Texte intégral
La Vie : Vous avez toujours eu le souci d'inscrire votre action politique dans le long terme. Je vous propose donc carrément de sauter une génération pour envisager la société de l'an 2020. Comment l'imaginez-vous ?
Raymond Barre : J'accepte votre défi mais avec humilité, car qui peut être sûr de pouvoir dévoiler l'avenir ? Le premier trait qui me paraît essentiel – et je dirais préoccupant si les tendances démographiques ne changent pas – c'est que la société française connaîtra en 2020 un phénomène sensible de vieillissement. La part des personnes âgées dans sa population sera forte. À moins d'un redressement rapide de la natalité, un problème majeur sera alors celui des rapports entre une population active moins nombreuse et une population inactive plus importante. Au sein de cette dernière, on comptera une proportion importante de personnes âgées et de personnes dépendantes, ce qui aura de lourdes conséquences dans le domaine de la solidarité nationale.
D'autre part, en 2020, le caractère hétérogène des structures économiques françaises sera beaucoup moins accusé. Aujourd'hui, les divers secteurs sont en mutation profonde. L'agriculture ne ressemblera plus à celle de 1994, elle-même fort différente de celle que nous connaissions en 1954. La population active agricole se sera encore réduite ; le rôle des agriculteurs pour la protection de l'environnement sera accru dans les régions de faible productivité agricole. Des industries nouvelles et de nombreuses activités de services se seront développées. La répartition de la population sur le territoire français sera davantage concentrée par rapport à celle que nous observons aujourd'hui, compte tenu de la transformation des courants d'échanges liés à la création de l'espace européen. Le flux d'éclairages qui partira de la Grande-Bretagne et se prolongera par le Benelux et l'Allemagne du Sud, vers la Suisse alémanique et la Lombardie, sera l'un des grands axes de l'Europe de demain. Nous devons nous interroger sur l'avenir de la France, qui se trouve au sud de cet axe : ne risque-t-elle pas d'être quelque peu marginalisée ?
En troisième lieu, les Français vivront dans une société plus technicienne, dominée par le développement de l'information et de ses technologies, qui vont modifier les relations sociales (par exemple, le télétravail), et par les avancées des sciences de la vie. Ils auront à déterminer l'éthique qu'ils voudront respecter dans cette société. Il y aura des choix à faire qui seront techniques, économiques et éthiques. Ce sera cela, la politique au sens vrai et complet du terme.
La Vie : Ne peut-on craindre, justement, que la technique impose sa marque à la société, à tel point que ceux qui la maîtrisent prennent le pas sur ceux qui posent les problèmes en termes éthiques ?
Raymond Barre : On n'échappe pas aux progrès de la technique et de la science. Ainsi en a-t-il toujours été ! l'homme évidemment réagit ; il fixe des limites à ne pas dépasser ; il détermine les conditions d'utilisation des progrès de la science. Je ne peux pas vous dire a priori si l'homme sera dominé par cette évolution ou s'il réussira à la maîtriser. Mais il n'y aura pas de fatalité ; il y a son choix !
La Vie : Nous vivons dans une société de plus en plus individualiste. Cela va-t-il continuer ? Est-ce qu'en l'an 2020 le citoyen aura encore conscience – et le désir – d'appartenir à des communautés ? Et lesquelles ?
Raymond Barre : Mon sentiment est que l'individualisme dont nous avons observé l'explosion au cours des dernières décennies, rencontre déjà certaines limites. L'homme ne peut pas se retrouver dans la solitude de son existence et surtout dans la solitude de son âme. De nouvelles communautés apparaîtront pour répondre aux besoins de relations entre les personnes.
On sent déjà aujourd'hui chez les jeunes un sens de la camaraderie, de l'amitié, de l'équipe, du dévouement à un certain nombre de causes généreuses, qui tend me faire penser que la société de demain comportera nécessairement une plus grande solidarité. Nous observons aussi un grand développement de la vie associative. Si les communautés que nous jugions naturelles s'étiolent, d'autres formes de solidarité se manifesteront à travers des associations ou des groupes qui créeront des liens en fonction des aspirations respectives des personnes à des formes de vie ou d'activité collectives.
La Vie : La famille continuera-t-elle à être fragilisée ou aura-t-elle retrouvé plus d'importance dans la société ?
Raymond Barre : Je crains, pour ma part, que la famille ne soit menacée pour un temps assez long, jusqu'à ce que la réaction de survie de la société se manifeste, car celle-ci ne peut se passe de cette cellule de base.
La Vie : Et vous ne sentez-pas encore cette réaction poindre ?
Raymond Barre : Elle est encore faible. La Lettre aux familles du Pape est l'année mondiale de la famille contribueront à une prise de conscience. Je ne dis pas d'ailleurs que c'est sous le seul effet de l'individualisme et de l'égoïsme que l'on voit la famille craquer. Ce qui est en train de disparaître, c'est la famille bourgeoise, oui petite-bourgeoise, qui avait ses qualités, mais aussi ses pesanteurs et ses limites. Les sentiments qui président aux relations entre membres de la famille ne disparaissent pas, loin de là. Mais les rites sociaux qui caractérisaient la famille, et qui souvent étaient liés à des croyances religieuses, sont remis en question. De nouvelles formes de relations familiales sont en train d'apparaître. Comment vais-je m'exprimer ? Je suis pris d'un certain regret par rapport au passé, où la famille a joué un rôle essentiel. Même quand Gide s'écriait : « Famille, je vous hais », on revenait ensuite à : « Famille, je vous aime ». Le mystère de Frontenac succède au Nœud de vipères. Je ressens un sentiment de nostalgie par rapport à ce temps-là, mais en même temps j'ai l'intuition que des choses nouvelles sont en train de germer. Les apparences se modifient. La réalité profonde des liens familiaux résiste au tumulte de notre temps. C'est ainsi que le chômage conduit à un resserrement de la familiale.
Les hommes ont abusé des progrès de l'économie. Nous payons le prix de ces excès
La Vie : On a connu la grande famille, puis la famille a tendu à se limiter au couple et aux enfants. En 2020 que sera la famille ? N'y aura-t-il pas des enfants nés de plusieurs lits qui grandiront dans des conditions diverses, comme on le voit de plus en plus aujourd'hui ?
Raymond Barre : C'est déjà le cas et il faudra maîtriser les conséquences de cette évolution. La question est de sauvegarder les liens spécifiques entre parents et enfants, même si les uns et les autres viennent à se trouver dans des cercles de vie différents du cercle originel. Je crois que l'instinct paternel ou maternel, comme l'instinct filial, sont suffisamment ancrés au cœur des personnes pour que des ruptures complètes soient évitées. Mais l'enfant ne pourra pas ne pas ressentir les effets psychologiques et moraux de la dissolution du couple parental. Les jeunes d'aujourd'hui et de demain en tireront peut-être la leçon pour leur propre comportement.
La Vie : L'individualisme est aussi l'essence du libéralisme économique. La société de 2020 sera-t-elle hyper libérale au plan économique ?
Raymond Barre : Je ne raisonne pas en terme de libéralisme et de socialisme. Les « ismes » ne signifient pas grand-chose. En réalité, les expériences que nous avons faites au cours du XXe siècle montrent qu'il y a une forme d'organisation économique qui est efficace et qui assure le progrès économique et social ainsi que l'amélioration du niveau de vie : c'est l'économie de marché et de concurrence, fondée sur l'activité d'entreprise. Ceci n'exclut pas du tout le rôle de l'État, contrairement à ce que racontent des ultra-libéraux sommaires et légers. L'État a un rôle essentiel, mais qui ne doit pas conduire, comme cela a été parfois le cas, à la destruction des mécanismes de marché et de concurrence, qui au fond correspondent à ce que les grands économistes anglais du XIXe siècle appelaient « le système de la liberté économique ». Ce qui s'est passé à l'Est montre bien qu'il y a une aspiration puissante à ce système.
Mais, en même temps, le monde actuel est, par rapport au siècle passé, un monde qui fait apparaître une dimension nouvelle de solidarité. Solidarité à l'intérieur des collectivités nationales : aujourd'hui, parce que nous vivons dans la société d'information et de communication, les phénomènes d'exclusion ne peuvent plus être ignorés. Vous voyez cela avec le Téléthon, avec l'abbé Pierre, les Restaurants du cœur ou tout récemment le Sidaction. La société d'information et de communication nous fait découvrir chaque jour la misère et les difficultés des autres dans les points les plus divers du monde. La solidarité ne se limite pas aux collectivités nationales, mais se manifeste aussi dans la communauté internationale. Nous appartenons désormais à la société globale. C'est Sarajevo et la Bosnie ! Ce que l'on verra dans les décennies à venir, c'est un effort pour rendre compatible le fonctionnement de l'économie de marché à l'échelle mondiale et la prise en compte de cette exigence de solidarité aussi bien dans les collectivités nationales ou régionales que sur le plan international.
