Texte intégral
France 2 : mercredi 4 mai 1994
G. Leclerc : L'Europe doit se prononcer sur l'élargissement à 16, beaucoup de voix s'élèvent contre. Quel est votre point de vue ?
A. Lamassoure : Le report n'aura pas lieu puisque le vote est prévu pour ce soir 17 heures. Je crois que c'est un bon accord. Je l'ai négocié, au niveau du Conseil des ministres, au nom de la France et si j'avais été encore au Parlement européen, je l'aurais voté. L'entrée de ces quatre pays dans la Communauté européenne est une bonne chose pour l'Europe, qui va être renforcée, et pour notre pays. Pourquoi ? Parce que ce sont des pays qui étaient relativement fermés vis-à-vis de nous, qui vont s'ouvrir, et avec lesquels nous étions en déficit commercial et auxquels nous allons pouvoir vendre beaucoup, notamment des produits agricoles et agro-alimentaires. Donc, ça fait des débouchés nouveaux pour notre industrie, des emplois en France. En outre, ce sont des pays riches qui vont apporter de l'argent au budget européen. Ça permettra soit de réduire les impôts, soit de donner plus de moyens à nos agriculteurs notamment. Enfin, ce sont des pays qui partagent notre vision de la société et pour lesquels l'Europe, c'est pas simplement un marché commun, ça doit être une véritable puissance commerciale et un lieu où le progrès économique profite aussi et surtout à l'ensemble des citoyens. Ils partagent l'idée d'un modèle social européen.
G. Leclerc : Mais M. Baudis vous répond que l'Europe à douze ne fonctionne déjà pas très bien, à seize ça va être la paralysie. Il faut réformer avant.
A. Lamassoure : Il faudra adapter les institutions pour une Europe à seize qui n'est plus simplement une Europe économique, qui devient une union politique. Mais nous avons veillé à ce que dans l'accord final, il soit bien précisé qu'il sera aussi facile de décider à seize qu'à douze. Les conditions de majorité à réunir pour prendre une décision au sein du Conseil des ministres, ont été adaptées de manière à ce qu'encore une fois, il soit aussi facile de prendre une décision à seize qu'à douze. C'est pour ça, d'ailleurs, que la négociation a été très longue, les Anglais voulant profiter de cette occasion pour paralyser l'Europe en instituant une minorité de blocage qui nous aurait empêché de décider. Ce point-là est réglé et donc je crois pouvoir dire que l'Europe à seize fonctionnera aussi bien qu'à douze. En revanche, ce qui est vrai, et là, je les rejoins, c'est qu'il faudra, en 1996 – c'est le calendrier prévu par Maastricht – mettre à jour les institutions européennes pour tenir compte de l'application du Traité, tenir compte du fait que nous sommes seize, qu'il y a d'autres candidatures et que nous allons passer peu à peu de l'Europe des douze à l'Europe des deux fois douze, avec les pays d'Europe centrale et orientale.
G. Leclerc : Justement, vous rentrez d'Ukraine. Que peut faire l'Europe à propos du problème Tchernobyl ?
A. Lamassoure : Il faut agir vite et j'espère que nous pourrons aboutir très rapidement à des décisions positives à propos de Tchernobyl. C'était il y a huit ans, il y avait quatre réacteurs nucléaires. Depuis, un a explosé, en 1986, un autre a pris feu l'année dernière, il en reste deux en fonctionnement. Ils appartiennent à la même technologie, ils sont aussi dangereux que ceux qui sont en panne.
G. Leclerc : Que peut-on faire ?
A. Lamassoure : Ce que la France propose, c'est que ce soit le grand sujet de la réunion du groupe des sept, qui aura lieu en juillet, et qu'on propose aux Ukrainiens un accord dans lequel, en contre-partie de la fermeture de ces deux réacteurs, on les aiderait, techniquement et financièrement, à achever trois autres réacteurs plus modernes et sans danger, de manière à compenser la baisse de production électrique qui sera engendrée par la fin de Tchernobyl. C'est ce que j'ai commencé de négocier avec les dirigeants ukrainiens. J'ai bon espoir que nous arriverons à les convaincre. Cela exigera des sommes importantes mais il faut que toute la communauté internationale et d'abord l'Europe se mobilise là-dessus.
G. Leclerc : L'Europe va intervenir pour aider à la création de l'État palestinien ?
A. Lamassoure : L'Europe intervient très activement dans le processus de paix, c'est d'ailleurs en France que s'est signé le volet économique. En outre, nous avons décidé une aide financière et technique à la rénovation des écoles, la construction de logements, notamment pour les réfugiés qui vont revenir, à la mise en place d'une véritable police palestinienne. 2 000 policiers vont être mis en place et c'est la Communauté européenne qui financera le fonctionnement à hauteur de 10 millions d'écus. L'Europe en général, la France en particulier, est maintenant très présente dans le dossier israélo-palestinien.
G. Leclerc : Le débat tourne autour de la proposition d'un référendum sur l'emploi. Est-ce une bonne idée ?
A. Lamassoure : J'attends avec intérêt la question posée. Et je vous annonce que si c'est être pour ou contre le chômage, je dirai que je suis contre.
G. Leclerc : C'est-à-dire que ça ne vous paraît pas sérieux ?
A. Lamassoure : Je crois qu'il faut renvoyer le sujet, comme cela avait été proposé par son auteur, au lendemain de l'élection présidentielle et donc je pense que les candidats à l'élection présidentielle auront l'occasion d'indiquer quel est leur programme de lutte contre le chômage.
G. Leclerc : Ce débat se passe au sein du RPR, on a l'impression que l'UDF est absente ?
A. Lamassoure : Pour l'instant nous sommes dans la campagne européenne. L'UDF y est très présente, elle conduit la liste de la majorité et j'espère que nous arriverons à convaincre les Français que nous sommes capables de faire fonctionner l'Europe.
Interview au « Grand jury » RTL – Le Monde (Paris, 15 mai 1994)
Q. : Nous allons parler des onze otages français en prison près de Sarajevo. Les Serbes font souffler le chaud et le froid avec un rare cynisme. Ils devaient être libérés cette semaine et il a été question d'un procès maintenant au mois de juin. Ce soir M. Lamassoure, avez-vous quelque chose de plus à nous dire ? Est-ce que vous avez des éléments d'information concernant cette affaire ?
R. : Je voudrais redire ici devant tous vos auditeurs ce que j'ai dit de manière assez solennelle à l'Assemblée nationale mercredi dernier. Nous considérons que cette arrestation est tout à fait indigne. Les intéressés sont parfaitement innocents. Ils accomplissaient ce que l'on peut appeler un devoir humanitaire, au péril de leur vie, en Bosnie, de manière tout à fait désintéressée ; il n'y a donc aucune raison de les arrêter et encore moins de les détenir. Et si par hasard ils n'étaient pas libérés de manière inconditionnelle le plus rapidement possible, et à plus forte raison si on se livrait à une parodie de procès, la France considérerait qu'il s'agit d'un crime de guerre et agirait en conséquence. Ceux qui s'y prêteraient auraient donc, le moment venu, à en répondre. Cela étant, nous avons exercé toutes les pressions diplomatiques possibles auprès des Serbes. Nous maintenons un contact permanent auprès des intéressés – notre ambassadeur les voit tous les jours – et nous espérons une libération rapide
Q. : Mais en dehors des contacts avec les détenus, le gouvernement français continue en coulisse d'agir pour leur libération ?
R. : Oui. Cela fait la 6e prise d'otages que nous avons à régler depuis un an. Nous avons eu des problèmes avec des touristes qui ont été enlevés par le PKK en Turquie, puis en Irak, puis en Algérie, au Yémen et en Colombie. Ces affaires précédentes ont pu être réglées de manière efficace avec la libération de tous les otages en bonne santé et sans avoir à payer quoi que ce soit. Ce sont des problèmes très délicats sur lesquels il vaut mieux être discret si l'on veut être efficace. Soyez sûrs que la France fait tout ce qu'elle peut et tout ce qui est nécessaire pour aboutir, cette fois-ci aussi, à un heureux dénouement.
