquis sociaux, F. Mitterrand est contre lui. Est-ce que ce gouvernement a touché aux acquis sociaux ?
S. Veil : Je me pose une question, car les acquis sociaux auxquels le gouvernement aurait touché, il faudrait préciser, si c'est la réforme des retraites, il faut bien voir qu'elles étaient menacées, les Français le savent très bien. On craignait beaucoup que le système par répartition, auquel les Français sont attachés, ne soit complètement par terre et que les Français ne soient obligés d'adhérer à des retraites personnellement et un système différent. Il y avait du reste le Libre blanc et le gouvernement n'a fait que reprendre ce Libre blanc qui avait été commandé par M. Rocard et qui disait qu'aucun gouvernement n'aurait le courage de le mettre œuvre. Je vois qu'au contraire, on a travaillé pour l'avenir et sauvé des acquis sociaux. Sinon, il n'y aurait plus rien, compte tenu, très largement des courbes démographiques et tous les pays ont été amenés à prendre de telles mesures, et parfois plus rigoureuses. Si on avait attendu plus longtemps, le système aurait été par terre.
M. Cotta : Je pense que le Président voulait parler du SMIC et du CIP…
S. Veil : En tous cas, la réforme n'a pas été faite ; elle avait été mal comprise. Elle avait été si peu comprise que lorsque vous parlez avec des jeunes, ils vous font des suggestions comme : "Mais pourquoi est-ce que pour les jeunes, on n'imagine pas quelque chose qui ferait que ça leur assurerait un boulot, c'est le principal pour eux, même s'ils sont payés un peu moins !", ça m'est arrivé personnellement d'entendre cela. Simplement, ça n'est pas entré en vigueur. En ce qui me concerne l'assurance-maladie, toute les mesures que nous prenons, sont des mesures, au contraire, qui tendent à sauvegarder l'avenir et c'est le cas pour ce que nous allons proposer ce matin au Conseil des ministres.
M. Cotta : La remontée d'E. Balladur dans les sondages, ça vous conforte dans votre idée, qu'il doit être président ?
S. Veil : Je n'ai jamais dit qu'il doit être président, mais j'estime qu'il serait un très bon candidat.
M. Cotta : Vous ne changez pas d'avis ?
S. Veil : Non, la décision pour le reste lui appartient.
M. Cotta : Grève des infirmières hier, pourquoi protestent-elles et qu'allez-vous leur accorder ?
S. Veil : C'était un mouvement peu important et peu représentatif, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des problèmes dans les hôpitaux. Et quand je dis cela, je ne sous-estime pas les problèmes importants qu'il y a, car nous avons à assumer des engagements que nous tiendrons. Nous avons du reste mis les crédits nécessaires qui n'étaient pas prévus, pour tenir ces engagements sur les accords Durieux-Durafour. Simplement, il y a eu du retard car c'est compliqué à appliquer, c'est du cas par cas, mais c'est en train de se faire. Pour ce qui concerne les infirmières, c'est la question des 35 heures pour celles qui travaillent de nuit. Je voudrais dire de façon claire qu'il doit y avoir des précisions à apporter quant à la comptabilité, quant à la mise en œuvre de ces 35 heures, mais qu'il n'est pas question, pas question, de revenir sur les acquis, d'une façon générale, des infirmières, en matière de congés notamment. Nous aurons simplement à faire des calculs là aussi, par établissements mais que les 35 heures, nous les appliquerons. C'est compliqué.
M. Cotta : Vous présentez une réforme d'apparence technique en Conseil des ministres, après avoir renoncé à une réforme plus politique sur la Sécurité Sociale, avec une première mesure : la séparation financière des quatre branches de la Sécurité Sociale. On ne pourra plus renflouer la caisse maladie, avec les bénéfices Caisse-famille. Les syndicats protestent…
S. Veil : Ça dépend lesquels, certains trouvent que c'est très bien et ne protestent pas, notamment la CFTC, et je pense aussi, aux mouvements familiaux qui sont concernés et qui, depuis des années, protestaient sur le fait que chaque fois qu'il y avait un trou à la Sécurité Sociale, car les branches maladies et retraites étaient en déficit, il était très simple de transférer des ressources de la branche famille dans les autres. Cela ne sera plus possible. Du reste, c'est une des garanties que nous donnons dans la loi famille et qui satisfait absolument toutes les familles. C'était anormal. C'est un souci de transparence. Si on sait ce qui se passe dans chacune des branches et qu'on peut évaluer la situation, alors on peut prendre les mesures qui sont nécessaires. Nous n'avons pas du tout annoncé une grande réforme de la Sécurité Sociale. Elle est différente, éventuellement, pour chacune des branches. Pour l'assurance-maladie nous avons mis en place un petit groupe de travail qui doit nous donner ses résultats à la fin de l'été. C'est très important car c'est l'assurance-maladie qui est aujourd'hui la plus en difficulté, après la réforme qui a été faite pour les retraites. Il y aura aussi une réforme sur le financement et le Premier ministre en a parlé.