La Vie : Pour libérer les forces productives, va-t-on, peu à peu, réduire, voire démolir le système de protection sociale qu'en France et, plus généralement, en Europe, on a constitué au cours des décennies écoulées ?
Raymond Barre : Je ne crois pas qu'on verra disparaître à l'avenir les systèmes de protection sociale. C'est un progrès irréversible de nos sociétés. Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne changeront pas. Ils ont été conçus dans une conjoncture économique, sociale et politique qui s'est déjà profondément transformée. Le système français de protection sociale est gravement déséquilibré ; il faudra bien revoir les conditions dans lesquelles il fonctionne. La question n'est pas de savoir si l'on va maintenir ou réduire les acquis sociaux, mais si la protection sociale restera générale et indifférenciée ou si elle tiendra compte des besoins des diverses catégories sociales et des conditions de ressources des bénéficiaires. La protection sociale sera-t-elle financée de façon prédominante par les cotisations des employeurs ou par un système de solidarité nationale, c'est-à-dire un système fondé sur l'impôt ? Évidemment, quand vous dites cela aux Français, ils réagissent négativement, mais il faudra bien qu'ils comprennent et acceptent les modifications inéluctables.
La Vie : Ces dernières années, on a eu le sentiment que, pour reprendre une formule célèbre, on mettait davantage l'homme au service de l'économie que l'économie au service de l'homme. D'ici à 2020, va-t-on ou non renverser la vapeur ?
Raymond Barre : Au moment où l'on disait que l'on mettait l'homme au service de l'économie, jamais les hommes n'ont autant profité des progrès de celle-ci. Ils en ont même abusé. Nous sommes aujourd'hui en train de payer le prix de ces excès. La loi de l'économie est la compétition. Demain, il y aura toujours une émulation. Il y aura un désir d'obtenir des succès. La marque du succès, c'est le profit pour l'entreprise et le revenu pour l'individu. N'en rougissons pas. Ce qui importe, c'est d'éviter les distorsions qui peuvent naître lorsqu'il y a des phénomènes de monopole, d'accaparement, d'exploitation de certains individus ou de certaines catégories sociales par d'autres. Mais cela, c'est un problème de conduite politique de l'économie et de la société !
La Vie : En 2020 parlera-t-on encore de chômage ou cette notion aura-t-elle disparu parce qu'on aura une autre conception du travail et de la vie ?
Raymond Barre : Il y aura toujours du chômage. Dans une économie qui doit constamment s'adapter, il y a des délais d'adaptation qui se traduisent par des périodes pendant lesquelles des hommes changent d'emploi ou d'activité. Il y a par ailleurs un chômage lié aux fluctuations conjoncturelles de l'activité économique. Dans le passé, le coût social de cette évolution n'était pas pris en compte. Aujourd'hui on s'efforce de l'atténuer. Le chômeur actuel n'est pas le chômeur de Charlie Chaplin.
Ce qui doit être évité dans nos sociétés, c'est l'accroissement du chômage structurel qui s'explique dans beaucoup de cas par le fait que les adaptations nécessaires ne sont pas acceptées par les acteurs de la vie économique. Pourquoi certains pays connaissent-ils moins de chômage que d'autres à l'heure actuelle ? Pourquoi les États-Unis peuvent-ils réduire leur taux de chômage alors qu'en Europe, même dans les périodes de reprise, nous avons faiblement abaissé le taux de chômage auquel on était précédemment arrivé ? C'est tout simplement parce que les adaptations sont acceptées aux États-Unis beaucoup plus qu'elles ne le sont en Europe. Les Européens, et en particulier les Français, devront procéder aux adaptations nécessaires. S'ils s'y refusent en pensant que la générosité de la collectivité s'exercera à leur endroit, le moment viendra où le fardeau financier sera insupportable et où les actifs ne voudront plus payer pour les inactifs. On devra alors régler les comptes et ce sera plus douloureux que si l'on avait agi à temps.
Nous aurons dans les années à venir une prise de conscience progressive de la nécessité d'une constante adaptation de l'économie et de la société aux changements de la technique. Je suis très préoccupé quand je compare le comportement de beaucoup de mes compatriotes à ceux de nos partenaires et concurrents européens qui, eux, mettent les bouchées doubles pour s'adapter. L'Allemagne, depuis 1993, nous donne un exemple remarquable des changements qu'acceptent les entreprises, les syndicats, les acteurs du système de santé, pour restaurer la compétitivité de leur pays.