Q. : Mais que pensez-vous par exemple du chantage des Serbes de Bosnie qui font miroiter la possibilité d'une libération des onze français si une sanction économique pesant sur Belgrade était levée ?
R. : Évidemment c'est un chantage que nous n'acceptons pas. Tout cela est inadmissible, la détention de ces personnes est parfaitement scandaleuse et contraire au droit international. Elle doit donc cesser.
Q. : Mais ce soir, est-ce que l'on peut dire, comme on l'a entendu au cours de la semaine par la voix de M. Juppé, que leur libération est prochaine ?
R. : Nous l'espérons. Je ne peux pas en dire plus pour ce soir.
Q. : M. Bernard-Henri Lévy a indiqué ce midi durant une émission de télévision qu'il présenterait une liste aux européennes – M. Bernard-Henri Lévy qui présente ce soir à Cannes son film « Bosna » – liste conduite par le professeur Schwartzenberg et qui comportera l'amiral Sanguinetti et plusieurs intellectuels. Je voudrais savoir ce que vous en pensez. Une liste qui parlera, a-t-il dit, de l'Europe et de la Bosnie, Bernard-Henri Levy jugeant impensable, je le cite, et inconcevable que la question de la Bosnie soit absente du débat et même au cœur de ce débat pour les élections européennes.
R. : Il a raison et je crois que mon jugement sera partagé par 100 % des Français. Il est clair que nous avons besoin d'achever la construction de l'Europe pour consolider la paix sur le continent européen mais également pour lutter contre le chômage et régler les grands problèmes communs aux pays européens qui nous concernent tous. Il est très bon qu'il y ait des témoignages. La communauté internationale a commencé à s'intéresser à l'ancienne Yougoslavie lorsqu'il y a eu les premiers témoignages de journalistes, de quelques hommes politiques qui s'y sont intéressés aussi, tels Jean-François Deniau, et d'intellectuels, dont Bernard-Henri Lévy, et je crois que nous devons leur rendre hommage. En même temps, la campagne des élections européennes n'est pas simplement une campagne de témoignages. On attend des candidats, des listes qu'ils proposent des solutions. J'espère que le débat ne se concentrera pas seulement sur la situation mais aussi sur les propositions.
Q. : Mais justement que peut promettre la liste Baudis sur la Bosnie alors que l'on connaît les difficultés des instances internationales à pouvoir faire quelque chose en Bosnie ?
R. : Vous poserez la question à D. Baudis. Pour ma part, je peux parler de ce que fait le gouvernement. Sur la situation actuelle en Bosnie, je voudrais dire deux choses : d'abord depuis un an il y a une vraie position européenne ; ce n'était pas le cas du temps des équipes précédentes et on peut d'ailleurs dire que si le drame yougoslave a commencé c'est en partie parce que les Européens étaient divisés au départ sur la manière de traiter le problème et en particulier la France et l'Allemagne. Depuis quelques mois, il y a une position commune, européenne, et c'est d'ailleurs sur la base du plan de l'action de l'Union européenne que tout le monde travaille aujourd'hui. Deuxièmement, cette semaine, à l'initiative de la France puis des douze, les ministres de toutes les grandes puissances concernées par le problème (Union européenne, les États-Unis et la Russie) se sont réunis pour la première fois à Genève. Tous se sont mis d'accord pour appuyer la proposition de l'Union européenne invitant les trois parties en conflit à un cessez-le-feu immédiat pour une période de quatre mois et à se remettre autour de la table sur la base d'un partage de la Bosnie, tel qu'il a été proposé par l'Union européenne. Nous refusons de nous décourager et vous savez la part personnelle qu'a prise Alain Juppé depuis le début dans le traitement de ce dossier. Nous avons enregistré pour la première fois cette semaine le fait que la Russie et les États-Unis appuient nos efforts de paix. Ce que nous devons obtenir maintenant, c'est que ce langage continue d'être tenu par tout le monde et que l'on convainque les parties de renoncer à la logique de guerre parce que, si nous n'y parvenons pas, la seule alternative possible et qui serait dramatique serait qu'on lève l'embargo sur les armes et que l'on passe à la guerre totale entre les parties. Nous faisons tout pour empêcher cela.
Q. : Nous sommes en campagne électorale pour les élections du 12 juin ; les Français ne l'ont peut-être pas remarqué. Ma question s'adresse à l'ancien député européen que vous avez été et vous êtes bien placé pour savoir que le Parlement européen fait partie des institutions dont l'utilité, le sens, n'est pas très bien perçu par les Européens. On pourrait attendre d'une élection européenne une clarification, la possibilité d'expliquer à quoi sert le Parlement européen et notamment à travers la constitution des listes il serait peut être important pour le citoyen de voir, d'une part quels sont les programmes, qu'est-ce qui est proposé pour l'Europe, et d'autre part de constater que la composition des listes répond vraiment à la nécessité d'envoyer à Strasbourg des personnes qui vont travailler là-bas à la construction européenne. On a l'impression que ce sont des préoccupations de politique intérieure, voire médiatiques pour certaines listes, qui l'emportent sur le fonds. Comment vous réagissez ?
R. : Il faudra que vous posiez la question à ceux qui ont constitué les listes. Je crois que la liste de la majorité a au moins deux mérites. La tête de liste, Dominique Baudis, est un homme relativement nouveau dans la vie politique française, très engagé pour ses choix européens. Il a une expérience nationale intérieure importante comme maire de Toulouse et a déjà siégé au Parlement européen. La deuxième qualité c'est que tous les membres de la liste se sont engagés à siéger effectivement au Parlement européen et pour ceux d'entre eux qui avaient des mandats nationaux de député, à commencer par D. Baudis, à renoncer à leur mandat.
Q. : Vous pensez que M. Hersant va siéger à Strasbourg ?
R. : Je le pense et je suis convaincu que ce seront des députés efficaces. À partir de là, ce qu'il me paraît important de souligner, c'est l'importance pratique du Parlement européen. Le Parlement, cela sert à quoi ? À l'heure actuelle, les Français comme les autres citoyens européens, obéissent à des lois européennes comme à des lois nationales. Nous avons adopté environ 300 lois au niveau européen qui régissent le grand marché unique intérieur. Normalement c'est le Conseil des ministres, les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes, qui ont le dernier mot pour élaborer ces lois. Mais le Parlement a un pouvoir d'avis et, dans un certain nombre de cas, un pouvoir de décision égal à celui du Conseil : il faut que les deux autorités se mettent d'accord. On se rend compte en pratique que, sur un certain nombre de sujets, le Parlement européen apporte une valeur ajoutée intéressante que n'apporte pas le Conseil. Sur le Fonds social européen par exemple, des milliards d'écus consacrés à la lutte contre le chômage étaient employés de manière inefficace : des amendements intéressants du Parlement européen ont corrigé cette situation. Sur la protection de l'environnement, quand j'étais rapporteur du budget européen, j'ai fait créer un fonds pour l'environnement que l'on appelle Life qui est compétent à la fois pour éliminer les déchets et pour préserver les biotopes ou la variété végétale ; sur la libre circulation des étudiants et la possibilité pour ceux-ci désormais de commencer leurs études dans une université française, de les continuer dans une université allemande ou espagnole : le programme ERASMUS a été au début une initiative du Parlement européen ; le plan de lutte contre le sida : la première idée vient du Parlement européen. Le Parlement européen est donc complémentaire de ce que nous faisons au niveau national.
Q. : Est-ce très important de dire que le Parlement européen, c'est très important ? Car à chaque élection européenne on voit qu'il y a un taux d'abstention assez fort. Ma question sera simple : les élections, c'est le 12 juin prochain. Quel est selon vous l'argument fort que doit développer la liste et les listes en général pour que les Français aient des raisons particulières d'être enthousiastes vis-à-vis de l'Europe lorsqu'ils voient que le chômage ne recule pas, qu'il y a la guerre en Bosnie pour ne citer que ces deux exemples ?
