Interview de M. Jack Lang, président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale et membre du bureau national du PS, dans "Le Figaro" le 15 septembre 1998, sur la synthèse politique de la gauche, les élections législatives allemandes, la social démocratie et les élections européennes, la réduction des inégalités, les relations droite extrême-droite et la cohabitation.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Jack Lang - Président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale ;
  • Carl Meeus - Journaliste

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro : Que pensez-vous du « volontarisme réaliste », fondement de la philosophie de l’action du premier ministre, développé dans son discours de rentrée à la Rochelle ?

Jack Lang : Les observateurs n’ont pas été assez attentifs à l’originalité de la démonstration du premier ministre sur sa vision de l’économie. Je suis personnellement très heureux du contenu idéologique de ce texte. Il marque une orientation relativement nouvelle que j’appelais de mes vœux depuis de nombreuses années.

Le Figaro : Laquelle ?

Jack Lang : Dès 1990, j’avais suggéré au président François Mitterrand d’accepter l’idée même de privatisation partielle et de revenir sur le ni-ni. Partiellement, Édith Cresson puis Pierre Bérégovoy ont entrouvert la porte. Au moment de l’élaboration de notre programme économique, en 1997, je suis revenu à plusieurs reprises sur la nécessité d’ouvrir le capital de certaines entreprises publiques. Le gouvernement de Lionel Jospin, avec intelligence et efficacité, a tourné le dos à un tabou en préférant la dynamique industrielle au maintien de dogme désuets.

Le Figaro : C’est une sacrée révolution chez les socialistes !

Jack Lang : Je n’ai jamais compris pourquoi on devait perpétuer cette tradition qui consiste à proférer un discours étatiste, dans l’opposition, et à favoriser, au gouvernement, une pratique plus ouverte. Le temps est même venu d’affiner et de rajeunir notre doctrine. Lionel Jospin a ouvert la voie.

Le Figaro : Mais la privatisation, c’est l’essence même d’une politique de droite ?

Jack Lang : Comme l’a très bien dit Lionel Jospin à La Rochelle, une technique n’est en soi, ni de gauche ni de droite. Le mode de gestion d’une entreprise, les déficits, la lutte contre l’inflation, ne sont pas, eux-mêmes, de droite ou de gauche. La petite révolution intellectuelle se situe là. Ce qui différencie une politique de droite d’une politique de gauche ce ne sont pas les techniques de gestion, c’est l’idéal social, culturel, intellectuel, humain. Souvenez-vous de l’adage chinois : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir. Ce qui importe c’est qu’il mange la souris ». Après tout, les chemins, même de traverse, peuvent mener à l’idéal de transformation socialiste du pays : mettre le pays en mouvement, changer l’ordre injuste des choses.

Le Figaro : Jusqu’à présent, la gauche considérait que l’État était le mieux à même d’aboutir à cet idéal…

Jack Lang : C’est vrai. Pendant longtemps, pour des raisons de tradition, et parfois de paresse intellectuelle, une idéologie étatiste a pesé sur notre réflexion et notre imaginaire. Aujourd’hui, le discours d’une gauche audacieuse, imaginative et transformatrice, doit associer les deux termes d’un même raisonnement. Premièrement, libérer l’Etat et la société de ses scléroses, lourdeurs, gâchis, pour les rendre plus créatifs. Deuxièmement, affecter les énergies et les ressources, à l’essentiel, c’est-à-dire, à la lutte contre les inégalités. Plus l’Etat sera débarrassé de ses boulets et de ses carcans, plus il permettra à la société d’être créative et juste. Mais si l’on se bornait à diminuer les déficits, à baisser les prélèvements et à maintenir les privilèges et les hiérarchies sociales, on ne conduirait qu’une politique conservatrice typique.

Le Figaro : Vous trouvez que le gouvernement manque d’audace dans sa lutte contre les inégalités ?

Jack Lang : Il y a eu un malentendu sur ce que je voulais dire à la rentrée. On a voulu assimiler mes propositions de lutte contre les inégalités à une demande d’accélération des réformes. Ce n’est pas une question de rythme. C’est une question de vision et de conception. Sur un certain nombre de sujets nous avons tous échoué collectivement.

Le Figaro : C’est plus inquiétant !