La Vie : Dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, on crée davantage d'emplois mais qui sont très mal payés, bien en-dessous du SMIC français. N'est-on pas ainsi en train de régresser vers une société où, comme au XIXe siècle, une partie de la population travaille dur pour vivre très mal, alors qu'aujourd'hui la richesse globale est beaucoup plus grande ?
Raymond Barre : Je sais quel est le procès qui est fait à ces emplois non qualifiés et mal rémunérés. Il y a derrière ces critiques une différence d'attitude fondamentale. L'américain préfère un travail à l'oisiveté. Eh bien, moi aussi ! Regardez ce qui se passe chez les principaux concurrents des Européens, les peuples d'Asie et même, aujourd'hui, ceux des pays d'Europe centrale et orientale : des gens à très faibles revenus ont deux ou trois emplois pour pouvoir vivre ! Ils mettent, en effet, au premier plan, le désir d'une activité plutôt que celui de ne rien faire ou d'être assistés. Parmi les étudiants que je connais, j'en vois certains qui attendent que l'emploi leur tombe du ciel, j'en vois d'autres qui se démènent avec un courage extraordinaire, qui acceptent un stage, un premier emploi inférieur à leur vœu, en sachant bien qu'ils devront faire leurs preuves et se préparer à mieux. Mais ceux-là s'en sortent, tandis que les autres, bardés de diplômes, qui attendent que l'on vienne reconnaître leurs talents et leu assurer le niveau de revenu qu'ils croient justifié par leurs titres, sont au chômage et s'en accommodent !
Je sais qu'il y a beaucoup de chômeurs qui cherchent sans relâche un emploi et je ne voudrais pas que mes propos soient caricaturés. Mais je vous assure qu'il y a une question décisive pour l'avenir des sociétés très diverses qui existent dans le monde : quelle est la propension au travail des hommes et des femmes qui appartiennent à ces sociétés ? Quelle est leur propension à la consommation et aux loisirs ? Ce sont là les ressorts psychologiques dont dépendent, la croissance, le progrès et bien entendu la compétitivité dans la concurrence qui se déploie à l'échelle mondiale !
La Vie : En 2020, n'y aura-t-il pas une réduction générale du temps de travail compte tenu des progrès de productivité ?
Raymond Barre : D'ici 2020, on observera la continuation de la tendance qui s'est manifestée depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, c'est-à-dire la réduction de la durée du travail au fur et à mesure que la productivité de l'économie augmente. Ceci est tout à fait normal, car le partage des fruits de la croissance se fait non seulement par une augmentation des revenus mais également par une baisse des prix des produits et par une réduction de la peine des hommes. Ce n'est pas moi qui vous dirais que je suis hostile à la concrétisation de cette tendance. À condition qu'elle soit la récompense de l'accroissement de la productivité selon les diverses branches d'activité et pas simplement la contrepartie d'un slogan : « Réduisons pour tous la durée du travail en maintenant les salaires inchangés. »
La Vie : On va soigner de plus en plus de maladies, faire reculer de plus en plus le vieillissement, mais cela coûtera de plus en plus cher. Comment va-t-on s'en sortir ? En arrivera-t-on à travailler surtout pour maintenir la santé ou va-t-on choisir les plus vieux, ou les plus riches, ou les plus intelligents, etc. qu'on soignera au détriment des autres ?
Raymond Barre : Il est toujours dangereux d'extrapoler les tendances présentes. Des prises de conscience de l'évolution des phénomènes conduisent à des corrections de trajectoire. Je fais une simple hypothèse : s'il y a plus de gens âgés, s'il y a des techniques ou des médicaments qui permettent de remédier aux inconvénients de l'âge, on ne fera pas de choix entre les plus intelligents et les moins intelligents, entre les plus riches et les moins riches. Je ne crois pas qu'on en arrivera à l'eugénisme. Mais il est certain qu'on modifiera les conditions dans lesquelles les dépenses de sécurité sociale et de santé seront effectuées et financées.
On tiendra davantage compte de la situation de revenus des uns et des autres. On concentrera sur ceux qui en ont le plus besoin l'effort de solidarité. On ne continuera pas à rembourser systématiquement et sans aucune distinction tous les médicaments achetés par tout le monde, y compris les bien portants, moyennant une ordonnance médicale. Il y aura manifestement une maîtrise de l'offre des soins de santé, c'est-à-dire des règles qui s'appliqueront aux conditions d'exercice de la médecine et aux pratiques du corps médical.