R. : Je crois qu'il y a deux arguments. D'abord il faut bien comprendre que l'Europe, c'est nous tous. L'Europe, ce n'est pas une technocratie anonyme, ce n'est pas « Bruxelles », ce n'est pas une sorte de complot derrière la scène qui nous régirait tous. À partir du moment où les gouvernements ont la volonté politique de prendre leurs responsabilités ; ce qui est le cas aujourd'hui pour le gouvernement français, et où le Parlement européen joue son rôle, les décisions sont prises de manière satisfaisante, publique, démocratique. Deuxième argument qui me paraît très important : lorsque nous faisons fonctionner l'Europe, nous constatons qu'elle ne marche pas trop mal. Nous avons réussi la négociation du GATT (cycle de l'Uruguay) qui nous a permis de défendre l'exception culturelle en France, de préserver notre agriculture et de conquérir des marchés nouveaux en Amérique latine et en Asie par exemple. J'évoquais tout à l'heure la Bosnie : la situation est loin d'être satisfaisante, je ne suis pas en mesure de dire ce soir que je suis optimiste, mais il y a désormais une véritable politique européenne en Bosnie. Pour la lutte contre le chômage, il n'y avait pas une seule initiative européenne pour lutter contre le chômage. Désormais, nous avons le programme des grands réseaux : 120 milliards d'écus sur six ans, 20 milliards d'écus par an, c'est-à-dire 140 milliards de francs que nous allons mettre en œuvre au niveau européen et qui vont profiter notamment à des programmes de TGV en France et à l'industrie française. Donc l'Europe, c'est nous, sachons la faire marcher. Il y a une chose qui me paraît fondamentale, c'est que les Français comprennent que la France gagne quand l'Europe marche bien, et donc nous avons intérêt à ce qu'elle marche.
Q. : Vous pensez que les gens aujourd'hui, voteraient oui pour Maastricht ?
R. : Je ne sais ce qu'ils voteraient et cela n'a aucune importance. Maastricht, c'est fini. Les Français ont eu à voter il y a deux ans. Ils ont décidé, à une courte majorité mais peu importe, ils ont décidé d'appliquer Maastricht. Depuis le mois de novembre dernier, nous appliquons le traité, c'est-à-dire que nous avons un système pour décider de la manière dont on prend les décisions au niveau européen en matière monétaire et en matière de politique étrangère commune. Le débat aujourd'hui n'est plus de savoir s'il faut appliquer Maastricht ou non. Nous l'appliquons parce que les Français l'ont voulu, l'ont décidé. Il est de savoir comment nous l'appliquons pour lutter contre le chômage et ramener la paix en Europe et, au-delà, comment nous allons bâtir la grande Europe. En effet, depuis que le traité de Maastricht a été négocié, l'élément nouveau fondamental, c'est que le communisme a disparu, le rideau de fer a disparu, et nous avons une douzaine de nouveaux pays qui veulent nous rejoindre. C'est le grand débat des actuelles élections européennes.
Q. : Vous nous avez donné des arguments pour que les Français aillent voter à ces élections. Est-ce qu'il n'y a pas aussi un moyen pour les inciter à aller voter qui serait le changement du mode de scrutin ?
R. : Vous avez tout à fait raison. C'est la raison pour laquelle j'avais moi-même déposé, il y a trois ans, une proposition de loi pour rapprocher les élus européens des électeurs. À l'heure actuelle, nous avons un mode de scrutin pour les élections européennes qui est assez critiquable dans lequel la France est considérée comme une seule circonscription et donc les partis et les mouvements qui souhaitent présenter des candidats présentent une liste unique avec 87 noms. Ce qui fait qu'on ne sait pas – je suis élu du Pays basque au niveau de l'Assemblée nationale – qui représente le Pays basque ou la région Aquitaine au Parlement européen. J'avais déposé une proposition de loi, je regrette de n'avoir pas été assez convainquant pour persuader mes amis politiques, une fois que nous sommes revenus au pouvoir, de changer ce mode de scrutin. Je suis heureux de constater que toutes les grandes listes ont, dans leur programme, prévu de changer ce mode de scrutin. J'espère que la fois prochaine nous pourrons avoir un vrai scrutin démocratique représentant davantage les réalités locales de la France profonde.
Q. : Vous parliez tout à l'heure du débat sur Maastricht. Est-il vraiment clos lorsqu'on voit la tournure de la campagne ? C'est une question que l'on pourrait poser. En tout cas, le débat référendaire en France a montré qu'il y avait un problème essentiel de visibilité et de lisibilité de ce qui se passait à Bruxelles, là où se passait la construction européenne. Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui il y ait eu beaucoup de progrès fait dans ce sens. Je prends un simple exemple : il y a eu, il y a peu de temps, un élargissement à quatre nouveaux pays, en tout cas une première phase d'élargissement, ce qui peut paraître être une bonne nouvelle ; mais cette bonne nouvelle est immédiatement brouillée par une querelle institutionnelle et on a le sentiment que l'Europe répète à foison ce type de mini crise, cette difficulté d'anticipation. À votre avis, qu'est-ce qui est clair dans la construction européenne, qu'est-ce que vous pourriez dire aux électeurs, je dirais presque en termes philosophiques, sur l'avenir de cette construction européenne, à quoi cela va servir et pour répondre aux vœux de Jacques Delors, il y a quelques jours, vœux par lesquels il faudrait que les partisans de l'Europe se montrent enthousiastes, offensifs et donnent une image dynamique de la construction européenne.
R. : Un mot d'abord de l'allusion que vous avez faite sur cette négociation d'élargissement : de quoi s'agissait-il ? Nous sommes 12 aujourd'hui en Europe et quatre pays étaient candidats pour nous rejoindre l'Autriche, la Suède, la Finlande et la Norvège. Nous avons mené à bien cette négociation, nous sommes arrivés à un résultat qui me paraît très satisfaisant pour l'Europe et pour la France parce que ces pays ont finalement accepté toutes les conditions que nous avions posées. Ils appliqueront toutes les règles européennes, les 300 lois auxquelles je faisais allusion tout à l'heure, à partir du premier jour sans aucune dérogation pour aucun d'entre eux ; ce seront donc de bons élèves européens dès le premier jour. Il y a eu un débat que vous avez qualifié de manière un peu ironique de « querelle institutionnelle » mais qui n'était pas une querelle subalterne, qui était un problème politique de fond car à cette occasion…
Q. : Cela n'a pas été perçu ainsi par le citoyen qui n'a pas pu saisir le sens de cette querelle sur une minorité de blocage avec des problèmes de pourcentages.
R. : On retombait là sur le problème de la non-clarté du débat qui était un peu complexe mais les lecteurs du Monde, les auditeurs de RTL et tous ceux qui ont écouté les représentants du gouvernement à l'Assemblée nationale ont compris l'enjeu. Nos amis anglais ont voulu saisir l'occasion de l'élargissement pour compliquer la prise de décision à Bruxelles. À l'heure actuelle, nous décidons à la majorité des douze, demain des seize. Ils ont voulu mettre en place un système qui serait revenu, en fait, à décider à l'unanimité. Entre seize pays, sur un sujet important, il est impossible de décider quoi que ce soit à l'unanimité. Nous nous sommes battus là-dessus. Il y avait des arguments techniques mais le problème politique de fond était celui-là. Nous avons obtenu satisfaction et, dans ces conditions, nous avons accepté l'élargissement qui pourra être un plus pour l'Europe, un plus pour la France parce que ces pays vont être des débouchés nouveaux pour nous et ne vont pas handicaper la construction européenne puisqu'il sera aussi facile – toutes choses égales par ailleurs – de décider à seize que de décider à douze.
Q. : Est-ce que l'élargissement ne va pas à l'encontre de l'approfondissement de l'Union politique, ce que M. Giscard d'Estaing avait parfaitement souligné.
