Interviews de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'État à la santé, dans "Le Nouvel Observateur" le 25 juin 1998 et dans "Les rendez-vous de Gérard Miller", sur le débat pour la dépénalisation du cannabis et sur les risques liés à la consommation d'ecstasy.

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Média : Le Journal du Dimanche - Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Le Nouvel Observateur - 25 juin 1998

Le Nouvel Observateur. – Lors du débat sur la toxicomanie au Sénat, vous avez affirmé qu’il ne fallait plus « envoyer les simples usagers de drogues en prison ». Faut-il dépénaliser le cannabis, voire d’autres produits ?

Bernard Kouchner. – Je ne suis pas en faveur de la dépénalisation mais de la réglementation. Je ne souhaite pas la dépénalisation, et pas seulement parce le Premier ministre y est opposé, même si c’est une bonne raison, puisque je fais aussi partie d’un gouvernement, et d’un gouvernement qui discute. J’ai exprimé ma position depuis de longues années, bien avant le débat aujourd’hui. Dans mon livre « la Dictature médicale », j’écrivais : « Nous condamnons sans rien proposer. Il y a de la bêtise à interdire aux sportifs de fumer un joint alors qu’ils vont boire en bande après le match. Je ne suis pas pour la dépénalisation mais pour la réglementation comme pour l’alcool. Si vous avez fumé deux cigarettes de cannabis, vous ne conduisez pas. Établissons la différence entre les drogues douces et dures, y compris alcool, tabac, tranquillisants. Surtout n’entamons pas une guerre civile au nom des certitudes françaises, car l’Europe veille et va plus vite que nous dans la compréhension du phénomène. » C’est clair.

N. O. – Quelle est la différence entre dépénaliser et réglementer ?

B. Kouchner. – C’est totalement différent. Prenons l’exemple de l’alcool : il n’est pas interdit, il est réglementé. On n’a pas le droit de conduire avec 0,5 gramme d’alcool, eh bien faisons de même si l’on a fumé du cannabis. Il ne faut pas non plus que les gamins fument des joints dans les autobus. Aux Pays-Bas, je trouvais scandaleux que les gens se défoncent dans la rue devant les mômes qui jouaient dans les squares. Le spectacle de l’ivresse publique, chez nous, a quelque chose de dégradant. Et si la réglementation doit être stricte avec le cannabis, je ne vois pas la cohérence d’empêcher quelqu’un chez soi, dans le domaine privé, de fumer une cigarette de cannabis…

N. O. – Ce que la loi interdit aujourd’hui…

B. Kouchner. – Ce que la loi interdit, mais que la réalité tolère dans bien des cas. Il y a 60 000 interpellations par an, le plus souvent sans poursuites pénales. Malheureusement, dans un certain nombre de cas, 8 000 cette année dont 900 incarcérations, les poursuites ont lieu pour le cannabis. Il en résulte d’abord une grande incompréhension de la part de la jeunesse, et des incarcérations qui à mon avis faussent tout le problème et entrainent le circuit pénalisant et pervers de la prison, avec son cortège de conséquences sexuelles, de santé publique et de moralité. Revenu dans son quartier, le jeune qui a été en prison bénéficie d’une certaine aura et sera probablement tenté de se lancer dans le trafic. Nous travaillons là-dessus, avec Marie-George Buffet, Elisabeth Guigou, les services de Jean-Pierre Chevènement. Ainsi que dans le cadre de la Mildt, la mission interministérielle qui s’occupe des drogues, aujourd’hui dirigé par Nicole Maestraci.