Les contrats de santé permettront de discipliner quelque peu la course aux soins que l'on constate maintenant. Nous savons bien aujourd'hui qu'il y a des mesures à prendre et qui pourraient être prises. Voyez les réformes appliquées en Allemagne. Ce sont des considérations électorales relatives à la réaction des assurés sociaux ou à la campagne que les médecins mèneraient contre le gouvernement qui font que l'on hésite il prendre les décisions qui s'imposent. Mais devant la nécessité, il faudra bien y arriver.
La Vie : Une autre grande inquiétude de nos contemporains concerne la sécurité. Elle se nourrit du problème des banlieues en difficulté, du développement de la drogue, de l'accroissement de la criminalité internationale et surtout de la montée de la petite délinquance qui trouble beaucoup les gens. Va-t-on vers une explosion ou, en 2020, aura-t-on maîtrisé ces phénomènes ?
Raymond Barre : Je ne sais pas si on les aura maîtrisés totalement. De tous temps, il y a eu des phénomènes d'insécurité. Je me souviens que dans ma jeunesse, on ne parlait pas de crack, d'extasy ou d'héroïne, mais on parlait d'opium comme de quelque chose de dangereux. À l'heure actuelle on connaît mieux ce qui se passe et on ressent davantage des phénomènes qui auparavant existaient aussi, mais étaient circonscrits. La drogue, l'avenir des efforts plus vigoureux. Regardez comment en quelques années, les actions se sont multipliées dans notre pays pour lutter contre la drogue. On peut discuter des moyens à mettre en œuvre pour vaincre ce fléau, mais tout le monde est bien d'accord sur la nécessité de mener cette lutte. Considérez aussi les efforts immenses qui sont faits pour faire face au drame du sida
Les grands problèmes à résoudre seront ceux de la ville, suscités par une croissance urbaine qui s'accélère. Le mal des banlieues, tel qu'il est apparu, sera une préoccupation majeure dans les vingt prochaines années. Les actions à mener à cet égard s'exerceront dans le domaine du logement, de l'éducation, et d'une administration plus efficace de ces zones en difficulté. Je constate que lorsque les problèmes sont posés en toute clarté, on parvient à réorienter les ressources disponibles – hélas ! limitées – pour les appliquer aux objectifs les plus pressants.
La Vie : En 2020, le système scolaire français sera-t-il ou non fondamentalement différent de ce qu'il est aujourd'hui ?
Raymond Barre : Il aura certainement évolué parce qu'il faut qu'il évolue. Il est à l'heure actuelle en train d'exploser. Les jeunes se prêteront volontiers à ces évolutions à condition qu'on leur en explique les raisons, qu'on ne les abreuve pas d'illusions et qu'on ne les incite pas à rechercher des diplômes parce que ceux-ci garantiraient un emploi, indépendamment de leur nature et de leur valeur sur le marché du travail…
Il y a en France, un élément de blocage qui tient à l'attitude des parents d'élèves soucieux de l'avenir et de la promotion sociale de leurs enfants. J'entends souvent les parents dire : « Nous nous sommes saignés aux quatre veines pour que nos enfants aient le bachot et pour qu'ils entrent en faculté. À quoi cela a-t-il servi puisqu'ils sont au chômage ? » Je leur réponds : « Avez-vous réfléchi à la signification de tel diplôme, aux possibilités offertes par telle voie par rapport à telle autre ? » Le baccalauréat a eu pendant longtemps une valeur parce que, pour reprendre la formule bien connue, il constituait une barrière et témoignait d'un niveau. Ce n'est plus le cas dans l'éducation de masse. On constate aujourd'hui que le baccalauréat ne suffit plus : alors on allonge les études supérieures, on recherche un DEUG (bac plus 2), on multiplie les diplômes d'études générales ou spécialisées, toutes les fois qu'il n'y a pas sélection par concours ou par limitation d'entrée dans les institutions d'enseignement. Les universités deviennent des usines à délivrer des diplômes, dont la valeur respective est très inégale sur le marché du travail.
L'accès à l'enseignement supérieur est une condition nécessaire mais non suffisante de l'emploi futur : ce n'est pas en créant une université dans chaque ville, qu'on va permettre aux jeunes Français de se préparer à la vie active. C'est en modifiant le système d'éducation français qui est centralisé et uniforme. L'autonomie des établissements doit permettre une adaptation des formations aux besoins multiples qui s'expriment dans la société et dans l'économie. Pluralité des formations, diversité des filières, liaison de plus en plus étroite entre les établissements d'enseignement et les professions, études plus courtes avec possibilité de retour à des centres de formation en cours de carrière, développement d'universités de plein exercice en nombre plus limité, mais multiplication des collèges d'enseignement supérieur spécialisés et – pourquoi ne pas rêver ? – transformation du bac en diplôme de fin d'études secondaires, voilà le système éducatif souple et flexible qui se mettra en place dans les décennies à venir.