R. : Vous arrivez à la deuxième partie de la question de P. Servent qui nous dit « mais après tout quel est l'enjeu européen, quel est le problème maintenant ? ». Je crois qu'on peut ramener cela à deux ou trois idées simples. Aujourd'hui l'interpénétration des économies européennes est réalisée après 35 ans de Marché commun. La révolution de la liberté à l'Est du continent est une nouvelle formidablement positive mais qui crée des sources d'instabilité en Europe centrale et orientale comme nous le voyons hélas en Bosnie-Herzégovine et comme cela commence à se manifester aussi ailleurs. Avec l'apparition dans le commerce mondial de nouveaux pays qui sont des concurrents très dynamiques, qui parfois ne respectent pas les règles du jeu et agissent comme des francs-tireurs comme certains pays d'Asie, nous voyons bien que pour défendre nos intérêts fondamentaux face à ces nouveaux défis, nous avons besoin d'agir au niveau européen. Nous avons donc besoin d'une politique économique et commerciale commune pour défendre nos intérêts commerciaux comme nous l'avons fait au cours du cycle d'Uruguay, d'une politique étrangère commune pour essayer de maintenir la paix ou la rétablir sur le continent européen ou pour dialoguer avec les pays du Maghreb par exemple. En même temps, nous constatons depuis la libération de l'Europe de l'Est, qu'un nombre croissant de pays souhaitent rejoindre l'Union européenne, et nous ne pouvons pas éternellement leur dire non. Il faut donc adapter notre Europe, qui était l'Europe des six au départ, devenue des douze, à une Europe des deux fois douze. Comment faire en sorte que cette Europe soit à la fois efficace, parce que nous avons besoin qu'elle le soit pour lutter contre le chômage, pour rétablir la paix, pour défendre nos intérêts dans le monde, et élargie à l'ensemble de ces candidats potentiels ? Nous ne pouvons pas le faire avec les institutions européennes actuelles, qui sont compliquées, qui ont été conçues pour faire fonctionner ce qui n'était qu'un petit Marché commun, système dans lequel la Commission formée de fonctionnaires propose, le Parlement, bien que démocratiquement élu, donne un avis, et le Conseil des ministres prend les décisions et légifère. Il nous faut un système qui soit plus simple, plus efficace et plus démocratique. Voilà le problème qui est devant nous. Comment faire en sorte de répondre à ces deux urgences. L'urgence intérieure : avoir une Europe efficace, l'urgence extérieure : quel type de réponse nous faisons à l'Europe centrale et orientale avec un système qui soit efficace et qui préserve l'indépendance des nations qui composeront l'Europe.
Q. : Élisabeth Guigou, qui vous a précédé, a fait des propositions dans un livre qu'elle a publié pour justement rendre cette Europe plus efficace notamment à travers ses institutions. Elle se prononce pour une Europe à géométrie variable ; c'est d'ailleurs une idée que l'on retrouve dans différentes bouches, R. Barré également, les termes peuvent changer : noyau dur, géométrie variable, nouveau pays fondateurs. Pouvez-vous préciser cette idée et concrètement, sur le plan institutionnel, comment cela pourrait-il fonctionner ?
R. : L'idée est la suivante : nous sommes aujourd'hui 12, nous allons être 16, peut-être demain 20 ou 24 et en même temps nous devons être un ensemble efficace et qui respecte l'indépendance des nations ; c'est tout de même un exercice compliqué et au fond nous sommes en train d'imaginer une construction politique qui n'a pas de précédent, qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde. Il y a un point qui me paraît très important : c'est qu'il faut se mettre d'accord sur le point d'arrivée : quelle est l'Europe dont nous avons véritablement besoin du point de vue des institutions et des compétences ? De quoi l'Europe doit-elle se mêler et que doit-elle laisser à la compétence des États ? Elle doit se mêler de l'organisation du grand marché (c'est déjà pratiquement fait) et de la politique étrangère et de sécurité commune. Tous les autres sujets peuvent être traités au niveau national. En outre, on voit bien que tous les pays ne pourront pas appliquer toutes les politiques européennes dès le premier jour et que certains demanderont des délais supplémentaires. Pour la politique monétaire – nous l'avons admis dans le traité de Maastricht – les douze ne pourront pas appliquer la monnaie unique dès le premier jour, cela dépendra de la situation économique des uns et des autres. En matière de défense tout le monde n'est pas membre aujourd'hui de l'Organisation de défense de l'Europe, l'UEO, et le premier corps militaire européen, l'Eurocorps, ne concerne pour l'instant que trois pays, demain peut être quatre. En ce qui concerne la libre circulation des personnes et la politique commune vis-à-vis des migrations extérieures, il y a 9 pays européens qui participent à ce qu'on appelle les accords de Schengen, pas les autres. Ce qui est important, c'est que ceux qui sont prêts à aller plus vite que les autres puissent commencer tout de suite et que les retardataires ne puissent pas les empêcher d'agir. En même temps, on doit être d'accord pour, en fin de parcours, dans un délai raisonnable, arriver tous à pratiquer toutes les politiques communes européennes. Autrement dit, nous ne pouvons pas accepter une Europe à la carte ce qui voudrait dire par exemple : l'Allemagne n'est intéressée dans l'Europe que pour les relations avec l'Est, l'Espagne que pour les relations avec le Sud, la Grande-Bretagne que pour ce qui concerne le commerce et elle laisse tomber le reste. Quant à la France, ce serait les soldats français qui interviendraient sous casque bleu lorsque l'Europe participe à une opération de maintien de la paix quelque part dans le monde. Ce n'est pas acceptable parce qu'il n'y aurait pas la solidarité nécessaire. Nous avons besoin d'une Europe solidaire. Pour ma part, je pense que nous avons besoin, lorsque nous aurons réformé les institutions européenne et lorsque nous aurons pris une décision sur l'élargissement futur, de proposer que la France et l'Allemagne, et éventuellement d'autres pays, se présentent comme les nouveaux pays fondateurs de l'Europe, le noyau dur en quelque sorte, et annoncent que, pour ce qui les concerne, ils vont appliquer, dès le premier jour, toutes les politiques européennes communes prévues par le traité : la politique monétaire, la politique de défense, la politique étrangère, faire partie du corps européen, appliquer les accords de Schengen, etc. Ce statut de nouveaux pays fondateurs doit être ouvert à tous ceux qui le souhaitent, les petits pays comme les grands, les auteurs du traité de Rome en 1957 comme les adhérents plus récents, avec l'idée de faire tache d'huile, de manière à montrer l'exemple et à faire en sorte que cet exemple soit contagieux pour les autres pays. Cela correspond en gros à ce que vous avez appelé une « Europe à géométrie variable », mais nous ne pouvons pas admettre « l'Europe à la carte ».
Q. : Vous faites donc toujours confiance au couple franco-allemand ? Vous pensez que la France et l'Allemagne restent le moteur de l'Europe ?
R. : Oui. Pour une raison qui est fondamentale que tout le monde pressent mais que j'ai vérifiée depuis que j'occupe mes fonctions actuelles. Pour des raisons géographiques et historiques, si par malheur, sur un sujet important concernant l'Europe, la France et l'Allemagne avaient des avis différents, alors il n'y aurait pas une Europe, il y en aurait deux. Donc, chaque fois qu'il y a un sujet important, il est impératif que la France et l'Allemagne avancent ensemble. C'est ainsi que cela fonctionne depuis le premier appel de Robert Schumann en 1950 et c'est encore vrai dans le nouveau contexte politique européen. C'est d'ailleurs admis par tous nos partenaires.
Q. : Avant d'aborder un autre sujet qui agite depuis quelques jours la France et la Grande-Bretagne, je veux parler de cette guerre du ciel qui n'aura pas lieu. Une question encore sur les élections européennes : allez-vous vous impliquer dans la campagne des élections européennes et si oui sous quelle forme ?
R. : Mais comme je le fais ce soir grâce à vous, comme je l'ai fait lors d'un débat télévisé la semaine dernière en complément de ce que font les listes, plus particulièrement la liste que conduit D. Baudis. Je m'implique pour expliquer ce que sont les institutions européennes, ce qu'a été la politique européenne du gouvernement en clarifiant les enjeux et également en essayant de crever un certain nombre de ballons de baudruche, parce que les débats européens, notamment depuis la ratification du traité de Maastricht, donnent lieu à un certain nombre de fausses nouvelles qu'il faut essayer de détruire au fur et à mesure qu'elles apparaissent.
