Interview de M. Édouard Balladur, Premier ministre, dans "Le Figaro" du 30 août 1994, sur la politique étrangère, la politique africaine et l'élargissement de l'Union européenne.

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Média : Le Figaro

Texte intégral

Édouard Balladur : notre politique étrangère

Quand le chef du gouvernement évoque ses convictions diplomatiques; définit sa politique européenne et imagine une Union en trois cercles.

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT

Jusqu'à présent, Édouard Balladur ne s'était jamais avancé aussi directement sur le terrain de la politique étrangère. Dans cet entretien au Figaro, il évoque les grands problèmes de l'heure, du Rwanda à la Bosnie, et décrit en détail son projet pour l'Europe.

LE FIGARO : Avec la prise de Carlos, la France a marqué un grand point dans la lutte antiterroriste. Craignez-vous des représailles ?

Édouard BALLADUR : La vie publique, nationale comme internationale, doit obéir à un minimum de principes. Le premier, c'est le respect de la morale et du droit. Il était inconcevable que le responsable d'actions terroristes qui ont fait des dizaines de victimes dans le monde entier ne fût pas recherché et traduit devant la justice. Des instructions en ce sens avaient été données depuis plusieurs mois. Charles Pasqua a mené à bien cette opération. Toutes les mesures ont été et seront prises pour mettre la France et les Français à l'abri de toutes les menaces, d'où qu'elles viennent.

Q. : Avez-vous suivi de près l'opération ?

R. : Comment imaginer que ce ne soit pas le cas ?

Q. : Comment jugez-vous ce qui se passe aujourd'hui autour de l'affaire Carlos. N'est-elle pas en train de devenir une affaire Verges ?

R. : La justice est saisie de toute cette affaire. À elle de remplir non rôle.

Q. : La France mène une politique de fermeté vis-à-vis des intégristes algériens, mais pensez-vous que la situation soit durable en Algérie ?

R. : La Franco mène une politique équilibrée. Cette politique consiste à ne pas interférer dans les affaires politiques intérieures algériennes, à faire en sorte que sur le sol de notre pays ne puissent pas se développer des actions d'intolérance et de mépris des droits de l'homme. Mais, en même temps, la France appelle toutes les parties intéressées à se rencontrer pour dégager ensemble les solutions permettant de définir un avenir stable pour l'Algérie. Je le répète : notre politique est équilibrée, et elle respecte l'indépendance de l'Algérie.

Q. : Êtes-vous proche de la position américaine, qui plaide pour la négociation et l'apaisement ?

R. : J'exprime la position française, telle qu'elle a été définie dès le début et telle qu'elle a été exposée par le ministre des Affaires étrangères, par le ministre de l'Intérieur et par moi-même.

Q. : Quelle est la meilleure façon de lutter contre l'intégrisme ?

R. : La meilleure façon, c'est de rester fidèle à nos propres principes et à nos propres convictions, fondées sur la tolérance, le respect de la liberté d'autrui et le respect des droits de l'homme. D'une certaine manière, c'est ce que j'ai appelé, si vous me permettez de le rappeler [illisible] français.

Q. : Depuis plusieurs mois, alors que l'exécutif vit à l'heure de la cohabitation, la France a repris l'initiative sur le plan diplomatique. Comment l'expliquez-vous ?

R. : La France, en effet, a pris l'initiative dans de nombreux domaines : heureuse conclusion des négociations du Gatt ; crise monétaire surmontée en 1993 sans abandon du Système monétaire européen (SME) ; reprise d'un dialogue concret et indispensable avec la Chine ; affirmation de son rôle en Bosnie afin de trouver une solution politique au conflit ; initiative d'abord solitaire au Rwanda pour conjurer les massacres et éviter le pire. J'ajouterai l'élaboration d'un Livre blanc sur la défense suivie de l'adoption de la loi de programmation militaire, et l'initiative que j'ai prise de proposer un Pacte de stabilité à tous les États européens afin que soit garanti le respect des frontières et des minorités. Dans chacun de ces cas, il s'agissait soit de résoudre les problèmes qui, compte tenu des circonstances, n'avaient pu l'être encore, soit de préparer l'avenir.

"Connivence avec le président ? Pourquoi ce terme un peu péjoratif ?"

Q. : N'y a-t-il pas, au fond, une certaine connivence avec le président sur les grandes questions de politique étrangère ?

R. : Connivence ? Pourquoi ce terme un peu péjoratif ? Il y a des positions communes, c'est vrai, soit dès le départ, soit qu'on y arrive après discussion. Le président de la République a approuvé mon initiative d'un Pacte de stabilité en Europe, et l'a constamment soutenu dans les réunions internationales. Quand il y avait des difficultés, nos conversations ont, en général, permis de les surmonter.