Cela dit, l’aspect légal et réglementaire n’est pas ma priorité. Avec Martine Aubry, nous sommes responsables de la santé. J’ai un objectif précis, qui a été formulé lors de la conférence nationale de santé publique de 1997. L’une de ses dix recommandations appelle à « renforcer immédiatement les actions et les programmes de prévention et d’éducation visant à éviter la dépendance chez l’adolescent (alcool, tabac, drogues, médicament psychotropes) ». Voilà pourquoi j’ai réuni, en décembre dernier, les intervenants en toxicomanie, toutes écoles confondues. C’est aussitôt après que j’ai demandé le rapport sur la dangerosité des drogues, légales et illégales. J’ai demandé aussi que la Mildt prenne en charge l’information et la lutte contre les toxiques légaux et illégaux, c’est-à-dire également l’alcool et le tabac. Cette mission est pour la première fois sous la responsabilité de la santé publique. Il y a donc une ligne assez cohérente.

En matière de sécurité sanitaire, nous sommes en permanence sur la brèche. Chaque jour il y a une alerte aux dioxines, au radon, à la Hague…, avec des conséquences pour la santé publique, qui en général ne sont pas graves, parfois infimes et nous agissons pour les réduire encore. En revanche, les importantes conséquences de consommation des toxiques légaux et illégaux ne sont pas hiérarchisées. C’est la raison d’être du rapport Roques. Nous avons essayé, pour la première fois au monde, de tracer l’échelle de Richter des risques. On nous l’a reproché. Quand on a la fièvre, on veut casser le thermomètre !

N. O. – N’était-il pas prévisible qu’un texte qui « charge » l’alcool et fait apparaître le cannabis comme relativement bénin suscite des réactions violentes ?

B. Kouchner. – On ne va pas accuser le tensiomètre de l’hypertension artérielle ! Nos détracteurs n’ont pas lu le rapport Roques. Les données scientifiques sur le cannabis ne sont pas nouvelles en elles-mêmes, mais elles sont mises en perspective par rapport aux autres substances. C’est une démarche absolument nécessaire. Le rapport indique qu’il y a accoutumance dans 7 à 10 % des cas. Il ne dit pas, comme Jean-François Mattei l’a affirmé dans « Le Figaro » du 17 juin, qu’on peut craindre une encéphalopathie cannabique. Il y a eu une seule publication en 1971 sur un cas non confirmé, qui est rapporté dans toute la littérature depuis ! Aucun sérieux n’a maintenu qu’il existe une encéphalopathie cannabique : ce n’est pas une idée scientifiquement fondée.

Ce rapport peut contribuer à ce qu’on ne pratique plus la politique de l’autruche. Les scientifiques nous disent que l’héroïne, l’ecstasy, le tabac, l’alcool, la cocaïne tuent, le cannabis, non. Certains en tirent argument pour dépénaliser. Moi j’en tire argument et détermination pour renforcer notre force de dissuasion, de prévention sur tous les fronts. Ni idéologie ni démagogie. Parlons le langage de la vérité. C’est le meilleur service que l’on puisse rendre à notre jeunesse.

J’ai lancé le débat sur la dangerosité des drogues et à partir de là je souhaite que les gens réfléchissent. J’espère faire prendre conscience que l’échelle de dangerosité entraîne que l’on réagisse devant tous les risques. Le débat, calme et documenté, du Sénat a prouvé que c’était possible. Par rapport à l’approche qui a présidé à la loi de 1970 sur les drogues, il y a une actualisation à opérer, c’est ce que nous avons fait. Si ce débat contribue à modifier, en termes de santé publique, les idées reçues, j’en serai heureux.

Je ne suis pas un dangereux dépravé parce que je dis que dans l’immense majorité des cas le cannabis n’entraîne pas de violence, à la différence de l’alcool. Combien d’hommes rentrent chez eux et battent leur femme ! Ça n’a pas changé beaucoup depuis Zola. Les chiffres des tribunaux indiquent que 80 % des rixes et des bagarres sont provoqués par l’alcool. Je ne parle même pas des dégâts au sein de la famille, de l’inceste, où l’alcool est très souvent présent.

Quant au tabac, les 60 000 morts par an sont là.