Q. : Vous avez fait publié une trentaine de fiches sur l'Europe pour essayer de lutter contre les bobards. Avez-vous envoyé un exemplaire dédicacé à Philippe de Villiers ?
R. : J'en ai envoyé à tous les chefs de file. Mais je constate qu'un certain nombre de fausses nouvelles continuent d'apparaître et donc nous les démentons.
Q. : Vous dites liste de la Majorité, mais elle n'est pas soutenue par Philippe Seguin, par Charles Pasqua, et Philippe de Villiers se présente, lui, franchement contre. Est-ce vraiment la liste de la majorité ?
R. : C'est la liste d'union de l'UDF du RPR, soutenue par tous les dirigeants de l'UDF et du RPR à ma connaissance. Il y a des listes dissidentes, ce qui veut dire d'ailleurs que la majorité dépasse la liste Baudis, mais c'est normal puisque le sujet européen traverse tous les partis politiques, Ce qui me paraît très intéressant en regardant les intentions de vote pour la liste Baudis, c'est de constater que pratiquement la moitié de ceux qui vont voter pour cette liste avait voté contre Maastricht et l'autre moitié avait voté pour ; ce qui montre bien que nos électeurs ont compris que le débat de Maastricht était derrière nous. Nous avons aujourd'hui d'autres problèmes.
Q. : Parlons de ce que certains ont appelé « la guerre du ciel », guerre qui n'aura pas lieu puisqu'un accord est intervenu entre les ministres des Transports français et britannique. Les vols qui étaient prévus demain au départ de Heathrow sont déroutés sur Roissy. Tout cela repose le problème de la concurrence en Europe, concurrence commerciale. Ma question est simple : n'y a-t-il pas contradiction entre ceux qui crient haut et fort « de l'Europe, encore plus d'Europe » et la réalité, une certaine frilosité ?
R. : Je ne présenterais pas les choses de cette manière. Nous ne faisons pas partie, nous, Français de ceux qui crient « vive l'Europe, il faut de l'Europe, plus d'Europe, plus de concurrence effrénée ». Notre position c'est que nous avons besoin de concurrence, en particulier dans le transport aérien ; nous avons besoin que l'Europe organise cette concurrence ; nous avons besoin d'une concurrence organisée, réglementée, et, dans le cas du transport aérien, progressive parce qu'on part d'une situation qui était rigoureusement opposée avec des monopoles nationaux et des partages de trafics entre ces monopoles nationaux. Nous avons hérité de nos prédécesseurs d'une situation peu enviable dans laquelle d'un côté, ils avaient accepté une réglementation européenne de libéralisation totale à compter de 1997 – texte que la Commission interprète d'une manière telle qu'elle pourrait l'appliquer tout de suite – et d'autre part, ils nous ont laissé une compagnie nationale française, un énorme monstre, Air France, qui avait digéré UTA et Air Inter, dans une situation de gestion catastrophique : 8 milliards de pertes en 1993 et 20 milliards additionnés sur plusieurs années. Dans ces conditions, nous nous trouvons dans une situation difficile pour appliquer pleinement la libération des transports aériens au niveau communautaire. Nous l'avons dit à la Commission, nous l'avons dit à nos partenaires. Je suis heureux de l'accord qu'a passé aujourd'hui M. Bernard Bosson, ministre français des Transports, avec son homologue britannique, M. Mac Gregor, qui permettra dans le cas de la liaison entre Londres et Orly de trouver une solution qui était celle que souhaitait Bernard Bosson il y a déjà six mois, c'est-à-dire l'ouverture d'Orly avant la fin du mois juin. En contrepartie, nos amis britanniques devront nous accorder des facilités supplémentaires dans leur aéroport principal d'Heathrow.
Q. : Mais ce soir on a l'impression que c'est du côté britannique que l'on est le plus content.
R. : C'est un accord où tout le monde est content : tant mieux. Nous aboutissons à une solution qui était celle que la France souhaitait depuis quelques temps et les Britanniques l'acceptent.
Q. : Comment expliquez-vous que le communiqué qui a été diffusé en fin de matinée entre le ministre des Transports français et le ministre des Transports britannique n'a fait aucune allusion aux lignes Orly-Marseille et Orly-Toulouse ?
R. : C'est un autre problème qui cette fois concerne Air Inter. Sur ce point, nous sommes en désaccord avec la Commission européenne qui souhaiterait que nous ouvrions à toute la concurrence européenne, pas simplement aux Britanniques, ces deux lignes dès cette année. Nous interprétons la réglementation que nous ont laissé nos prédécesseurs de manière différente en considérant que ces ouvertures ne pourront se faire que de manière progressive à partir de 1996 et 1997. Nous avons saisi la Cour de justice qui tranchera. Encore une fois, sur ces affaires, nous nous rendons compte qu'il est clair que le ciel européen doit être géré dans le cadre européen et non plus, comme c'était le cas auparavant, dans le cadre national. Il est absurde d'avoir 24 ou 25 systèmes d'organisation de la navigation aérienne au-dessus de l'Europe. Nous avons supprimé les frontières terrestres mais il reste encore, invisibles, des frontières aériennes. Nous sommes complètement d'accord avec la politique de concurrence. Si l'on n'introduit pas la concurrence dans ce secteur, les monopoles sont mal gérés, on s'endort. Mais en même temps, nous considérons qu'on ne peut pas faire n'importe quoi immédiatement et par exemple, il n'est pas admissible qu'en Grèce un transporteur puisse s'installer et avoir accès à toutes les lignes y compris intérieures européennes sans avoir de capital européen, de pilote européen, de personnel au sol européen, ni de matériel volant européen. Nous devons aussi appliquer la préférence communautaire. C'est un sujet sur lequel nous avons une position, je dirais positive, médiane, raisonnable.
Q. : Les Français sont quand même un peu à la traîne par rapport aux Britanniques dans cette affaire.
R. : N'oublions pas dans cette affaire que British Airways bénéficie de certains avantages moins évidents et moins publics que ceux d'Air France et c'est la raison pour laquelle nous mettons l'accent sur ce qui se passe à Heathrow. En effet, théoriquement toutes les compagnies ont le droit d'accéder à Heathrow mais en pratique lorsque vous êtes Air France, Air Outremer ou Air Liberté et que vous demandez un créneau à Heathrow on vous dit que, pour des raisons techniques, ce n'est pas possible. C'est pourquoi Bernard Bosson a fait le lien entre les deux : Orly – Heathrow.
Q. : M. Lamassoure autre chose : l'Italie. Sylvio Berlusconi, président du conseil, a nommé cette semaine cinq ministres néo-fascistes. En France, certains hommes politiques ont dit qu'il ne fallait pas travailler avec le gouvernement italien. Pour vous, la présence des ministres néo-fascistes vous gêne-t-elle et si oui, cela va-t-il changer quelque chose dans les rapports entre la France et l'Italie ?
R. : Moi je me réjouis que nos amis italiens, comme nos autres partenaires européens d'ailleurs, n'aient pas été aussi sectaires lorsqu'en 1981 est apparu un gouvernement en France dans lequel figuraient des ministres communistes à une époque où l'Union soviétique existait encore. Personne n'a proposé, ni en Italie, ni en Angleterre, ni en Allemagne, que l'on boycotte ce gouvernement ou les ministres de ce gouvernement qui se réclamaient du communisme. Dieu merci. Il n'est donc pas question pour nous, comme l'a dit le président de la République d'ailleurs, d'émettre des jugements sur les choix du peuple italien.
Q. : Hitler aussi avait été élu par le peuple allemand.
R. : Nous n'en sommes pas là. La communauté européenne n'existait pas, et je ne crois pas que quiconque ait qualifié les élus du peuple italien actuel comme comparables à ce qu'était Hitler.
Q. : Les élus communistes français n'avaient peut-être pas un programme comparable à celui des néo-fascistes italiens.
R. : C'est pourquoi je dis : je me réjouis du fait qu'en 1981, nos partenaires aient été tolérants vis-à-vis du choix du peuple français. Ils ont droit de notre part aujourd'hui à la même tolérance.