Q. : Pouvez-vous citer un domaine sur lequel vous ne vous sentiez pas en phase avec le président ?

R. : Il y en a, c'est évident. Je préfère ne pas en parler. Vous connaissez mon souci : faire en sorte que la cohabitation, situation institutionnelle un peu particulière, ne porte atteinte ni à l'unité du pouvoir ni à l'autorité de la France face à l'étranger. Personne ne conteste que nous y soyons parvenus, et parfois dans de très bonnes conditions. Souvenez-vous de la négociation du Gatt, où la France s'est fait entendre efficacement, grâce à une sorte de consentement national exprimé par les positions convergentes du président de la République et du premier ministre.

Q. : Du Gatt à la Bosnie en passant par le Rwanda, quelle est la philosophie qui guide votre action ?

R. : Les principes sont clairs :

– réserver la plus grande liberté de décision et d'action à la France ;

– défendre en toute circonstance, même quand c'est difficile, un idéal moral. C'est ce que j'ai, appelé l'exemple français, formule qui vaut pour tous les domaines de la politique intérieure et extérieure ;

– organiser une Europe plus ouverte et plus souple, et en même temps plus consciente d'elle-même et plus décidée à s'affirmer ;

– enfin, aider des pays en difficulté, tels ceux d'Europe centrale ou d'Afrique, à accéder à la prospérité.

Il s'agit en fait de répondre à une seule question, toujours la même : la France a-t-elle encore la possibilité de mener dans le monde une politique indépendante et qui soit une grande politique ? A-t-elle encore une mission, une personnalité, une voix originale à faire entendre ? Certainement oui. Cette politique indépendante suppose, pour être mise en œuvre, une force Intérieure qui fasse fi de la démagogie, qui permette le progrès économique, la solidarité sociale, la cohésion nationale et augmente notre poids sur les affaires du monde. Sans une politique intérieure responsable et courageuse, le discours sur la politique extérieure indépendante sonne creux. Tout est lié.

Q. : Le succès français lors de la négociation sur le Gatt n'est-il pas la preuve que nous sommes plus forts grâce à l'Europe ?

R. : Je l'ai toujours pensé, et donc je l'ai toujours dit. Si la France avait été seule face au reste du monde, elle n'aurait obtenu la modification ni du préaccord de Blair House sur l'agriculture ni de l'accord général sur le commerce qui se dessinait au détriment de nos intérêts. La France a réussi à mobiliser ses partenaires européens pour défendre les mêmes positions qu'elle. Dès lors, le reste du monde ne pouvait se passer de l'Union européenne, première puissance commerciale du monde, et conclure sans elle l'accord du Gatt. Pourquoi avons-nous convaincu nos partenaires européens ? Parce que nous nous sommes montrés présents, actifs et démonstratifs. Mais aussi parce que nous avons réussi à les convaincre que nous n'accepterions jamais un accord contraire à nos intérêts fondamentaux. Conclure malgré la France, c'était ouvrir une crise majeure, en Europe. Tous nos partenaires le savaient et connaissaient notre détermination.

Q. : Sur le Rwanda, la France a donné l'exemple. Mais votre position sur la question n'a pas paru très claire. Pouvez-vous nous l'expliquer ?

R. : Ma position sur l'affaire du Rwanda était, dès le départ, parfaitement claire : ne pas nous laisser entraîner dans une guerre civile entre les deux parties ; limiter notre action à un rôle humanitaire ; la limiter aussi dans le temps, jusqu'à ce que d'autres pays prennent la relève ; la subordonner, enfin, à l'autorisation des Nations unies. Certains étaient tentés par une intervention plus directe, et qui aurait – nécessairement – été très mal ressentie, non seulement par l'actuel gouvernement rwandais, mais par la communauté internationale. C'était l'écueil à éviter. Cette position de notre pays, précisant calmement et publiquement les conditions de notre action au Rwanda, a été arrêtée en commun par le président de la République et par moi-même ; je me suis rendu ensuite, en compagnie de M. Juppé, devant les Nations unies, pour les mettre devant leurs responsabilités. Aujourd'hui, l'opération "Turquoise", qui s'est déroulée conformément aux principes que nous avions arrêtés, est terminée. Elle a obtenu, grâce à nos soldats, les résultats souhaités. Les massacres ont été arrêtés ; une aide humanitaire massive a pu être distribuée un nouvel exode de grande ampleur a pu, à ce jour, être évité. Toute la communauté internationale nous a rendu hommage.