Jack Lang : Cette réalité n’est pas seulement française. Dans plusieurs domaines, une révolution des idées s’impose. Deux exemples : la lutte contre l’échec scolaire ne porte pas ses fruits. La machine à sélectionner continue à fonctionner à un rythme d’enfer. J’aimerais que le gouvernement prenne à bras-le-corps la question du collège et de l’université, deux domaines dans lesquels l’échec scolaire est insupportable. Pour la politique de la ville, Lionel Jospin avait parlé, pendant sa campagne présidentielle, de reconstruire les banlieues. Je ne voudrais pas que l’on se contente de réparer, de repeindre, sans reconstruire. Alors qu’il faudrait une véritable révolution de la politique du logement, d’aménagement urbain, de la gestion même de ces quartiers en difficulté. Là où une myriade d’autorités publiques se chevauchent sans véritable impulsion, une unité de conception et de commandement est à imaginer et à imposer.

Le Figaro : Le projet du budget répond-il à vos attentes ?

Jack Lang : Le gouvernement veut encourager l’emploi et les investissements. Je ne peux qu’approuver. Pour autant je ne suis pas pleinement convaincu par la priorité donnée à la baisse de la taxe professionnelle, dont je doute que l’efficacité immédiate sur l’emploi. Il aurait été préférable d’abaisser le coût du travail sur les emplois non qualifiés. C’est une mesure plus lisible, plus claire, plus rapidement favorable à la création de nouveaux postes de travail.

Le Figaro : L’hypothèse d’un taux de croissance élevé vous paraît-elle raisonnable ?

Jack Lang : Je le crois mais, nous avons été échaudés à de nombreuses reprises par les prévisions des experts. Depuis plusieurs mois je préconise la création, au sein du budget de l’Etat, d’un fonds d’action conjoncturelle. Au lieu d’attribuer immédiatement l’ensemble des crédits, un pourcentage du budget de chaque ministre (2 ou 3 %) serait bloqué sur le compte de ce fonds. L’argent serait libéré en cours d’année selon que la conjoncture s’y prête ou non. Ce serait une politique de bonne précaution, surtout dans la période actuelle.

Le Figaro : Dans son discours de La Rochelle, Lionel Jospin évoquait la « synthèse politique nouvelle » qu’il était en train d’opérer avec l’ensemble de la gauche. Pensez-vous que la gauche doive se retrouver dans une seule et même structure ?

Jack Lang : Chaque mouvement politique a son histoire propre. La gauche doit rester multicolore. Un bloc uniforme de gauche ne lui permettrait pas de ressentir avec la même acuité les mouvements de la société. Il ne faut pas craindre le débat, mené dans la fraternité, l’unité et le respect des personnes. Le PS a toujours été un laboratoire d’idées et le restera avec François Hollande. Quand un parti est au gouvernement il a un devoir d’audace permanent. Si le PS veut préserver son identité, il doit absolument préciser sa pensée et mettre en évidence ce couple indissociable : libération de l’économie-lutte radicale contre les inégalités.

Le Figaro : Dans quelques jours se réuniront à New York, Bill Clinton, Tony Blair, et d’autres chefs de gouvernement sociaux-démocrates. La thématique de cette rencontre sera l’élaboration d’une politique internationale de centre gauche. Qu’en pensez-vous ?

Jack Lang : Je n’ai rien contre une sorte de concertation des partis démocratiques des pays du monde. Mais je regretterais que nous ne maintenions pas une identité, une originalité socialiste. Encore faut-il la légitimer par des actes et une pensée forte. Je déplore la progression, dans autres pays d’Europe, d’une gauche pépère et molle, grise et pour tout dire sans saveur, ni couleur. Il faut au contraire mettre à neuf nos idées et nos convictions. Et convaincre nos partenaires. Je souhaite que le programme des partis sociaux-démocrates pour les prochaines élections européennes soit audacieux, imaginatif et offensif. J’espère qu’on ne va pas se contenter de quelques poncifs sur l’Europe sociale ou de clichés sur l’employabilité. Je souhaite surtout que les gouvernements sociaux-démocrates d’Europe apprennent enfin à trouver le chemin du cœur et de l’intelligence et de la jeunesse.

Le Figaro : Votre candidature à la tête de la liste socialiste aux européennes a été évoquée…

Jack Lang : J’ai été le premier surpris. Je n’ai jamais exprimé le moindre désir, ni la moindre demande.

Le Figaro : Vous ne serez pas candidat ?

Jack Lang : La question ne se pose pas. Je ne me la suis pas posée.

Le Figaro : Vos « amis » ont pensé à vous !