Q. : La différence, M. Lamassoure, c'est qu'en Italie il y a eu un régime fasciste, dirigé par Benito Mussolini qui a été l'allié de l'Allemagne nazie, et que voir aujourd'hui un certain nombre d'hommes politiques se prévalant d'une filiation politique avec ce mouvement fasciste paraît avoir un caractère qui va au-delà de l'entrée de ministres communistes qui par ailleurs avaient fait partie du gouvernement du Général de Gaulle à la libération.
R. : Oui, mais je rappelle qu'à l'époque l'Union soviétique existait. Il y avait la guerre d'Afghanistan, le Parti communiste français soutenait l'intervention russe en Afghanistan, il y avait plusieurs centaines de fusées soviétiques braquées sur le continent européen. Souvenons-nous quand même de ce que cela était. Je ne veux pas pousser plus loin la comparaison. Ce qui est important, ce n'est pas de savoir qui participe au gouvernement, mais quelle sera la politique de ce gouvernement, et notamment sa politique étrangère. Les ministres en question n'ont apparemment pas de responsabilités dans la politique étrangère ou européenne. Ce qui est important pour nous c'est de savoir si le nouveau gouvernement italien aura les mêmes choix européens que tous ses prédécesseurs, car l'Italie a été depuis l'origine un des meilleurs élèves de la classe européenne et le peuple italien a été l'un des plus engagés dans le combat européen. En effet, nous l'avons oublié mais il y a 5 ans, lors des précédentes élections européennes, l'Italie avait organisé le jour même de ces élections un référendum demandant au peuple italien s'il souhaitait que le Parlement européen qu'on élisait ce jour-là ait un pouvoir constituant pour réaliser la constitution des États-Unis d'Europe et 80 % des italiens ont répondu oui. Mais nous allons voir. Je disais tout à l'heure que je souhaite que se rassemblent ceux que j'appelle les « nouveaux pays fondateurs » de l'Europe, qui donnent l'exemple en appliquant d'emblée toutes les politiques européennes : politique monétaire, politique étrangère, politique de sécurité et de défense. Je souhaite que l'Italie en fasse partie, mais c'est au peuple italien et au nouveau gouvernement italien de dire, le moment venu, s'ils sont toujours dans cet état d'esprit.
Q. : On constate également dans ce gouvernement la présence d'un ministre des Affaires étrangères, Antonio Martino, qui est perçu comme un ultra libéral sur le plan économique, qui a fait des déclarations pour le moins sévères à la fois pour Bruxelles et pour la partie Union monétaire du traité de Maastricht ; c'est déjà une indication qui est assez claire.
R. : Je ne crois pas. Que l'économie italienne ait besoin d'une cure de libéralisme et de concurrence est probablement incontestable – d'ailleurs les deux gouvernements précédents de MM. Amado et Ciampi, avaient déjà commencé la cure et cela ne regarde que les Italiens. Quant aux déclarations antérieures du nouveau ministre des Affaires étrangères, je pense que c'est au pouvoir que l'on va maintenant juger l'ensemble de l'équipe. De ce point de vue, les déclarations de M. Berlusconi nous paraissent satisfaisantes.
Q. : Mais quel point pourrait vous faire tiquer par exemple ?
R. : La question n'est pas de savoir si nous tiquons ou pas. La question est de savoir si nous travaillons ensemble, dans le même esprit qui a été le nôtre depuis l'origine, et en particulier si l'Italie est toujours l'un des meilleurs élèves de la classe européenne. Nous le souhaitons, particulièrement en France. Parce que la France est autant méditerranéenne que continentale ou atlantique et nous savons que l'avenir de la France se joue autant avec l'ensemble du monde méditerranéen qu'avec ses partenaires de l'est de la Communauté. Nous avons besoin d'une Italie forte. Nous nous réjouissons de cette révolution politique qui est intervenue en Italie. Nous constatons qu'il y a de nouveaux gouvernants – je ne dis pas que c'est ceux que nous aurions choisis, ce n'est pas à nous de choisir – et ce que nous souhaitons c'est que la nouvelle équipe soit aussi ardemment engagée dans le combat européen que l'était l'équipe précédente.
Q. : Plus largement est-ce qu'il n'y a pas une certaine incertitude qui risque de planer sur l'avenir de l'Europe dans la mesure où il y a eu changement de gouvernement en Italie, qu'il y a un certain nombre de gouvernements et de chefs d'État ou de Premiers ministres qui sont soit usés, soit en passe de changer. Est-ce que tout cela ne fait pas planer une certaine incertitude sur l'avenir de l'Europe. Est-ce qu'il n'y a pas une inconnue ?
R. : Non je ne crois pas. J'observe ce qui se passe dans les pays voisins et en France avec amusement quand je pense à ceux qui disent « l'Europe est en train de broyer les nations ». Est-ce que l'Europe a broyé la nation italienne, la nation anglaise, la nation française ? Pas du tout. Nous constatons que nos vies politiques obéissent en fait à des rythmes différents et à des thèmes qui sont souvent spécifiques. Les thèmes du débat politique en Italie ne sont pas les mêmes que les thèmes actuels en Grande-Bretagne où le gouvernement est également en difficulté, ou les thèmes du débat allemand ; nos amis allemands sont en année électorale. Le Premier ministre hollandais vient de perdre les élections, son parti a perdu les élections, c'est une défaite historique pour les Pays-Bas après un débat qui n'est pas comparable avec celui que nous avons chez nous. Donc chacun garde ses particularités et justement ce qui est très original et assez enthousiasmant dans l'Europe que nous bâtissons c'est que nous voulons travailler ensemble tout en conservant nos particularités nationales et nous y arrivons assez bien.
Q. : Une question sur la succession de Jacques Delors puisque le sommet de Corfou va, sinon décider d'un successeur, du moins choisir un président de la Commission qui va être pressenti un peu à la façon de la 4e république puisqu'il y aura un vote du Parlement européen par la suite. Jacques Delors a dit récemment qu'il était convaincu que les douze choisiraient un successeur moins encombrant que lui. À votre avis, quel est le bon profil de ce président de la Commission. Est-ce qu'il doit être aussi encombrant que Jacques Delors ou avoir un profil un peu plus soumis à l'autorité des douze ou seize États membres de l'Europe ?
R. : Il doit exercer ses fonctions dans toute leur plénitude et je souhaite qu'il n'hésite pas à être « encombrant ». L'Europe a progressé du temps de Jacques Delors, et en partie grâce à lui. Elle lui survivra et continuera de progresser après. Et l'Europe marche bien si chaque organe remplit pleinement sa fonction : le Conseil des ministres, le Parlement, la Commission. Il appartient au Conseil des ministres de contrôler notamment la Commission, ce qui n'était pas fait l'année dernière ; on a laissé la Commission européenne négocier le fameux accord de Blair House, l'accord agricole dans le cadre du GATT que nous avons dénoncé par la suite. Depuis un an, je puis dire que le Conseil des ministres prenant toutes ses responsabilités, il n'y a pas eu de dérapage de la Commission.
Q. : Vous avez un pronostic pour le successeur M. Dehaene, M. Lubbers, éventuellement M. Brittan. Vers qui vont vos couleurs ?
R. : Pour l'instant, le gouvernement français, le président de la République, à ma connaissance n'ont pas fait savoir quel était leur choix. Il y a trois candidatures sur la table : Sir Leon Brittan, membre de la Commission, celle de l'ancien Premier ministre néerlandais et celle de l'actuel Premier ministre belge. J'indiquerai simplement que Sir Leon Brittan est un homme de très grande qualité personnelle. Il a pu notamment montrer ses qualités lors des négociations du GATT. En même temps il est handicapé par le fait qu'il appartient à un pays, et à un parti, le parti conservateur, qui continue à s'interroger sur la portée de son engagement européen. Nous ne pouvons, me semble-t-il, nommer à cette fonction très importante que quelqu'un qui soit non seulement personnellement engagé dans la construction européenne, mais qui partage notre vision de l'Europe et qui appartienne à un pays et à une famille politique clairement engagés dans cette vision de l'Europe qui est une vision française, qui est une vision franco-allemande, qui est une vision des pays fondateurs.