Quand je vois que les taxes sur le tabac représentent 54 milliards pour le budget de l’État et que nous recevons autour de 3 milliards pour l’assurance maladie, je trouve qu’il y a quand même une espèce de perversité à subventionner, en particulier par l’Europe, les plantations de tabac tout en donnant si peu d’argent pour la santé publique. Il s’agit donc de parvenir à susciter une vision nouvelle des interdits et des réglementations.

Cela dit, je m’attendais à des attaques plus violentes. Au cours de la discussion au Sénat, j’ai senti, plutôt que de la vindicte ou de la curiosité, un véritable appétit de débat à ce propos. J’étais très étonné par rapport à ce qui se proférait il y a cinq ans. Le débat a eu lieu dans une bonne atmosphère.

N. O. – Son aboutissement logique n’est-il pas la modification de la loi de 1970, jugée obsolète par de nombreux spécialistes et que vous avez d’ailleurs critiquée ?

B. Kouchner. – Mais je ne peux ni ne veux l’adapter moi-même, ce n’est pas ma priorité, ce n’est même pas mon rôle. Je dis clairement que cette loi n’est ni tabou ni un préalable. Ce n’est pas un tabou parce que, si l’on doit modifier la loi pour le bien et la réduction des risques de notre jeunesse, il faut le faire. Ce n’est pas un préalable, parce qu’on doit d’abord réfléchir et que sans débat on n’y arrivera pas. Modifier la loi de 1970 simplement pour que les gens puissent fumer du cannabis, franchement ça n’a pas de sens et ne m’intéresse pas. Mon but est de prévenir notre jeunesse qu’il faut réduire les risques, face aux toxiques légaux et illégaux, face aux stimulants quels qu’ils soient. Pour réduire les risques il faut d’abord informer. Et pour informer il faut provoquer le débat là où existaient des tabous. Nous ne ferons rien autrement. Nous sommes dans une France réelle et non dans une France rêvée. Il faut convaincre et non pas déchaîner une guerre inutile sur les toxiques. Dans un tel domaine, jouer les cavaliers seuls et les dons Quichotte ne sert à rien.

N. O. – Notre attitude est réaliste ?

B. Kouchner. – Je ne peux pas vous dire que ce n’est pas du réalisme, mais ce n’est pas non plus une frustration. On n’a pas besoin de bouleverser la loi pour évoluer dans le bon sens. On aura besoin de travailler avec les procureurs, avec la police, avec le ministère de la jeunesse et des sports. La Belgique a évolué sans changer la loi. Je pense que la France, sous le gouvernement de Lionel Jospin, est en train d’avancer, en devenant moins idéologique, plus pragmatique. Si vous vous attaquez à une loi de ce type après tant d’années et tant d’efforts, il faut être sûr de gagner. Rien ne serait pire qu’un faux débat avec une conclusion tonitruante et injurieuse…

N. O. – On reperdrait encore vingt ans ?

B. Kouchner. – Exactement.

N. O. – Vous pensez donc qu’il faut d’abord transformer les mentalités et les usages et que la loi suivra…

B. Kouchner. – Cela s’appelle de la politique ! Mais je ne suis pas cynique. Croyez-moi, les mentalités évoluent. Juges, policiers, intervenants sanitaires se respectent davantage et sont persuadés de la complémentarité de leurs actions. C’est nouveau !

N. O. – Jusqu’à quel point la société, et en particulier la santé publique, doit-elle protéger les individus contre les risques auxquels ils s’exposent ?

B. Kouchner. – Vraie belle question. Je ne souhaite pas la disparition du risque, mais sa prise en compte et éventuellement, pas toujours, sa réduction. Je crois au risque nécessaire, au risque de se perdre, de transgresser, au risque de soi-même, au risque de mourir, comme le dit Jankélévitch avec beaucoup de force. Au risque minuscule de la petite minute qui vient. D’autre part, je suis responsable du risque sanitaire. C’est une contradiction en soi. Toutes les dispositions, les démarches médicales sont supposées apporter des améliorations, des bienfaits, la prise en charge des douleurs, la disparition des pathologies. C’est en partie illusoire. Il y a toujours, en médecine, un choix entre bénéfice et risque. Toute thérapie efficace est un choix permanent. Il existe une croyance selon laquelle plus en est pris en charge, plus en cotise à la sécu, plu on est immortel ! La société sans risque serait une catastrophe, une société morte. Le risque choisi peut être ennoblissant.

Mon travail est de réduire au maximum les risques du dispositif sanitaire. C’est l’histoire du sang contaminé, ou plus récemment de l’hépatite B. Je ne peux pas à la fois travailler sur la réduction du risque du radon, dans la transparence, le maître mot de ce ministère – aucun rapport n’a jamais été caché, en tout cas sous ma responsabilité –, et être pour la dépénalisation au sens la plus laxiste et caricatural du terme. Je ne peux pas à la fois faire attention à la dioxine dans les salades et dire que l’on a librement accès à tous les toxiques. On peut faire un choix personnel lorsque ce choix est informé. Dans notre système, on est soigné de la même façon si l’on use de l’alcool et du tabac. C’est tout mon combat. Je refuse la dérive observée notamment en Grande-Bretagne, où il est arrivé que des fumeurs ne soient pas traités à égalité avec les autres patients. Je ne veux pas que l’on stigmatise les gens parce qu’ils s’exposent à un risque.

Mon attitude personnelle face au risque est libérale. Je serais proche de la position qui consiste à dire que l’on se choisit soi-même. C’est soi-même que l’on va trouver dans tous les coins du monde. Je me sens plus proche d’une attitude psychanalytique sur le combat permanent entre l’inconscient et la mort. Je ne condamne en rien, sous prétexte que je suis en charge de la réduction des risques, ceux qui ont choisi le risque.

N. O. – Comment parler aux jeunes des risques liés aux drogues ?

B. Kouchner. – Demandons-nous si gommer les risques n’est pas s’opposer violemment au désir des jeunes, sauf, ce que nous ne faisons pas suffisamment, à leur proposer autre chose. Comme je l’ai dit au Sénat, considérer qu’il n’existe que des malades ou des délinquants offre bien peu d’alternatives pour nombre d’usagers, récréatifs ou non, qui sont pourtant susceptibles de courir des risques, immédiats ou retardés. Et tous ceux qui, de près ou de loin, ont été touchés dans leur famille savent combien ces schémas faciles ne peuvent pas résumer une histoire, une personnalité, une vie, des joies comme des échecs, de terribles souffrances, de l’amour aussi. Pour chaque jeune, ce qui est en jeu avec une drogue ou un toxique, c’est, et dès la première fois, une relations avec la loi, avec le plaisir, une relation avec le corps, une relation avec la mort. Le plaisir est une dimension essentielle. Si l’on ne parle pas du plaisir dans la drogue, c’est que l’on n’a rien compris. Les scientifiques le disent, ils expliquent comment les drogues mettent en jeu le circuit de la récompense. Mais dans la plupart des discussions, cette dimension est oubliée.

Je crois qu’il faut maintenir les interdits parce que sans interdit il n’y a plus de repères ni de transgression. La jeunesse a infiniment besoin de transgresser, par rapport aux adultes, à soi-même, aux parents. La société est tellement terne quand on n’a pas de travail, de logement à 20 ans que jusqu’à 30 ans on vit chez ses parents. Qu’est-ce que la jeunesse sans l’affirmation de soi contre quelqu’un d’autre, contre ses ainés, contre son père et sa mère ? C’est comme ça qu’on s’identifie. Je n’en fais pas l’apologie. Mais je sais que c’est ainsi. Personnellement, j’ai mené ma vie en particulier dans le choix permanent du risque. C’étaient d’autres risques que la drogue. Mais vous savez, dans le combat pour la paix, c’est le combat qui compte. L’exaltation vient du combat, pas de la paix obtenue.

Mon attitude n’est pas seulement stratégique, tacticienne. Je pense profondément qu’il faut maintenir les interdits. J’ai signé l’Appel du 18 joint, parce qu’à l’époque c’était un combat. C’est mon choix de dire que la dépénalisation n’est pas une solution. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait la solution. Et c’est heureux. On ne va pas faire une société clean. Je ne rêve pas d’un ??? de l’esprit, je ne crois pas que quand on aura une pilule pour ne plus prendre des toxiques on aura gagné, que quand on aura construit le meilleur des mondes on aura accompli la société. C’est pourquoi je veux qu’il y ait encore de l’interdit. Ce n’est pas politique. En termes politiques, j’ai compris ce que je pouvais faire et ne pas faire. Au-delà, ce qui m’intéresse, ce sont les individus, un par un.

N. O. – Pourquoi la France a-t-elle pris du retard dans la prévention des risques liés aux toxicomanies ?

B. Kouchner. – D’une part, parce que l’on a cru à la solidité de remparts qui n’en étaient pas, et d’autre part, parce que l’on a trop psychiatrisé l’usage des drogues. Schématiquement, on présupposait que chaque garçon ou fille qui usait de toxiques était un malade mental. Ce n’est pas vrai. Je crois à un abord plus psychanalytique, je pense que c’est une lutte contre soi-même, au plus profond de soi-même, que ça se fait toujours aux dépens de soi-même, comme la psychanalyse. L’abord psychiatrique de la toxicomanie n’a pas permis assez vite, en France, une approche de santé publique. Je n’ai rien contre l’approche psychiatrique, mais elle ne peut rester isolée. Dans notre pays, la stratégie de réduction des risques a pris quinze ans de retard par rapport à nos voisins. En Grande-Bretagne, les cas de sida liés à l’usage des toxiques représentent 5 %, contre 30 à 40 % chez nous. Lorsque j’ai fait passer en 1993 une circulaire qui libérait la méthadone, que d’invectives ! Avec la méthadone, on a maintenant 238 overdoses par an, alors qu’on en avait 594. En Grande-Bretagne, on faisait confiance au médecin généraliste. En France, non. Un généraliste qui prenait en charge une toxicomanie était accusé par le Conseil de l’Ordre et poursuivi. Le couple médecin-pharmacien, qui a joué partout, ne fonctionnait pas en France.

N. O. – N’y a-t-il pas, à l’égard de la drogue, un conservatisme français qui freine toute démarche novatrice ?

B. Kouchner. – Il y a une attitude traditionnelle, une frilosité présente, vous le savez, sur de nombreux autres sujets. Regardez le débat sur la chasse ! Je suis sur une corde raide, c’est clair. Il y a chez les Français une accoutumance culturelle à leurs propres toxiques, une accoutumance de la société à ses dépendances et nous détestons celles des autres. C’est une forme de xénophobie Il existe du racisme des drogues et des toxiques. Il faut le reconnaître si on veut avancer.

Les rendez-vous de Gérard Miller

 

G. M. : Combien y-a-t-il de consommateurs de cannabis ?

 

B. K. : De 5 à 7 millions de personnes y auraient goûté une fois dans leur vie, et 2 millions en consommeraient régulièrement.

G. M. : Des voix montent vers votre gouvernement : « il faut modifier la loi ! »

B. K. : N’entamons pas un faux débat. La loi n’est pas un tabou, mais elle n’est pas non plus un préalable. Si on veut parler de la loi, parlons-en, mais qu’on ne m’explique pas qu’il faut modifier la loi avant d’informer et de débattre. Ce serait l’impasse – il n’y a pas de majorité sur ce sujet.