Jack Lang : Je suis très touché, honoré et ému qu’on ait pensé à moi. Mais je le répète, jamais je ne me suis posé la question. Pour moi, il y a deux préalables. Le contenu du programme tout d’abord. Si c’est pour entendre à nouveaux les vieux refrains, les vieilles chansons, sur l’Europe des travailleurs, nous ne réussirons pas à soulever les enthousiasmes et les cœurs, surtout chez les jeunes. Je souhaite ensuite que les socialistes mènent une vraie campagne internationale, que les leaders sociaux-démocrates européens puissent se réunir sur des sujets concrets. Et aillent à la rencontre des habitants de chaque pays. Et pourquoi ne pas imaginer que le numéro deux de chaque liste nationale soit un citoyen d’un autre pays ?

Le Figaro : En septembre 1997, vous affirmiez ne pas vouloir voter la ratification de traité d’Amsterdam. Etes-vous toujours sur cette position radicale ?

Jack Lang : Si, dans les prochaines semaines, le gouvernement français prend des initiatives, engage un processus pour une relance de la construction européenne, ce sera un signe assez fort pour que nous puissions ratifier le traité. Jusqu’aux élections allemandes, nous ne pouvons pas agir. Fin septembre, nous devrons impérativement reprendre l’initiative. Quel que soit le vainqueur des élections en Allemagne, le prochain gouvernement, libéré de ces préoccupations électorales, sera porté à être plus favorable à l’intégration politique. Gerhard Schröder m’a dit sa volonté de participer à une telle relance. L’année qui vient sera vitale pour l’Europe : 1999 commencera par la présidence allemande de l’Union européenne. Puis ce sera le renouvellement du Parlement européen, suivi de celui de la commission, et enfin la nomination de l’homme chargé des relations internationales. Pour finir, la mise en place de l’euro. C’est une année clef. Il faut que nous saisissions collectivement cette chance. 1999 peut être une année de relance de la machine européenne et d’un nouveau souffle.

Le Figaro : La droite n’arrive pas toujours à définir une position claire par rapport à l’extrême droite. Cela vous inquiète-t-il ?

Jack Lang : Une alliance de la droite et de l’extrême droite nous conduirait à basculer dans un autre système. Pour la droite elle-même et pour la République, je ne peux souhaiter qu’une seule chose : qu’elle se guérisse définitivement de l’extrême droite. Notre vie démocratique a besoin d’une droite sérieuse, républicaine. Cela peut paraître étrange de le dire, mais l’absence d’opposition ne peut être un bien ni pour la démocratie, ni pour le gouvernement, ni même pour la gauche. Il est bon d’être interpelé, questionné, provoqué. Ce n’est pas réjouissant, pour une vie démocratique normale et équilibrée.

Le Figaro : La cohabitation vous paraît-elle fonctionner correctement ?

Jack Lang : Elle se déroule sur un mode civilisé et respectueux. J’ai toujours été favorable au régime parlementaire. Je ne vais donc pas me plaindre d’un système dans lequel l’interprétation parlementariste de la Constitution l’emporte sur l’interprétation présidentialisme et neuf années de présidentialisme et neuf années de parlementarisme.

Le Figaro : Neuf ans si cette cohabitation va à son terme…

Jack Lang : Je ne vois pas de raison qu’il en soit autrement. Je déplore une seule chose : l’insuffisante considération portée au Parlement, quel que soit l’époque, en 1981, 1988, 1995. Par comparaison avec le Bundestag, les Cortes ou la Chambre des communes, le Palais-Bourbon est une assemblée aux pouvoirs modestes. Par exemple, dans nombre de pays européens, aucune négociation internationale, aucune rencontre de ce haut niveau n’a lieu sans que le Parlement ne soit informé, sinon consulté. C’est inimaginable en France. Le Parlement ressemble encore trop souvent à un théâtre d’ombres. Des signes positifs cependant : le premier ministre et plusieurs ministres s’efforcent de travailler en amont avec les députés sur plusieurs projets de loi, les commissions d’enquête se multiplient. Sur ce bon chemin, il faut aller plus loin.

Le Figaro : De quelle façon ?

Jack Lang : Redonner partiellement au Parlement la maîtrise de l’ordre du jour, l’autoriser à voter des résolutions, notamment dans le domaine international, instituer un contrôle parlementaire de l’exécution des dépenses publiques.

Le Figaro : La multiplication des mises en examen d’hommes politiques ne vous inquiète-t-elle pas ?

Jack Lang : Deux écueils sont à éviter : l’impunité des responsables fautifs. Le lynchage médiatique. La séparation des pouvoirs mérite d’être mieux garantie. Notre système institutionnel a besoin d’un rajeunissement. N’oublions pas cette parole de Montesquieu : « Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ».