Interviews de M. Michel Barnier, ministre de l'environnement, à RTL le 25 avril et dans "Le Figaro" du 9 mai 1994 et réponse à une question parlementaire à l'Assemblée nationale le 27 avril, sur l'aide occidentale pour la fermeture des réacteurs les plus dangereux à l'Est (notamment Tchernobyl), les déchets et la sureté nucléaires (projet de loi en préparation) et le redémarrage de Superphénix.

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Circonstance : Huitième anniversaire de l'explosion d'un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine)

Média : Le Figaro - RTL

Texte intégral

J.-J. Bourdin : Vous êtes catégorique : il faut fermer Tchernobyl !

M. Barnier : Oui et il faut fermer le plus vite possible les plus vieux réacteurs de Tchernobyl, ceux de type RPMQ qui ont explosé, il y a huit ans et dont certains fonctionnent encore, et notamment sur plusieurs sites de Russie. Il faut fermer huit de ces réacteurs, à la condition du reste car il ne faut pas raconter des histoires aux gens que ces pays puissent se fournir quand même, en électricité.

J.-J. Bourdin : Quel est le danger le plus pressant ?

M. Barnier : Sur Tchernobyl, à l'évidence, il y a un sarcophage qui n'est plus sûr et il faudra en construire un second. Le mieux serait de fermer ces réacteurs et les remplacer par des réacteurs d'un type nouveau et BVER. Dans ces pays, il y a des ingénieurs et des scientifiques de grand talent. Ce qui manque, c'est une culture de sûreté nucléaire. C'est un des moyens que nous avons, peut-être le plus efficace, d'aider ces pays, et aussi, une coopération plus directe, plus bilatérale, qu'on jumelle chaque centrale occidentale à une centrale de l'Est, que chaque pays occidental qui a une compétence Allemagne, France, Japon se jumelle à un pays d'Europe centrale et orientale. Que l'on arrête toutes ces lenteurs! Je suis frappé, c'est mon coup de colère de ce matin qui est une vieille préoccupation, par ces discours, ces plans mondiaux et internationaux, que l'on arrête ça, alors que l'action n'arrive pas sur le terrain là où il y a les problèmes.

J.-J. Bourdin : Les pays qui pourraient aider à la fermeture du site, d'autres sites, et qui pourraient prendre en charge, en effet, ces centrales, perdent du temps…

M. Barnier : Les pays occidentaux n'apportent pas à la question de la sûreté écologique, de la sûreté nucléaire, la bonne réponse aujourd'hui.

J.-J. Bourdin : Pourquoi ?

M. Barnier : Parce qu'il y a, comme toujours, beaucoup de problèmes. On meurt de la guerre en Europe centrale et orientale. Je veux dire aussi qu'on ne meurt pas seulement de la guerre mais aussi, de pollution, de froid, de faim. Ces pays sont assaillis et ils ont des installations qui, tant bien que mal, marchent encore. Il y a plusieurs grandes capitales d'Europe centrale et orientale, si on ferme certaines centrales, qui n'auront plus d'électricité : les Pays-Baltes, Sofia. J'espère que les chefs d'Etat et de gouvernement, notamment au prochain G7, apporteront une réponse plus forte. J'avais imaginé il y a trois ans, avant d'être ministre c'est parfois plus facile de parler quand on n'est pas ministre une initiative européenne de sécurité écologique. Je reste sur la conviction qu'au moment où J. Delors, l'Europe, se mobilisent pour une initiative de croissance, on doit parler et agir pour la sécurité écologique, c'est leur sécurité, c'est aussi la nôtre. L'Europe et le progrès de l'Europe, ça ne passe pas seulement par des autoroutes, mais également par la sécurité écologique.

J.-J. Bourdin : Vous regrettez de ne pas être mieux entendu ?

M. Barnier : Nous commençons à l'être. Je dis "nous" car c'est la conviction de beaucoup de ministres de l'Environnement et c'est aussi, au sein du gouvernement français, une préoccupation qui progresse. Mais nous ne pouvons pas agir seuls. Je reste persuadé que si l'on procédait centrale par centrale, avec nos propres experts, notre propre argent, on serait sans doute plus efficace que nous l'avons été depuis huit ans, dans des organisations internationales.

J.-J. Bourdin : La défense de notre environnement serait-elle moins à la mode ?