G. M. : Ce n’est pas une question de majorité : vous êtes contre la dépénalisation.

B. K. : Et je l’ai toujours été ! En revanche, il me semble qu’il faut réglementer l’usage des toxiques quels qu’ils soient. Il y a une loi contre l’ivresse publique. Il y a une loi qui n’autorise pas la vente d’alcool aux mineurs. Eh bien, faisons la même chose avec le cannabis : réglementons. Et comprenons surtout que l’essentiel dans la réglementation, c’est l’information qu’elle favorise. Si quelqu’un a fumé du cannabis, il n’a pas le droit de conduire sa voiture. Si, conduisant sa voiture, il se fait arrêter, on lui mettre une contravention. Mais à cette occasion on lui donnera la possibilité de s’informer sur les toxiques. Est-ce que ce n’est pas une attitude… j’allais dire « intelligente » ?

G. M. : Intelligente aussi parce qu’elle maintient un interdit ?

B ; K. : En effet. Je crois qu’il est nécessaire de laisser en place certaines barrières. Que ceux qui souhaitent les sauter les sautent ! Ceux qui veulent transgresser l’interdit ont besoin d’interdit pour le faire. Je ne parle évidemment pas des drogues dures, de l’ecstasy par exemple, dont on sait qu’elle va provoquer des ravages terribles et qu’il faut absolument s’y prendre d’une tout autre façon pour que ses ravages soient au moins atténués.

G. M. : Il existe dans notre pays une culture de la vigne. Le cannabis, lui, vient d’ailleurs. C’est un handicap ?

B. K. : C’est vrai, certains toxiques fleurent bon la France ! Mais, avant qu’on ne les assimile, tous les toxiques, tous les excitants – prenez le thé, le café ou le tabac – ne sont-ils pas venus d’ailleurs ? Il faut avoir une vision objective et pas seulement nationaliste. 50 000 morts par un directement provoqués par l’alcool ! Et combien indirectement ? Il y a une véritable sociologie de la brutalité liée à l’alcool. Est-ce qu’on sait que l’inceste, que les incidents, les plus graves de la cellule familiale, sont le plus souvent liés à une absorption d’alcool ? Est-ce qu’on sait que c’est également le cas pour 80 % des rixes qui ont lieu dans la société ? Pour prendre l’exemple d’un autre toxique, je pourrais tout aussi bien évoquer les 60 000 personnes qui, chaque année, meurent directement des méfaits du tabac.

G. M. : Finalement, dans le débat ouvert sur le cannabis, vous n’adoptez en rien une position de moraliste.

B. K. : Je propose d’établir une échelle de Richter des risques, sans aucun jugement moral. Bien sûr, le cannabis est neurotoxique, et il n’est pas question de dire le contraire. Dans 10 % des cas environ, il entraîne une dépendance, le récent rapport Roques, que j’ai fait publier le dit explicitement. Mais il convient de le comparer aux autres toxiques et de mettre ne perspectives ses effets, y compris ses effets d’accoutumance, et son environnement social.

G. M. : Récemment, l’Assemblée générale des Nations unies nous a promis un monde sans drogue. Vous y croyez ?

B. K. : Au contraire, nous entrons dans le monde chimique ! Peut-on parler d’un monde sans drogue and nous sommes débordés par la pharmacopée ? On nous demande d’être des surhommes dans un monde qui nous l’interdit.

G. M. : Et qui veut tantôt retarder, tantôt accélérer notre mort. On parle d’euthanasie à Mantes-la-Jolie.

B. K. : Je déteste le mot euthanasie : il est négatif et meurtrier. La vraie question est celle des soins palliatifs, des équipes mobiles hospitalières, qu’il convient de renforcer en France. Nous avons sur ce sujet un retard considérable, d’où le projet triennal que Martine Aubry et moi avons proposé. La fin de la vie, le passage, l’accompagnement, voilà ce qu’il s’agirait d’aborder enfin sans tabou.