Texte intégral
La laïcité est une valeur dont l'application à l'école procède, en France, d'une longue histoire. Du rapport de Talleyrand sur l'instruction publique, quelques jours avant l'instauration de la République, aux mesures « simples et pratiques » de 1984, en passant par les lois scolaires de 1882 et la loi Debré de 1959, les républicains sont parvenus progressivement à une définition équilibrée de la laïcité reposant sur des principes : il n'y a qu'un seul service public de l'éducation et non pas deux. Il n'y a pas une éducation nationale qui serait publique, et une Éducation nationale bis, qui serait privée, c'est-à-dire, pour l'essentiel, catholique. Le service public est assuré par des établissement publics et, pour une moindre partie, par des établissements privés qui, dès lors qu'ils acceptent un statut d'association au dit service public, reçoivent de l'État, en contrepartie, une aide au fonctionnement, et s'engagent à respecter les règles qui s'imposent à l'éducation nationale tout entière : contrôles administratif, financier et pédagogique des inspecteurs d'académie, respect des programmes scolaires et surtout respect de la conscience des enfants. Les mesures simples et pratiques instituées il y a dix ans – notamment le principe des crédits limitatifs appliqué également aux établissements privés – avaient pour but de maintenir un équilibre. Encore faut-il pour cela un État républicain impartial et conscient de ses devoirs.
D'autres équilibres sont concevables, que la gauche, par le passé, a souvent prônés : soit le monopole de l'État sur l'éducation, soit l'attribution des fonds publics aux seuls établissements publics. C'est, faut-il le rappeler, par le souci de la paix civile et sur la base des principes simples que j'ai rappelés, que les plus radicaux parmi les défenseurs de l'idéal laïque se sont finalement ralliés, il n'y a pas encore dix ans, à l'acceptation, non seulement de l'existence des établissements privés, mais aussi du financement public de leur fonctionnement. Remettre en question cet équilibre, c'est courir un grand danger, comme ouvrir l'outre d'Eole.
C'est ce qu'a fait le gouvernement en faisant voter la modification de la loi Falloux. C'est en effet détruire l'équilibre et par conséquent s'attaquer à l'école publique, garante de l'intégration et de la cohésion nationale, que d'augmenter le financement publique des établissements privés sans exiger d'eux qu'ils se soumettent davantage aux contraintes imposées aux établissements publics, en particulier à l'accueil de tous les enfants, de quelque origine ethnique, sociale ou religieuse qu'ils soient. C'est rallumer la guerre scolaire que d'en appeler aux ressources des collectivités locales, dont les dotations viennent par ailleurs d'être sévèrement réduites par la loi de finances, pour financer les investissements d'établissements bénéficiant déjà de l'aide privée.
Dans ces conditions, la contribution que les collectivités locales fourniront en surcroît aux établissements privés viendra nécessairement en déduction de celle qu'elles affectaient jusque-là aux établissements publics. Et c'est manifester beaucoup d'hypocrisie que de s'abriter derrière la liberté des collectivités locales : quel conseil régional, quel conseil général saurait se soustraire aux pressions si efficaces des congrégations et des clientèles qu'elles animent, dès lors que la loi les encouragerait ? Plutôt que de relancer une guerre scolaire d'un autre âge, qui fera inéluctablement ressurgir une définition moins large de la laïcité appliquée à l'école, le gouvernement ferait mieux de s'attacher à répandre dans l'institution scolaire une conception positive de la laïcité : non pas seulement la neutralité à l'égard des choix philosophiques ou religieux des individus, non pas seulement le respect des consciences et des croyances, non pas seulement la tolérance – toutes choses au demeurant bien nécessaires – mais cette belle idée d'un enseignement fondé sur les seules lumières de la raison, sur l'examen critique, sur l'échange argumenté, prolégomènes indispensables à la formation du citoyen dans une démocratie. C'est une idée « citoyenne » qu'il faut relever.