Q. : Sur l'Afrique, pourrez-vous vous passer de parler de la démocratie et des droits de l'homme ?

R. : Je pourrais si peu m'en passer que je l'ai fait au cours de mon voyage en Afrique, il y a un mois, à Dakar comme à Libreville, comme à Abidjan. Il ne s'agit pas d'exporter en Afrique un modèle d'organisation politique européen ; chaque pays, chaque civilisation a ses habitudes et ses traditions. Mais enfin, il y a un certain nombre de principes de base qu'il faut respecter, faute de quoi l'on est en dehors de la démocratie : le pluripartisme, la liberté de la presse, la tolérance, la liberté d'organiser des élections. Les pays d'Afrique l'ont compris, et désormais tous y tendent.

Q. : Après la dévaluation du franc CFA, on a dit que vous étiez prêt à laisser l'Afrique à ses malheurs. Comment voyez-vous la politique africaine de la France dans les prochaines années ?

R. : Si on l'a dit, on a eu tort de le dire, car c'était faux. Jamais aucun gouvernement français n'a autant aidé l'Afrique que le mien. Nous l'avons fait non seulement en annulant 25 milliards de dettes, en consentant 10 milliards de crédits, mais aussi en mobilisant les organisations internationales, le FMI et la Banque mondiale, pour qu'elles aident les pays africains. D'ailleurs, tout le monde le sait : aujourd'hui, on peut avoir l'espoir que cette dévaluation permette de réintégrer l'Afrique dans les grands courants commerciaux du monde. La politique africaine de la France doit être fondée sur trois principes :

– tout d'abord, le développement de l'aide et de la coopération, mais fondé sur des réalités et non pas sur des illusions. L'Afrique était condamnée à s'enfoncer peu à peu dans la récession et dans la marginalisation par un cours, du franc CFA qui était trop élevé. C'est la France qui a aidé l'Afrique à se réintroduire dans les circuits d'échanges mondiaux. Elle doit se montrer vigilante dans son aide ;

– deuxième principe : favoriser la démocratie politique. Non pas intervenir à tort et à travers, multiplier les jugements, voire les condamnations, mais rappeler sans cesse qu'il ne peut pas y avoir de progrès véritable sans progrès de la conscience, c'est-à-dire sans un progrès moral qui est inséparable de la démocratie ;

– troisième principe : favoriser la stabilité des États et le respect de leurs frontières. Certes, les frontières de la colonisation sont ce qu'elles sont. Mais enfin, elles existent, et les remettre en cause produirait de grands désordres et pas davantage de justice. C'est pourquoi j'ai suggéré à Dakar que les pays africains se dotent à la fois d'un mécanisme de prévention des conflits et des crises, et d'une force d'intervention permanente.

Q. : Après une accalmie, la situation se tend de nouveau dans l'ex-Yougoslavie, à cause de l'intransigeance des Serbes de Bosnie. Avez-vous le sentiment que l'initiative française sur la Bosnie a réglé le problème de fond ?

R. : Quel est le problème de fond ? C'est que les Serbes orthodoxes, les Bosniaques musulmans et les Croates catholiques ont du mal à vivre ensemble sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine. Ils ne se résignent pas spontanément à admettre vraiment l'autre, à admettre que l'autre a également des droits. Toute la question est de les y conduire et de les y aider. C'est ce à quoi la France s'est employée, grâce à des initiatives prises depuis dix-huit mois, et dans lesquelles le président de la République, le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères ont étroitement coopéré : toutes les propositions que nous avons faites pour l'arrêt des combats, pour le respect des décisions de l'ONU, pour dégager une solution aux problèmes territoriaux, pour que soit reconnu le droit légitime de chaque communauté à vivre et à se gouverner, pour que soient respectées les minorités, et pour qu'enfin l'existence même de la Bosnie-Herzégovine soit consacrée, toutes nos propositions avaient ce but. Nous n'avons pas réglé le problème de fond, me dites-vous, mais c'est tout simplement que nous ne le pouvons pas contre la volonté des intéressés et sans avoir un soutien actif de toutes les puissances qui concourent à l'élaboration de la paix. Cependant, des progrès ont été faits, grâce à notre persévérance. Finalement, tout dépend de la volonté des peuples. Aussi longtemps qu'ils ne seront pas convaincus qu'il n'y a pour eux aucune autre solution que de vivre ensemble, il sera très difficile de régler le problème. Ce que je peux dire, c'est que les diverses initiatives que la France a prises, tantôt en liaison avec l'Allemagne, tantôt en liaison avec le. Grande-Bretagne, tantôt en liaison avec les États-Unis ou la Russie, ont permis d'éviter le pire. Mieux, de faire naître un espoir. La définition d'une position commune des grandes puissances, objectif atteint le 5 juillet dernier à Genève, est en soi un progrès sensible. Le changement récent d'attitude des autorités de Belgrade peut constituer un tournant dans ce conflit. Mais la France seule ne peut prétendre régler le problème si tout le monde n'est pas décidé à le régler. Elle doit en particulier, à tout moment, s'interroger pour savoir si les conditions nécessaires à une pleine efficacité de son action sur place sont toujours remplies. Le gouvernement, en accord avec le président de la République, a jusqu'à aujourd'hui estimé qu'elles l'étaient. SI l'on devait mettre les troupes françaises dans une situation impossible – par la levée de l'embargo sur les armes, par exemple, dont nous n'avons cessé de dire qu'elle était une solution de désespoir –, il est évident que toute l'attitude de la France serait remise en cause.