Q. : Il reste les deux autres.
R. : Les autorités françaises indiqueront leur préférence, d'abord aux intéressés avant de l'indiquer à la presse.
Q. : Vous avez parlé du président de la République, des autorités françaises. Vous n 'avez pas répondu pour vous même.
R. : Je n'ai pas le droit de vote dans cette affaire et la décision doit normalement être prise par le Conseil des chefs d'État et de gouvernement des douze à Corfou en juin prochain.
Q. : C'est comme pour l'élection présidentielle en France, le ministre ne doit pas donner de nom surtout.
R. : Les élections présidentielles ? Disons que le corps électoral est un peu plus vaste !
Q. : M. Lamassoure, vous avez effectué il y a quelques temps un certain nombre de voyages dans les pays de l'Est. On sait qu'un certain nombre de scientifiques se sont inquiétés de la situation des centrales nucléaires dans certains pays de l'Est, notamment en Ukraine, un petit chantage a eu lieu même à propos de la centrale de Tchernobyl. Est-ce que vous avez en des contacts avec les dirigeants ukrainiens ? Qu'en est-il de la situation de ces centrales nucléaires ? Présentent-elles un danger et est-ce que l'Europe, la France sont prêtes à faire quelque chose ?
R. : Oui. Je vous annonce une initiative française et, j'en suis persuadé, européenne, pour fermer définitivement Tchernobyl le plus tôt possible. Dans les quelques jours qui viennent, nous présenterons un mémorandum français à nos partenaires. Nous allons en discuter dès demain à Bruxelles et les chefs d'État et de gouvernement en discuteront à Corfou. Ensuite, les Européens feront des propositions aux grandes puissances du monde réunies dans ce qu'on appelle le G7, notamment aux États-Unis d'Amérique. Je me suis rendu en Ukraine la semaine dernière – c'est un dossier que nous suivons avec Michel Barnier – j'ai rencontré les autorités ukrainiennes et également les experts du G7 qui étaient sur place à Tchernobyl le jour même. Nous avons d'ailleurs constaté que la situation, sur le plan de la sécurité, est beaucoup plus inquiétante que tout ce que l'on nous dit. Il y avait 4 réacteurs Tchernobyl, l'un a explosé y a maintenant 8 ans, l'autre a brûlé l'année dernière et on l'a arrêté, mais il en reste encore deux, le 1 et le 3 dont les conditions de fonctionnement sont extrêmement inquiétantes. Ce que nous proposons aux autorités ukrainiennes consiste à dire : nous vous demandons de fermer immédiatement Tchernobyl et de renforcer le sarcophage qui confine le réacteur qui a explosé, il y a des fuites de partout, et en contrepartie nous sommes prêts à vous aider à accroître votre production d'électricité pour compenser la baisse de production due à la fermeture de Tchernobyl en achevant la construction de trois autres réacteurs ailleurs en Ukraine, à Rovno, à Zaporoje et à Khmelnitski, donc trois régions différentes de l'Ukraine. Ce sont des réacteurs qui, eux, du point de vue de la sécurité appartiennent à un modèle beaucoup plus fiable et nous mettrons nos meilleurs ingénieurs à votre disposition. En outre, j'ai annoncé que la France serait disposée à prendre en charge tous les frais de fonctionnement d'une véritable autorité autonome de sécurité nucléaire, en Ukraine, dont l'Ukraine a besoin et qui lui fait défaut à l'heure actuelle. Voilà ce que sera la proposition française dont les détails seront publiés dans les prochains jours.
Q. : Et vous avez eu le sentiment que les Ukrainiens étaient intéressés par cette proposition ?
R. : Ils acceptent la négociation en tout cas. Nous mettrons toute la pression nécessaire pour qu'ils acceptent aussi le contenu final. Nous observons que les Ukrainiens ont été de durs négociateurs pour ce qui concerne le démantèlement des armes nucléaires que l'Armée rouge avait basées en Ukraine. Là, un accord a été passé sous leadership américain, un accord tripartite pour démanteler ces armes entre les Américains, les Russes et les Ukrainiens. Maintenant c'est à l'initiative de l'Europe, et notamment de la France que nous espérons parvenir à un accord sur le nucléaire civil : fermer Tchernobyl.
Q. : Dans une dizaine de jours va s'ouvrir la Conférence sur la stabilité en Europe, le fameux plan de stabilité Balladur qui a suscité un intérêt à la fois certain et mitigé en Europe de l'Est. Un plan de stabilité qui concerne surtout les minorités et qui essaie de mettre en place une diplomatie préventive mais on s'aperçoit qu'un certain nombre de ces pays souhaitent que l'Europe des douze puisse les assurer d'un calendrier ou en tout cas d'un certain nombre de garanties quant à leur entrée future dans l'Union européenne. Est-ce que vous pensez que l'Europe des douze est prête à donner ces garanties, à présenter un calendrier et à ne pas faire en quelque sorte un donnant-donnant. On règle le problème des minorités mais en échange on veut faire un pas de plus vers la famille européenne.
R. : Un calendrier ? Non. Nous ne sommes pas en état, pour l'instant, d'arrêter un calendrier – d'ailleurs ni eux ni nous. En revanche que la participation à cet exercice soit un élément important pour apprécier la candidature de ces pays, certainement. Je l'ai dit tout à l'heure, nous sommes prêts à étudier l'élargissement de la famille européenne, de la Communauté, à l'Europe centrale et orientale. Mais nous avons besoin de mettre la maison en ordre auparavant. Il faut adapter les institutions, comme nous le disions tout à l'heure, pour que l'Europe des douze puisse faire place à l'Europe des deux fois douze. Ce n'est pas le même système, ce ne sont pas les mêmes institutions. De plus, il faut qu'ils règlent eux-mêmes les problèmes de bon voisinage dont ils ont hérité du passé. Il y a en Europe centrale et orientale neuf pays qui ont connu l'indépendance pour la première fois en 1990-1991, pour la première fois dans l'histoire. Ce sont des pays qui ont besoin de conforter leur identité nationale et ont parfois des problèmes de bon voisinage notamment, mais pas uniquement, du fait de l'existence de minorités transfrontalières. Depuis l'explosion de l'Union soviétique, de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, il existe un certain nombre de frontières en Europe qui ne sont plus internationalement garanties comme elles l'étaient autrefois du temps de la guerre froide. Le Premier ministre français, M. Balladur, a fait une proposition qui est maintenant devenue un projet des douze : mettre en place une conférence sur la stabilité en Europe où l'on va traiter tous ces problèmes de bon voisinage en Europe centrale et orientale.
La conférence inaugurale aura lieu dans 10 jours à Paris et ensuite on travaillera en groupes de travail, en tables de négociations, pendant l'année qui suivra. L'idée est de régler tous ces problèmes de bon voisinage dans l'année qui vient. Ce sont des problèmes de minorités – je pense aux problèmes des minorités hongroises dans les pays voisins de la Hongrie comme la Slovaquie ou la Roumanie ou des minorités russes dans les pays baltes. Ce sont parfois des problèmes de relations économiques, de relations commerciales, de problèmes énergétiques. Tout ceci pourra être traité dans le cadre de la Conférence Balladur.
Q. : René Monnory, qui est Président du Sénat, membre de l'UDF comme vous, expliquait aujourd'hui qu'il était tout à fait d'accord à propos des essais nucléaires avec la proposition de François Mitterrand.
R. : Le Président Mitterrand ne déteste pas l'humour, et je crois qu'il a fait de l'humour lorsqu'il a parlé des essais nucléaires. En effet, il est clair que jusqu'au printemps 1995, personne ne propose de reprendre les essais nucléaires. La question qui se pose est de savoir ce qu'on fait après. En 1995, il y aura la négociation d'un nouveau traité de non-prolifération nucléaire. II se trouve qu'au printemps 1995, il y aura un autre évènement : on élira un nouveau Président de la République française.