Des écoles isolées de la contagion
Plutôt que d'ouvrir les vannes au bénéfice d'établissements privés qui, délivrés des charges du service public, accueillent en priorité les enfants de familles aisées, le gouvernement serait mieux inspiré de manifester sa sollicitude à l'égard de l'école publique, laïque par définition et par principe, dont la Constitution lui fait un devoir de l'assurer à tous les enfants de France, et cela autrement que par de maladroites et dérisoires mesures de rattrapage.
Grâce aux gouvernements de la gauche, le budget de l'éducation nationale est passé de 16 % à plus de 20 % du budget de l'État. Si, comme on le dit souvent non sans raison, les familles qui confient leurs enfants à un établissement privé ne le font plus, dans leur immense majorité, pour des motifs confessionnels, mais parce qu'elles y voient un recours vis-à-vis de l'école publique, comment se fait-il qu'il y en ait encore tant qui pense devoir y recourir (13 % dans l'enseignement élémentaire, 20 % dans l'enseignement secondaire) ? N'est-ce pas parce que, les établissements privés ne sont pas soumis au principe de la « sectorisation » ? Il y a là sans doute matière à harmonisation.
N'est-ce pas aussi parce que dans une société de plus en plus fracturée par la logique d'une politique libérale et monétariste qui enrichit les riches et creuse le gouffre du chômage et des inégalités, le gouvernement entend ne pas abandonner les enfants de bonne famille à une école publique confrontée à des difficultés sociales toujours croissantes, mais au contraire leur offrir un recours à travers des écoles privées soigneusement isolées de la contagion ?
C'est cette politique que combat le Mouvement des citoyens, y compris quand elle se manifeste par la mise en place à la tête de la Banque de France d'un nouveau Conseil de régents destiné à maintenir coûte que coûte une politique monétaire qui nourrit l'exclusion et permet aux riches de « s'enrichir en dormant ».
Mais pour en revenir à l'école, n'est-ce pas aussi la plus claire manifestation de la nécessité de revaloriser en priorité l'école publique, celle de la très grande majorité des enfants, par une politique cohérente et tenace ? Une plus claire définition des missions, une formation toujours améliorée des maîtres, un peu plus d'exigence et de rigueur dans l'enseignement, un peu plus d'exigence et de rigueur dans l'enseignement, un peu plus de discipline dans les salles de classe et les cours de récréation, une diversification des filières et des niveaux un peu mieux adaptés aux aptitudes des élèves permettraient de mieux lutter contre les dérives que porte en elle la société duale, et attireraient certainement davantage les parents vers l'école publique. Et la question du financement des établissements privés se résoudrait alors plus aisément…
Le Quotidien de Paris : 14 janvier 1994
Le Quotidien de Paris : Participerez-vous à la manifestation de dimanche ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, mais en républicain, attaché à une conception de la laïcité qui repose sur des principes et un équilibre. Les principes sont simples : il existe un espace commun de débat dans la République et par conséquent, un espace commun d'enseignement pour tous les élèves, quelles que soient la religion ou la philosophie de leurs parents. La laïcité se définit par la croyance en la liberté de pensée, indépendamment des dogmes révélés. Elle n'est pas tournée contre la religion, elle repose simplement sur la distinction des plans. Je suis attaché à l'idée d'une école qui est, objectivement, l'un des plus solides piliers de l'unité nationale, et dont le rôle est, avant tout, de former le citoyen. Quant à l'équilibre, permettez-moi de me référer aux mesures dites « simples et pratiques » que j'avais fait admettre en 1984 : elles instituaient des crédits limitatifs et faisaient obligation aux établissements privés associés par contrat au service public de l'Éducation nationale d'en accepter les règles dès lors qu'ils sollicitaient des subventions pour leur fonctionnement. J'ajoute que l'équilibre repose aussi, implicitement, sur une proposition : plus de 80 % d'élèves dans le public, moins de 20 % dans le privé.
Le Quotidien de Paris : Une proportion que la réforme de la loi Falloux peut, selon vous, modifier ?