La Vie : En 2020, paiera-t-on encore des impôts et sous quelle forme ?
Raymond Barre : On ne peut pas ne pas payer d'impôts ! C'est une grave dégradation de l'esprit civique que de refuser de contribuer au financement des charges de la Nation. Mais on peut payer l'impôt de différentes manières. Notre système fiscal va évoluer car il est à l'extrême limite de ses possibilités. Ses défauts apparaissent très clairement Une place plus importante sera faite à l'impôt sur le revenu par rapport aux impôts indirects qui sont peut-être indolores, mais certainement moins justes. L'élargissement de l'assiette de l'impôt sur le revenu permettra une réduction des taux d'imposition.
La Vie : Y compris la TVA ?
Raymond Barre : La TVA est un très bon impôt, à condition qu'elle soit maintenue dans certaines limites. Voyez nos partenaires européens, ils ont fixé des taux de TVA à des niveaux inférieurs aux nôtres. Pourquoi avons-nous tendance à utiliser la TVA et pourquoi pense-t-on toujours à l'augmenter ? Les politiques vous disent que les contribuables ne s'en rendent pas compte et que c'est le consommateur qui paie. Drôle de raisonnement : c'est injuste, mais qu'importe l'injustice puisqu'elle est indolore ! Voilà pourquoi je suis partisan de la CSG, bien que ce ne soit pas, paraît-il, électoralement payant Il est scandaleux qu'en France, uniquement pour des raisons électorales, près de la moitié des contribuables ne paient pas l'impôt sur le revenu, d'autant qu'il ne s'agit pas toujours des plus petits. Je comprends qu'on évite d'imposer les économiquement faibles, mais qu'on étende régulièrement l'exonération de l'impôt sur le revenu simplement parce qu'on est à la veille d'élections et qu'on croit que de cette façon les gens vont voter pour leurs bienfaiteurs, c'est une conception de la politique fiscale que je ne peux approuver !
La Vie : En 2020, le fait religieux conservera-t-il une grande place dans la société ?
Raymond Barre : Je suis convaincu que non seulement le fait religieux gardera son importance, mais qu'il connaîtra même une reviviscence après la période d'individualisme et d'indifférence religieuse que nous avons connue. La conscience d'une plus grande solidarité, un nouveau désir du service du prochain, l'interrogation sur le sens de la vie : ces phénomènes que l'on discerne dans notre société sont les signes avant-coureurs de cette remontée, de cette « revanche de Dieu ».
Je pense à cette page des Anti-Mémoires où Malraux évoque sa conversation avec Nehru : « Il est maintenant clair que la science est incapable d'ordonner la vie. Une vie est ordonnée par des valeurs. La nôtre, mais aussi celle des Nations - et peut-être celle de l'humanité. Je crois que la civilisation des machines est la première civilisation sans valeur suprême pour la majorité des hommes… Il reste à savoir si une civilisation peut n'être qu'une civilisation de l'interrogation ou de l'intérêt et si elle peut fonder longtemps ses valeurs sur autre chose que sur une religion… »
La Vie : Ne va-t-on pas vers un dangereux antagonisme entre une société laïque et un intégrisme intolérant ?
Raymond Barre : Je ne suis pas sûr que les intégrismes continueront à se développer autant qu'ils l'ont fait au cours de ces dernières années. L'intégrisme a été certes une réaction à l'irréligion, à l'individualisme forcené. Mais dans le cas de certains pays musulmans, il a été l'expression de l'opposition d'une population, aux prises avec d'immenses difficultés économiques et sociales, à un régime politique inefficace et corrompu. Quant à la laïcité, je la crois indispensable dans une société pluraliste à condition qu'elle assure le respect de toutes les convictions religieuses.
La Vie : En 2020, les élections seront-elles remplacées par des sondages ?
Raymond Barre : Il serait difficile de remplacer les élections par des sondages parce que l'acte démocratique par excellence, c'est l'utilisation du bulletin de vote. Il est vrai qu'à l'heure actuelle les élections sont en partie dominées, sinon faussées, par l'usage des sondages et autres études d'opinion. Une réaction interviendra contre cette domination excessive des techniques modernes de l'information. Cette réaction sera celle des citoyens saturés et lassés par l'hypermédiatisation de la société.
La Vie : D'ici à 2020, les institutions françaises connaîtront-t-elles une évolution ?