M. Barnier : Il y a eu cette tentation ou ce risque l'année dernière, au moment où la crise était la plus grave. J'ai l'impression qu'aujourd'hui on comprend mieux que, plus d'environnement, ça peut être aussi plus de croissance et un retour vers le progrès plus rapide. L'environnement ce n'est pas seulement une contrainte ou un handicap, c'est aussi une chance de croissance.

J.-J. Bourdin : À Tchernobyl, 1,8 million d'enfants ont été irradiés et ces enfants il faut les aider !

M. Barnier : Oui, certains ont été accueillis chez nous, il n'y a du reste pas que les risques de cancer de la thyroïde, mais aussi, tout autour de Tchernobyl et sur des centaines de kilomètres, le risque de pollution des nappes phréatiques. Ce sont des risques à moyen et long termes.

J.-J. Bourdin : 56 centrales nucléaires françaises vont devoir être renouvelées, ça va coûter une fortune ?

M. Barnier : L'amortissement de ces centrales et le renouvellement pour celles qui devront être renouvelées, a été prévu par les exploitants. Je ne crois pas qu'on puisse comparer la situation des pays d'Europe centrale avec notre propre situation. Par contre, je dis aussi qu'il faut balayer aussi parfois devant notre porte. Nous avons des progrès à faire en France, en matière de sûreté nucléaire, en matière de transparence de l'information et surtout, sur un problème, une sorte d'angoisse pour moi, qui est celui des déchets. Je souhaite donc que ces questions soient posées. En tout cas, je vais les poser dans le débat sur l'énergie qu'E. Balladur a décidé d'ouvrir devant le pays, dans les six mois qui viennent. Ces déchets s'accumulent, et c'est une chance pour notre pays que d'avoir gagné son indépendance énergétique, grâce à l'électronucléaire mais ce serait une faute de ne pas connaître, comprendre, traiter, les problèmes que pose cela.

 

27 avril 1994

Risques d'accidents nucléaires en Europe centrale et orientale

Réponse du ministre de l'Environnement, M. Michel Barnier, à une question d'actualité (Assemblée nationale, 27 avril 1994)

Q. : Vous avez célébré à votre manière le huitième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, Monsieur le ministre de l'Environnement, en appelant à fermer au plus vite cette centrale. Permettez à notre groupe de s'associer à cet appel, et d'avoir une pensée pour les victimes. Aujourd'hui, malgré un rapport accablant de l'Agence internationale de l'énergie atomique, la centrale fonctionne toujours; et la construction d'un sarcophage sur le réacteur 4 est à la fois indispensable et difficile. Ce qui motive l'inquiétude croissante des experts nucléaires, notamment français et allemands, qui n'ont pas manqué de mettre en garde la communauté internationale. Or le Vice-Premier ministre ukrainien a répondu à l'AIEA que de Tchernobyl fournissait 7 % de la production ukrainienne d'énergie, et qu'il n'avait pas solution de remplacement faute de moyens financiers.

Par ailleurs une quinzaine d'autres sites nucléaires d'Europe de l'Est présentent de grands dangers. Pouvez-vous faire le point sur les dangers actuels de Tchernobyl, et sur les perspectives de coopération communautaire et occidentale, dans le domaine de la sûreté nucléaire, avec l'Ukraine et les autres pays d'Europe de l'Est ?

R. : Oui, il faut fermer au plus vite les réacteurs les plus anciens de Tchernobyl de type RBMK, comme celui qui a explosé il y a huit ans ; et personne ici ne peut oublier les victimes passées et à venir de cette catastrophe. Il faut d'autant plus les fermer qu'à la fragilité des réacteurs s'ajoute un risque d'effondrement du sarcophage.

Et des réacteurs du même type fonctionnent encore sur une quinzaine d'autres sites en Europe centrale et orientale. Certes les fermer, c'est plus facile à dire qu'à faire : ces peuples ont besoin de se chauffer, de s'éclairer, de faire fonctionner leur industrie. Pourtant, si personne ne le dit, il n'y a aucun espoir qu'ils soient fermés un jour… Face à ce problème, les orientations du gouvernement français sont les suivantes. Nous souhaitons tout d'abord que les aides internationales celles de l'Europe occidentale, auxquelles s'ajoutent les aides japonaises et américaines soient plus efficaces et plus rapides que ces dernières années. J'ai imaginé qu'on pourrait rendre ces aides plus directes, si chaque centrale de l'Est était jumelée à une centrale de l'Ouest, si chaque pays de l'Est était parrainé par un pays de l'Ouest. Voyez par exemple ce que fait EDF à Kozloduy, en Bulgarie.

Notre deuxième souci est, chez nous, de dire la vérité. En agissant ainsi, je suis sûr que nous encouragerons les dirigeants des pays de l'Est à faire de même chez eux et à se doter de la sûreté nucléaire. Nous travaillons avec eux en ce sens.

Enfin, je suis sûr que cette question -qui est plus grave qu'on ne le pense sera à l'ordre du jour des prochains sommets des chefs d'Etat et de gouvernement des pays occidentaux – je pense notamment au G7 –, car c'est aussi de notre sécurité qu'il s'agit.

 

9 mai 1994
Le Figaro

Michel Barnier : "Notre culture de sûreté nucléaire"

Face aux inquiétudes nées de Tchernobyl et aux protestations écologistes contre Superphénix, il répond "transparence" et "maîtrise" pour une meilleure gestion des risques

Huitième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl et recrudescence de problèmes de sûreté nucléaire à l'Est, "longue marche" des opposants à Superphénix sur Paris, débat national sur l'énergie Initié par le gouvernement pour la première fois depuis dix ans, le printemps est sous le signe de l'atome. Michel Barnier, ministre de l'Environnement, explique la politique du gouvernement et ses perspectives en matière d'énergie nucléaire.

Le Figaro : Vous êtes le ministre de l'Environnement du premier pays nucléarisé du monde. Subissez-vous des remarques de vos confrères, européens en particulier ?

Michel Barnier : À aucun moment, au sein du Conseil des ministres de l'Environnement des Douze, la politique française n'a été mise en cause devant moi. Chacun a choisi sa stratégie, nous ne sommes pas le seul pays qui ait fait le choix de l'énergie nucléaire, même si chez nous elle représente 75 % de notre consommation électrique.

Je crois que les pays étrangers connaissent notre culture de sûreté nucléaire, la rigueur de notre inspection et la qualité de nos entreprises. Cela ne nous interdit pas d'en parler.

Car quelle que soit la part de l'atome dans la production d'énergie, nous avons tous des problèmes communs : en particulier la sûreté, les lignes électriques et les déchets.

Le Figaro : En matière de choix énergétiques, quelle est la marge de manœuvre du ministre de l'Environnement ?

Michel Barnier : Le ministre de l'Environnement assume une responsabilité particulière qu'il partage avec le ministre de l'industrie : celle de la sûreté nucléaire. C'est un dossier sur lequel je me suis engagé personnellement. Le gouvernement travaille de manière homogène.

Nous nous posons finalement les mêmes questions, quoique avec des approches différentes. Le signal le plus important, provoqué par le premier ministre, se trouve dans sa volonté d'une réflexion nationale et ouverte sur l'énergie et l'environnement.

J'ai le pressentiment que ce débat intéressera plus qu'on ne le croit les acteurs locaux ou nationaux. Je suis à l'aise, au sein du gouvernement, pour dire par exemple qu'il faut relancer en France la diversification des productions énergétiques, vers l'hydroélectricité, les énergies renouvelables ou les bio-carburants entre autres.

Le Figaro : Doit-on attendre des modifications profondes, à la suite de ce débat, de la politique énergétique nationale ?

Michel Barnier : Inutile de raconter des histoires, il ne remettra pas en cause la stratégie et le choix électronucléaires. Mais il peut sortir de ce débat une plus grande compréhension et une meilleure maîtrise de ce choix. Il devrait aussi aider à une relance de la politique d'économies d'énergie, que nous sommes inexcusables d'avoir démantelée depuis dix ans. J'ajoute un souci, celui d'une plus grande transparence et d'un meilleur contrôle de la politique énergétique par le Parlement.

Voilà pourquoi j'ai évoqué l'idée d'une loi sur la sûreté nucléaire. Ce débat est enfin lié à l'aménagement du territoire, notamment en ce qui concerne la politique des transports et le rééquilibrage entre la route et le rail.

Le Figaro : L'hypothèse de l'effet de serre est le nouvel argument du lobby nucléaire. Vous paraît-il crédible ?