Europe 1 : vendredi 27 mai 1994
F.-O. Giesbert : Ce matin, la presse est assez mitigée sur cette conférence ouverte hier avec le Premier ministre sur la stabilité en Europe. Avez-vous le sentiment que cette affaire est bien partie et permettra de prévenir d'autres Sarajevo ?
A. Lamassoure : C'est l'objectif ! J'ai retrouvé, dans un grenier, la carte de la géographie politique de l'Europe qu'avait mon grand-père, il y a 120 ans. Quand on la compare avec la carte actuelle, entre l'Allemagne et la Russie, il y a aujourd'hui 20 pays, 20 États indépendants. Ces 20 États n'existaient pas il y a 120 ans. Parmi eux, une dizaine ont connu leur première existence d'État indépendant dans l'histoire depuis 1990. Ça veut dire que nous avons maintenant à l'Est du continent européen, des États libres, enfin, mais qui en même temps sont récents, sont à la recherche de leur identité nationale, sont instables, ont affaire une tradition économique du communisme, à une adaptation à l'économie de marché très difficile et ont aussi des problèmes de minorités transfrontalières. Ce sont ces problèmes que nous voulons essayer de traiter à froid.
F.-O. Giesbert : Au départ, l'idée du pacte de stabilité, c'était d'envisager des rectifications de frontières sur le Continent, n'était-ce pas un peu fou !
A. Lamassoure : Surtout pas, non !
F.-O. Giesbert : Il y a un an c'était le problème posé…
A. Lamassoure : Ce n'est pas du tout l'objectif. Ce que nous constatons, c'est qu'avec l'explosion des anciennes fédérations – l'URSS qui a éclaté en 15 États, la Yougoslavie, le Fédération tchécoslovaque – vous avez maintenant une vingtaine de frontières en Europe qui ne sont plus internationalement garanties. Nous voulons les stabiliser et les faire reconnaître définitivement.
F.-O. Giesbert : Donc non plus les rectifier comme il y a un an ?
A. Lamassoure : On n'a jamais proposé de les rectifier ; l'objectif étant de les stabiliser. En outre, il y a, en Europe centrale et orientale, des problèmes de minorités transfrontalières, dont nous avons perdu le souvenir en Europe de l'Ouest, qui sont comparables à ceux qui ensanglantent aujourd'hui la Yougoslavie. Nous serions impardonnables de ne pas tirer de la tragédie yougoslave l'enseignement qu'il vaut mieux traiter ce genre de problème à froid qu'à chaud.
F.-O. Giesbert : Il y a un problème à venir avec l'affaire de l'Ukraine et vous n'en parlez pas, parce que les Russes ne veulent pas que vous en parliez.
A. Lamassoure : Nous sommes pragmatiques. Nous commençons par traiter les problèmes les plus proches de nous, et ceux qui sont le plus facilement abordables.
F.-O. Giesbert : Pourquoi alors, dans les plus proches, ne parle-t-on pas de l'ex-Yougoslavie, où aucune République n'est représentée dans cette réunion, à part la Slovénie…
A. Lamassoure : Il y a la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie. Mais l'objectif c'est de traiter des problèmes qui sont encore froids. La Yougoslavie est, hélas, une crise à chaud, elle fait l'objet d'un autre traitement diplomatique. Là, nous voulons traiter les problèmes de bons voisinages qui existent entre dix pays d'Europe centrale et orientale, qui souhaitent tous entrer dans la CEE, et à qui nous disons : nous sommes prêts à ouvrir la CEE à de nouveaux membres mais pas à de nouveaux conflits. Il faut d'abord mettre de l'ordre chez vous, régler les problèmes de minorités transfrontalières, et alors vous pourrez nous rejoindre.
F.-O. Giesbert : On entend beaucoup de réserve sur ce pacte de stabilité, les Russes notamment qui avancent à reculons.
A. Lamassoure : Les Russes ont accepté d'y participer. Le ministre des Affaires étrangères est venu, et il a indiqué que la Russie aurait un comportement positif. Il est très important, pour nous, que les accords qui seront signés entre les pays concernés, de manière bilatérale ou dans un cadre régional, soient ensuite garantis par l'ensemble de la Communauté internationale par tous les pays du continent européen, par la Russie, par l'Alliance atlantique et par les USA. Ainsi, nous donnerons à ces accords, une garantie internationale sur leur application La Russie jouera le jeu.
F.-O. Giesbert : Les Anglais aussi sont réservés. Le ministre des Affaires étrangères dit, dans le Figaro, aujourd'hui : « C'est un bon concept mais difficile à traduire dans les faits. » Les Tchèques disent que « tout cela a été élaboré par des bureaucrates pétris de bons sentiments. » C'est vrai qu'on ne comprend pas très bien la nécessité de rajouter une nouvelle structure.
A. Lamassoure : Mais ce n'est pas du tout une nouvelle structure. C'est un processus diplomatique. Il existe aujourd'hui des organisations internationales pour traiter ce genre de problèmes : l'ONU, la Conférence sur la stabilité et la coopération en Europe, la CSCE, le Conseil de l'Europe. Mais en pratique on constate que certains pays ont des difficultés à passer des accords de bon voisinage et à utiliser ces organisations internationales. Ce qui est proposé à travers la démarche Balladur, ce n'est pas du tout de créer une organisation nouvelle, concurrente, mais de mettre autour de la table les pays qui n'arrivent pas à créer leurs problèmes de bon voisinage. Ensuite, une fois qu'un accord aura été trouvé par eux, éventuellement avec médiation européenne, nous utiliserons les organisations existantes pour garantir ces accords.
F.-O. Giesbert : La campagne des européennes, aujourd'hui, n'est-elle pas un peu « barbante » franchement ?
A. Lamassoure : Non, c'est une campagne intéressante, sérieuse. Où l'on parle de l'Europe.
F.-O. Giesbert : Vraiment, on parle de l'Europe !
A. Lamassoure : Oui ! Les campagnes précédentes sur les élections européennes, en 79, en 84, en 89, avaient été plutôt concentrées sur les débats de politique intérieure. Cette fois, on parle davantage de l'Europe, c'est une campagne sérieuse.
F.-O. Giesbert : Les intellectuels réunis autour de BHL, vont peut-être annoncer aujourd'hui qu'ils présentent leur liste « Sarajevo ». Les sondages leur accordent déjà un bon score. « C'est un camouflet pour le Quai d'Orsay et sa politique de capitulation », dit BHL dans le Quotidien. « Cela montre que les Français en ont assez de cette politique néo-munichoise », écrit-il encore.
A. Lamassoure : Je crois que l'auteur de ces lignes n'a pas suivi la politique français et la politique européenne depuis un an. Qui a condamné l'agression serbe et fait accepter par l'ONU les sanctions à l'encontre de la Serbie ? La France ! Qui a défini les zones de sécurité dans l'ancienne Bosnie ? La France ! Qui a fait lancer l'ultimatum sur Sarajevo, qui a ramené la paix à Sarajevo ? La France ! Qui a fait lancer l'ultimatum sur Goradze ? La France encore ! Au point où nous en sommes arrivés, ce qui est très important c'est de savoir si nous allons continuer dans cette politique progressive de retour à la paix en Bosnie, ou si nous allons faire repartir la guerre. Et si la proposition de cette liste qui est de redonner des armes en Bosnie, est maintenue, elle pourra prendre comme titre non pas « L'Europe commence à Sarajevo », mais « Rallumer la guerre à Sarajevo ».
F.-O. Giesbert : Vous accusez donc cette liste de démagogie pure et simple ?
A. Lamassoure : Je n'emploie pas des mots de ce genre ! Il faut savoir exactement ce que l'on veut. Depuis un an, à l'initiative de la France, toute la Communauté internationale, y compris les USA et les Russes, ont accepté un plan de paix qui a eu le mérite de faire revenir peu à peu la paix. Sarajevo renaît aujourd'hui à la vie, Mostar aussi, Gorazde est calme. Ce plan a une chance de faire accepter un compromis politique par les trois parties. Redonner des armes à quelque partie que ce soit aujourd'hui, c'est rallumer la guerre en Bosnie.