Raymond Barre : Des institutions évoluent toujours, car elles doivent s'adapter. C'est ce qui arrivera aux nôtres. Mais si nous mettions en question l'équilibre institutionnel établi par notre constitution il serait très difficile de gérer la société française et de faire face aux problèmes de l'avenir. Les partis en sont incapables. Le retour au régime des partis, ce serait un grave recul pour notre pays. Je crois que les Français sont convaincus de l'importance de la fonction présidentielle pour la stabilité et l'efficacité de nos institutions.
La Vie : Et l'Europe ? Avant 2020 n'aura-t-elle pas explosé sous le choc des nationalismes rivaux qui se manifestent à l'Est mais que, de plus en plus aussi, an voit renaître à l'Ouest ?
Raymond Barre : Vous m'interrogez au moment où quatre pays vont devenir membres à part entière de l'Union européenne et où d'autres États laissent entendre qu'ils vont prochainement en faire la demande. Il y aura toujours des nations en Europe. Mais qu'elles soient grandes ou petites, ces nations comprennent aujourd'hui que dans le monde global dans lequel nous vivons, les États européens n'ont de chance de conserver le rôle et l'influence qu'ils ont toujours eus – et surtout défendre efficacement leurs intérêts – que s'ils unissent leurs efforts. C'est la raison pour laquelle l'Union européenne, conçue comme une union de peuples et d'États, comme le dit le traité de Maastricht, respectueuse des identités des nations européennes, mais exprimant la volonté de ces pays de partager certaines compétences et de mettre en commun des parties de leur souveraineté pour pouvoir agir efficacement dans le monde, est appelée à se renforcer.
La Vie : Ne redoutez-vous pas, comme Jacques Delors, une évolution de l'Europe vers une conception à l'anglaise, c'est-à-dire le grand marché avec le minimum d'organisation, plutôt que vers une entité politique, monétaire, etc. puissante et autonome ?
Raymond Barre : Nous aurons bien sûr le grand marché que tout le monde a voulu, mais nous aurons aussi dans les divers domaines que vous venez d'évoquer des regroupements particuliers des pays désireux d'aller au-delà de la simple organisation d'un marché. Le fondement de l'Union européenne restera l'entente franco-allemande soutenue par les pays fondateurs. C'est-à-dire que nous reviendrons au noyau dur des six pays qui ont créé la Communauté, auxquels s'ajoutera certainement l'Espagne. Puis d'autres pays, selon les domaines d'action, selon leurs intérêts, voudront se joindre à ce noyau. Nous aurons une Union européenne caractérisée par divers sous-ensembles géographiques ou fonctionnels.
La Vie : Une Europe « à la carte », comme cela a commencé avec les exemptions obtenues à Maastricht par l'Angleterre et le Danemark ?
Raymond Barre : Plutôt une Europe à géométrie variable et il n'y a là rien de nouveau. Nous avons vu le système monétaire européen fonctionner pendant dix ans alors que les Anglais n'en faisaient pas partie.
La Vie : La faim, la malnutrition, le sous-développement existeront-ils encore sur la planète en 2020 ? Si c'est le cas, certaines réglons, comme l'Afrique noire, victimes de tous ces maux et du sida, ne seront-elles pas redevenues des colonies, voire des pays sauvages ?
Raymond Barre : Ces phénomènes subsisteront, mais je l'espère, avec une moindre intensité. La question que vous posez concernant l'Afrique, dépendra d'une part du sens de la responsabilité des élites africaines qui auront à gérer leur pays, et aussi de l'effort que nous, pays industrialisés et développés, nous ferons pour aider le continent africain. S'il y a une chose qui me paraît fondamentale et réalisable, c'est qu'au XXIe siècle les Européens apportent à l'Afrique un concours constant et résolu pour son développement. Ils ne peuvent pas laisser l'Afrique dériver, ni s'effondrer. Ce serait stratégiquement et économiquement une lourde faute. Mais je doute qu'il y ait « recolonisation » ou retour à l'état sauvage !
La Vie : Une des conséquences des énormes écarts de développement économique, c'est l'émigration. En 2020, aura-t-on maîtrisé ce phénomène ou vivrons-nous, en particulier en Europe, dans des sociétés de plus en plus métissées ou dans une marqueterie de communautés ethniques et religieuses qui mettrait en danger le tissu social de nos pays ?