M. Cotta : Justement, grand débat à l'automne.
S. Veil : Débat parlementaire.
M. Cotta : Est-ce le bon moment quand même ?
S. Veil : Il ne faut pas perdre de temps, c'est comme pour la maladie. Nous n'avons pas trouvé en arrivant, les éléments, les rapports comme nous l'avons trouvé pour les retraites. C'est pour cela que nous avons pu agir. Sur la maladie ça n'a pas été le cas. Il faut les avoir, il faut que cette réforme de l'assurance-maladie permette vraiment, de modifier globalement le système. On ne peut pas faire des petites retouches. On attend depuis trop d'années. Quand j'ai quitté le gouvernement il a y 20 ans, je pensais déjà à une réforme d'ensemble, mais nous n'avions pas les éléments et ça n'a pas été fait. Sur le financement, maintenant aussi, on voit bien que le système actuel de cotisations ne donne pas une base assez large pour avoir une Sécurité Sociale équilibrée.
M. Cotta : Vous ne craignez pas que ce débat sur la Sécurité Sociale dégénère en conflit social ?
S. Veil : J'espère que nous ferons comprendre que c'est un souci de transparence uniquement, que ça ne touche absolument pas au fondement même du système actuel, à celui de la Sécurité Sociale, ni au droit des syndicats. Absolument pas. Nous voulons qu'il y ait plus de transparence et que le Parlement, ce qui est normal, connaisse un peu cette question qui représente beaucoup plus que le budget de l'État.
Europe 1
F-O. Giesbert : Vous connaissez M. Rocard depuis longtemps, vous avez toujours eu de la sympathie pour lui. Que lui dites-vous ce matin ?
S. Veil : Je trouve que la vie politique est très cruelle et on a envie de lui dire qu'il y a bien d'autres choses dans la vie que d'être candidat à l'élection présidentielle et d'avoir l'espoir d'être élu. Il faut aussi l'attachement à la chose politique, pouvoir se battre pour des idées, il faut aussi rechercher d'autres intérêts. Je suis toujours inquiète quand je vois les politiques n'être que, d'organiser autour d'une ambition, qui n'est pas une ambition de pouvoir, mais une ambition de faire les choses, de les changer, d'aligner des équipes. Mais c'est tout de même une polarisation. Je crois aussi qu'il n'y a qu'en France qu'on peut être candidat à une élection présidentielle ou à un poste de Premier ministre pendant 25 ans. Il y a là un vice, qui se retourne contre le système lui-même.
F-O. Giesbert : Vous lui dites quoi : "Michel, fais de la voile, du bateau."
S. Veil : J'espère qu'il va en faire cet été. Il faut le faire, se trouver des hobbies. Je pense que si les hommes et les femmes politiques et du reste, les femmes ont d'autres intérêts – cuisine, marché, les enfants – mais je crois que si les hommes politiques conservaient un regard sur d'autres choses, étaient moins captés, entourés, chouchoutés et trompés aussi, par leur proche entourage, ils conserveraient plus de contact avec la vie réelle et que ça les aiderait.
F-O. Giesbert : Trompés par leur entourage, vous pensez à Rocard ?
S. Veil : Trompés, peut-être que le mot n'est pas exact, mais simplement courtisés par l'entourage, ils ne supportent aucune critique, ne voient plus rien, ils ne vivent plus qu'autour de leur champion et je crois qu'ils ne le servent pas en faisant ça car ils perdent toute objectivité. Je parle des entourages en général, du sien aussi. Mais c'est vrai pour tous les candidats à la présidentielle. Ils ne supportent aucune critique, qui sont parfois des critiques objectives, qui peuvent être utiles. Ça devient un homme sacré, qui a tous les talents, toutes les compétences et qui n'encourt aucune vision qui peut être simplement celle du tout-venant.
F-O. Giesbert : Vous trouvez que c'est juste ce qui lui est arrivé ?
S. Veil : Est-ce que la politique est juste, est-ce que la vie est juste en général. Quand un champion sportif, car au fond je compare cela à un champion, à un artiste, je crois que ces expressions exceptionnelles, quand on veut être le premier quelque part, je crois qu'il y a un moment où on est le premier, puis on réussit et on ne réussit pas, et tout le reste paraît injuste par rapport à tout l'effort et l'investissement qu'on a eus par rapport à ça. Personnellement, je trouve que depuis quelques années, M. Rocard ne sentait plus certaines choses et sa ligne devenait de plus en plus difficile à suivre, ne serait-ce du reste, que par un discours qu'on comprenait parfois moins.
F-O. Giesbert : Il semble que l'on aille vers une candidature de J. Delors pour les présidentielles. Alors entre Delors et Balladur, est-ce que vous hésiteriez ?
S. Veil : Non, je n'hésiterai pas. Je suis au gouvernement et je ne fais aucune hésitation. Je soutiendrai Balladur s'il se présente.
F-O. Giesbert : Hier, Pasqua relançait son idée des primaires pour désigner un candidat unique de la majorité à la présidentielle, n'excluant pas du reste, d'être candidat lui-même. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ses primaires ?
S. Veil : Depuis que l'on parle de primaires, je ne comprends pas très bien de quoi il s'agit. S'il s'agit d'essayer de mettre de l'ordre à droite ou à gauche et que l'on décide de trouver un candidat unique, je peux comprendre ça. Encore que, par rapport à la Constitution de la Vème République, je me pose certaines questions, car ce n'est pas l'esprit de notre Constitution. L'esprit ce n'était pas un homme de parti, mais quelqu'un qui lui-même s'affirmait devant les Français, comme l'a dit R. Barre et je crois que c'est ça l'esprit de la Vème. C'est vrai qu'il y a aussi l'intérêt à ne pas avoir trop de candidats. Encore que l'exemple des européennes, montre que quand on fait l'effort d'avoir un seul candidat et qu'on ne peut pas éviter qu'il y en ait d'autres, on risque d'avoir des surprises.
F-O. Giesbert : Vous êtes donc pour la multiplicité de candidatures ?
S. Veil : Non, je suis pour que l'on essaye d'organiser qu'il n'y en ait qu'un qui représente une tendance. Mais de temps à temps C. Pasqua fait allusion à un texte. Un texte, si c'est le rendre obligatoire, c'est un changement de Constitution. J'ajoute que même P. Séguin hier, s'est rallié un peu à cette position. Je me souviens que Séguin, il y a 1, 2 ans, se rattachait plutôt à l'idée d'un système de présidentielles à l'américaine. Là, on peut comprendre, les choses deviennent claires, c'est un vrai changement, avec effectivement, un système de conventions de part et d'autre à gauche et à droite, chez les démocrates et chez les républicains. Et puis il y a une candidature unique organisée. Là, je trouve que tout ce que l'on dit à propos de la primaire c'est très flou : qui votera, quels élus, comment ? Je voudrais que l'on donne plus de précisions.
F-O. Giesbert : Deux, trois candidats, au premier tour de l'élection présidentielle, ça ne vous choque pas vraiment…
S. Veil : Ce n'est pas que ça me choque ou pas, mais je ne vois pas comment on peut l'éviter ! Même si certains s'entendent entre eux, je dirais les candidats des courants ou des formations les plus importantes. Je crois que l'on n'arrivera pas à éviter qu'il y ait en ait d'autres qui se présentent et qui se réclament plus ou moins des mêmes électeurs ?
F-O. Giesbert : Pour vous, c'est toujours E. Balladur qui s'impose ?
S. Veil : J'ai déjà dit que je ne me prononcerai pas. J'ai dit que je pensais qu'il ferait un très bon candidat et j'en reste là.
F-O. Giesbert : Chirac et Balladur ce soir à la télévision, qu'allez-vous regarder ce soir ? TF1 ou France 2 ?
S. Veil : Ce n'est pas pour esquiver votre question, mais je serai à Helsinki, je pars tout à l'heure, à 10 h ce matin, à une conférence européenne et donc je n'aurai pas la télévision, je serai même occupée à cette heure-là.
F-O. Giesbert : Vous avez de la chance…
S. Veil : Pourquoi de la chance, non je regrette de ne pas les voir.
F-O. Giesbert : Vous les voyez se présenter l'un contre l'autre au premier tour de l'élection présidentielle et se retrouver même, peut-être, face-à-face au second tour ?
S. Veil : Je ne sais pas du tout. Ce qui s'est passé avec Rocard, personne ne le prévoyait il y a un mois. Je crois qu'en ce moment, nous sommes dans une situation politique où tout est tellement mouvant, changeant, que je crois qu'il n'y a pas à se prononcer sur ce qui peut se passer d'ici les élections présidentielles.
F-O. Giesbert : Vendredi et samedi derniers, 41 pays du Nord et du Sud se sont engagés avec vous dans une mobilisation générale contre le SIDA, lors de ce que l'on appelle désormais : "Le sommet de Paris". Qu'est-ce que cela va donner ?
S. Veil : Qu'il y aura le 1er décembre, à Paris, une réunion présidée par le Premier ministre, où assisteront les représentants des pays les plus grands bailleurs, en matière de lutte contre le SIDA et les pays en développement les plus touchés. Ceci, pour une mobilisation d'ordre politique. On a dit qu'il y a eu souvent des sommets sur le SIDA, des grandes réunions internationales, en août notamment à Yokohama, où il y aura surtout des scientifiques. On y fera le bilan de la situation scientifique et des ministres de la Santé, dont moi, qui prendra la parole à la clôture de cette conférence. Mais là, nous voulons une mobilisation politique. La réunion de samedi dernier, c'était une réunion de 40 représentants, avec des ministres de la Santé, pour préparer les priorités en matière de santé, pour lutter contre le SIDA et également, en matière économique et sociale. Il y a déjà des millions d'orphelins dont il faut s'occuper, car pour l'instant, les pays concernés n'ont plus de moyens de les prendre en charge. Mais aussi, les priorités médicales, sur lesquelles doit s'affirmer une volonté politique de lutter. C'est par exemple un vaccin, tous les modes de prévention, la sécurité transfusionnelle, les meilleures méthodes de prise en charge des malades, éventuellement de constituer un Fonds pour pouvoir les prendre en charge quand il y aura des traitements adéquats. C'est donc une volonté politique.