Michel Barnier : Le débat actuel entre les scientifiques porte davantage sur la gravité de l'effet de serre que sur sa réalité. J'organise d'ailleurs les troisièmes "Entretiens de Ségur" sur ce sujet le 16 mai. En attendant de savoir la vérité, nous devons appliquer le principe de précaution. C'est indispensable de limiter les émissions de gaz à effet de serre, et notamment le gaz carbonique.

De ce point de vue, l'énergie nucléaire est en effet une énergie propre. Mais elle pose d'autres problèmes, dont le plus sérieux est celui des déchets.

Le Figaro : L'Occident semble vouloir se mobiliser pour aider l'Ukraine à se passer de sa centrale de Tchernobyl. Quelles sont les principales options envisagées ?

Michel Barnier : La fermeture des deux réacteurs les plus dangereux de Tchernobyl est affaire de volonté du monde occidental, mais aussi de l'Ukraine. Le premier ministre nous a demandé de préparer une initiative concrète pour aboutir à cette fermeture, en liaison avec les autres pays de l'Union européenne et du G7.

Ce point sera l'un des principaux éléments du Sommet de Naples. Outre les réacteurs, il y a à Tchernobyl un nouveau sarcophage à construire, des problèmes graves de déchets radioactifs et de protection des eaux.

Pour répondre aux besoins d'énergie de l'Ukraine, nous pourrions mettre en service deux ou trois réacteurs neufs. Cela suppose une culture de sûreté nucléaire nouvelle dans ce pays et un appui exceptionnel de tous les pays occidentaux. Enfin, dans toutes ces nouvelles démocraties, les gaspillages énergétiques sont gigantesques. Les aider à mieux gérer leurs réseaux et leurs ressources est une grande partie de la solution à leurs problèmes.

Le Figaro : Le problème des déchets nucléaires a surgi, en France, après quarante ans d'exploitation. Qu'en pensez-vous ?

Michel Barnier : Je crois que les exploitants et les organismes en charge de l'énergie nucléaire ont fait preuve d'imprévoyance en renvoyant cette question à plus tard. Très peu de décisions politiques engagent pourtant les générations futures à ce point-là, que celle de la production de déchets nucléaires à vie longue, pour des dizaines de milliers d'années. La question a enfin été posée correctement à la fin des années 90.

Un début de réponse a fini par y être apporté par la loi de 1991 et les travaux de la mission Bataille, portant sur l'implantation de laboratoires souterrains pour l'étude d'un stockage profond.

Le Figaro : Peut-on dissocier, du point de vue de l'imprévoyance, les déchets nucléaires et les autres déchets industriels ?

Michel Barnier : Toute industrie produit des déchets ultimes. Dans le passé, les déchets industriels ont été souvent stockés ou enfouis n'importe comment et n'importe où. Et les industriels qui les produisaient n'ont pas été, c'est vrai, plus prévoyants que les industriels du nucléaire.

Une de mes premières actions, en arrivant au gouvernement, fut de lancer une enquête approfondie, dans chaque département, pour établir une liste sérieuse et hiérarchisée de ces sites pollués. Une fois cette liste établie, il nous faudra bien trouver les moyens de traiter ces sites. Je ne veux pas d'une affaire de la "terre contaminée".

Le nucléaire n'échappe pas à cette production de déchets ultimes. Il faut dire clairement que, quelles que soient les modalités de retraitement utilisées, nous devons disposer de sites de stockages souterrains pour les déchets à vie longue.

Quant au traitement des déchets faiblement radioactifs, il faut plus de rigueur dans leur gestion.

Le Figaro : Les physiciens nucléaires assurent que le problème des déchets ne se réglera pas avec un incinérateur. Sur quelles motivations réelles, le gouvernement s'est-il donc orienté pour décider du redémarrage de Superphénix ?

Michel Barnier : Superphénix ne sera pas destiné à détruire tous les déchets produits par les cinquante-sept réacteurs français.

Le Premier ministre a pris, une décision fondamentale, celle d'arrêter d'ici à deux ans la surgénération à Creys-Malville, c'est-à-dire la production, de plutonium.

L'installation permettra désormais de mener des expérimentations pour mieux connaître les moyens de réduire le volume des déchets nucléaires les plus dangereux.

Sur Superphénix, j'ai donc du mal à comprendre l'attitude de certains écologistes actuellement.

Compte tenu de la masse d'argent, de recherches, d'expertises investie sur ce site, il aurait été incompréhensible de le passer par pertes et profits. C'est une décision conforme l'intérêt général.