Jean-Pierre Chevènement : Que la loi Falloux, si elle est appliquée, va rompre. Non seulement elle ne demande aucune contrepartie au financement des investissements – et non plus seulement du fonctionnement des établissements privés – par l'État mais, en plus, elle encourage la création d'un réseau accueillant en priorité des enfants qui ne sont pas parmi les plus défavorisés. Dans une France où les chômeurs seront 3,7 millions à la fin de 1994 selon les prévisions de l'OFCE, l'école publique est quasiment condamnée à devenir un concentré de toutes les difficultés sociales. À elle, le vandalisme, la délinquance, la drogue, les « cas sociaux » ! Le privé, lui, apparaîtra naturellement comme un recours, mais seuls ceux qui auront les moyens d'y envoyer leur progéniture pourront l'utiliser. L'abrogation de la loi Falloux est, soit dit en passant, cohérente avec la politique monétariste et libre-échangiste, dont l'effet est d'accroître le chômage et les inégalités sociales.
Le Quotidien de Paris : Vous défilerez « en républicain », c'est-à-dire pas sous la bannière socialiste ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, sous celle du Mouvement des citoyens.
Le Quotidien de Paris : Est-ce une distinction formelle ou la manifestation d'une divergence de fond entre la façon dont le PS aborde la question scolaire et vos convictions ?
Jean-Pierre Chevènement : J'ai réglé le conflit scolaire en 1984 entre l'école publique et les établissements privés associés au service public en limitant au « fonctionnement » l'aide que l'État leur apportait en contrepartie, contrairement à Michel Rocard, alors ministre de l'Agriculture, qui avait étendu à l'investissement l'aide de l'État aux établissements d'enseignement agricole privé sous sa tutelle. C'est le fond du problème aujourd'hui : on veut étendre à l'ensemble des établissements privés le régime des établissements agricoles.
Le Quotidien de Paris : Michel Rocard est également critique quant à votre objectif d'« amener 80 % d'une classe d'âge au niveau du bac »…
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas étonnant, il reprend souvent ce que la droite dit de bête. Et quelquefois, il est vrai, ce qu'elle dit d'intelligent. Cet objectif de 80 % de jeunes poursuivant leurs études jusqu'à 18 ans, je l'assume pleinement. Il faut donner aux jeunes une bonne formation générale. C'est la base nécessaire des spécialisations et des reconversions professionnelles ultérieures. C'est d'ailleurs la tendance dans tous les pays avancés. En France nous sommes passés en 15 ans de 35 à 61 %. Il faut être bien réactionnaire pour ne pas comprendre cette nécessité !
Le Quotidien de Paris : Mais tous les « pays avancés » ne connaissent pas une baisse du niveau du bac !
Jean-Pierre Chevènement : Des études internationales récentes placent les élèves de seconde des écoles françaises au deuxième rang mondial, pour ce qui est des mathématiques, derrière la Nouvelle-Zélande. Comme dit le proverbe : « Quand je me vois, je me désole, quand je me compare, je me console ! »
Le Quotidien de Paris : Si vous contestez la baisse du niveau français, comment expliquez-vous la progression galopante du nombre de nos bacheliers ?
Jean-Pierre Chevènement : En 1981, nous en étions à 66 % de réussite au bac et nous en sommes aujourd'hui à 71 %. Cette évolution que je n'avais pas prévue m'a interpellé… Ce curieux phénomène devrait selon moi cesser bientôt du fait de l'arrêt – pour des raisons démographiques – de la progression des effectifs dans les lycées. Une certaine priorité à la qualité de l'enseignement sera davantage à l'ordre du jour à l'avenir.
Le Quotidien de Paris : Vous avez-vous-même relevé des divergences entre vos conceptions, fondées sur la notion d'élitisme républicain », et celles de Michel Rocard. Poursuivons l'examen comparatif : qu'avez-vous pensé du contenu des programmes défini par Lionel Jospin et de l'accord passé par son successeur, Jack Lang, avec le secrétaire général de l'enseignement catholique Mac Cloupet en juin 1992 ?