Raymond Barre : Il n'est pas certain que l'émigration se produise dans des proportions aussi massives si les pays européens sont décidés à lutter sérieusement contre l'immigration illégale, à fixer des règles claires en ce qui concerne l'immigration légale, et à pratiquer une intégration des immigrés qui désirent vivre dans nos sociétés. On évitera les risques dont vous parlez si les pays industrialisés accroissent leurs investissements dans les pays en développement de manière à fixer au sol des populations qui auraient tendance à émigrer.
La Vie : Êtes-vous aussi optimiste pour l'équilibre écologique de la planète ? Avez-vous le sentiment qu'en 2020 on aura maîtrisé les conséquences écologiques du développement ?
Raymond Barre : Il n'est pas certain qu'en 2020 on sera parvenu à maîtriser tous ces problèmes. Mais nous sommes engagés depuis quelques années, surtout depuis la conférence de Rio, dans une politique globale qui a pris conscience de l'absolue nécessité d'une dimension écologique des politiques nationales et internationales. Quand on étudie le traité de l'Alena (entre les États-Unis, le Canada et le Mexique), on constate qu'il contient pour la première fois des dispositions consacrées, aux conséquences écologiques du développement des échanges entre les pays signataires.
Ce que vous appelez mon optimisme, c'est plutôt ce que j'appellerai une lucidité positive. Il existe aujourd'hui une prise de conscience accrue des problèmes, des difficultés à surmonter et des dangers que nous courrons. Cette prise de conscience est facilitée par la société d'information dans laquelle nous vivons, par une plus grande participation des individus qui, connaissant mieux les réalités, comprennent qu'il y a des choses à faire et répondent aux appels à l'action qui leur sont adressés. Les gouvernements ne peuvent plus esquiver les défis.
La Vie : Y aura-t-il en 2020 un nouvel ordre mondial capable de garantir voire d'imposer la paix et sur quoi reposera-t-il : l'ONU, la super puissance américaine, ou une sorte de directoire des grandes puissances ?
Raymond Barre : Je pense que les États-Unis resteront le pays le plus puissant du monde, même si cette puissance sera relativement moins grande qu'au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ils conserveront un rôle important d'arbitrage aussi bien du côté de l'Atlantique que du Pacifique. Le Conseil de sécurité, qui inclura de nouvelles grandes puissances, sera le lieu où se débattront les problèmes du monde et d'où émergeront les décisions et les actions nécessaires à la maîtrise de ces problèmes : le nouvel ordre mondial sera multipolaire.
La Vie : Y compris éventuellement des moyens militaires d'imposer la paix ?
Raymond Barre : Je ne suis pas sûr qu'un Conseil de sécurité élargi puisse recourir à l'utilisation de moyens militaires pour imposer la paix. J'ai l'espoir, que d'ici 2020, on ne verra pas éclater des conflits mondiaux. Il y aura sans doute, ici ou là, des conflits limités : ils pourront être résolus par la pression économique et par l'intervention politique des grandes puissances, peut-être même par une intervention militaire limitée. Je pense que s'affirmera de plus en plus une volonté de traiter par des moyens pacifiques les difficultés qui pourraient naître à l'échelle mondiale. Mais les principales puissances devront continuer à disposer d'une défense crédible et de forces d'action rapide susceptibles d'accomplir des missions ponctuelles.
La Vie : Même malgré les risques de prolifération non contrôlée du nucléaire comme on le voit en Corée du Nord ?
Raymond Barre : Nous allons vers des règles internationales très strictes de non-prolifération, mais les puissances nucléaires ne renonceront pas à leur force de dissuasion.
La Vie : Je constate que vous êtes finalement optimiste pour l'avenir.
Raymond Barre : Beaucoup de difficultés auxquelles nous avons à faire face tiennent souvent à ce que nous ne voulons pas faire l'effort nécessaire pour y remédier. On finira par le faire parce qu'on y sera contraint et les gens diront alors : « Regardez comme nous nous sommes bien adaptés. » Mais il aura fallu un certain temps pour cela. Quand je compare ce qui existait dans les années 50 à ce qui existe à l'heure actuelle, ce que j'ai connu en 1960 dans la Communauté et ce que je vois maintenant dans l'Union européenne, ce qui se passe dans le monde aujourd'hui par rapport à ce que j'ai observé jusqu'à la chute du mur de Berlin, je me dis quand même qu'il y a une évolution vers le mieux.
Je ne voudrais pas qu'on soit constamment en train de se lamenter sur les aspects négatifs de notre époque. Ils existent, mais il y a des tendances plus encourageante que nous ne devons pas sous-estimer. Le monde en 2020 bénéficiera du progrès de la conscience historique.