Jean-Pierre Chevènement : Le sens de l'« élitisme républicain » mérite d'être rappelé : il s'oppose à l'élitisme bourgeois qui vise seulement à la reproduction des élites. L'« élitisme républicain » ratisse dans tous les milieux sociaux. Son objectif est d'opérer ce que le professeur Langevin appelait « la sélection des meilleurs et la promotion de tous ». Le souci de la démocratisation et celui de la qualité de l'enseignement doivent aller de pair. Maintenant je ne vais pas critiquer systématiquement mes successeurs. Chaque ministre tient, naturellement, à laisser sa marque. René Monory a aboli en 1986 la diversification des filières d'accès au bac que j'avais préparée. On y revient aujourd'hui : huit ans de perdus ! Je m'étais efforcé de revaloriser l'école publique en corrigeant les dérives pédagogistes et en remettant au premier plan les apprentissages fondamentaux et les valeurs de la connaissance. Si Lionel Jospin a pris une excellente mesure en créant les instituts universitaires de formation des maîtres, je regrette qu'il n'ait pas pris le temps de l'expérimentation. Un meilleur équilibre est souhaitable entre les savoirs disciplinaires et les « sciences de l'éducation », qui ne peuvent s'y substituer. J'avais publié, en 1985, des programmes simples et clairs en édition de poche. Je ne suis pas sûr que les cinq cents pages de circulaires « interprétatives » et relativement absconses publiées sous le ministère Jospin aient contribué à améliorer la compréhension par les maîtres de leurs missions fondamentales.
Le Quotidien de Paris : Quelle responsabilité attribuez-vous aux syndicats enseignants dans cette « dérive pédagogique » ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne reproche rien par principe aux syndicats. Ils sont nécessaires. Ils suivent leur logique. Il peut leur arriver de sortir de leur rôle. Cela ne fait problème que si la volonté de l'État fait défaut. Un ministre doit résister aux pressions abusives du type « l'école unique de la maternelle à l'université ». Un ministre est toujours responsable.
Le Quotidien de Paris : Jack Lang a-t-il résisté aux pressions de l'école catholique ?
Jean-Pierre Chevènement : J'ai moins regretté, dans les accords passés à l'époque avec le chanoine Cloupet, l'aspect financièrement de la formation des enseignants, qu'une conception duale de l'école, avec deux concours de recrutement des maîtres, un pour le public, l'autre pour le privé. Il n'y a qu'un service public de l'Éducation.
Le Quotidien de Paris : Quelle spécificité tolérez-vous pour le privé ?
Jean-Pierre Chevènement : Un enracinement historique et, éventuellement, des motivations à enseigner différentes. En pratique, beaucoup de maîtres du privé ont de plus en plus, d'ailleurs, des motivations proches de celles de leurs collègues du public.
Le Quotidien de Paris : Le privé n'exerce-t-il pas déjà cette fonction de « recours » que vous prédisiez au cas où la réforme de la loi Falloux entrerait en application ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est une tendance qu'il faut combattre. Comment ? En revalorisant l'école publique et en faisant en sorte que les écoles privées prennent davantage leur part des charges du service public.
Le Quotidien de Paris : Comment mener la revalorisation de l'école publique et combien de temps prendra-t-elle ?
Jean-Pierre Chevènement : La gauche a clairement engagé cette revalorisation, au niveau des moyens dès 1981, au niveau du recadrage des missions essentielles de l'école à partir de 1984.
Le Quotidien de Paris : Donc, malgré toutes les réserves que vous venez d'exprimer sur l'action de vos successeurs socialistes, vous considérez que le bilan de la gauche en matière d'éducation est globalement positif ?
Jean-Pierre Chevènement : Éminemment positif.
Le Quotidien de Paris : Le PS est crédible quand il appelle à manifester contre le gouvernement sans procéder à son autocritique, comme vous venez de le faire ?
Jean-Pierre Chevènement : Pour ce qui me concerne, j'assume mon action, même si le débat sur l'école au sein de la gauche reste ouvert. Mais, à vrai dire, c'est plus un débat sur la République qu'un débat sur l'école !