Q. : Dans le conflit de l'ex-Yougoslavie, l'Occident n'a-t-il pas fait preuve de faiblesse et de lâcheté face à la-Serbie ?

R. : L'Occident aurait pu, il aurait dû agir plus tôt et plus énergiquement, et ne pas s'accommoder aussi vite de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie. Il s'est passé trop de temps avant que les pays de l'Union européenne aient défini une position commune, trop de temps avant que les États-Unis fassent clairement connaître la leur, trop de temps avant que les Russes fassent pression sur leurs alliés traditionnels. Mais, depuis dix-huit mois, la France a beaucoup fait pour que ces puissances s'engagent dans la recherche active d'une solution.

Q. : Est-ce que vous pensez qu'il faut accepter l'idée que l'on puisse revoir les frontières de l'Europe ?

R. : Non, certainement pas. Aucune frontière, il est vrai, n'est évidente au regard de l'histoire ou de la géographie, sauf pour les îles – et encore –, puisqu'on peut les diviser. Mais si l'on touchait aux frontières entre les pays européens, les conséquences en seraient d'une extrême gravité. Et l'on créerait bien plus de problèmes, et bien plus graves, qu'on en résoudrait. C'est la raison pour laquelle la France a proposé l'élaboration d'un Pacte de stabilité qui permette la garantie des frontières et le respect des minorités. La conférence préparatoire à ce Pacte s'est tenue à Paris au mois de mai ; j'espère que la conférence plénière pourra se tenir en 1995. Il y a deux problèmes difficiles à résoudre : celui des minorités hongroises en Europe centrale et celui des relations entre la Russie et les pays Baltes. Ces dernières semaines, les choses ont progressé dans la bonne direction, La généralisation du régime démocratique, le respect des minorités et l'organisation progressive du continent européen doivent tendre à réduire l'importance des problèmes de frontières.

Q. : On explique généralement la montée des nationalismes en Europe par la chute du communisme. Voyez-vous une autre explication ?

R. : Ce n'est pas la chute du communisme qui a entraîné la montée des nationalismes en Europe, mais la chute de la dictature soviétique sur la moitié de l'Europe. Les problèmes étaient masqués, mais ils existaient toujours ; ils existent même plus que jamais, car la dictature soviétique a meurtri les sentiments nationaux des pays d'Europe centrale. Voilà plus de soixante-dix ans que la carte de l'Europe a été dessinée par las traités de Versailles et de Trianon, et que, l'Allemagne et la Pologne mises à part, elle est pour l'essentiel demeurée la même. Tenons-nous en là, d'autant que la Seconde Guerre mondiale a entraîné des transferts de population d'une importance sans précédent, à la suite des déplacements de frontières de la Russie aux dépens de la Pologne, et de la Pologne aux dépens de l'Allemagne. Cela a été une façon cruelle et inhumaine de régler en partie certains problèmes de minorités.

Q. : Dans votre livre, Douze Lettres aux Français trop tranquilles, paru en 1990, vous écriviez qu'il fallait imaginer l'Europe autour de trois cercles regroupant chacun un certain nombre d'États : l'un constituant l'ossature de l'Union, l'autre pour la coopération militaire, le dernier, enfin, pour la coopération politique, diplomatique, et culturelle. Ce schéma est-il toujours bon ?

R. : Dans l'ensemble, oui. Le traité de l'Union européenne constitue une étape, pas un objectif final. Il sera donc nécessairement complété et modifié : quatre adhésions nouvelles seront effectivement en 1995, d'autres auront lieu vers la fin du siècle, et il faudra en tenir compte dans la remise en cause de l'équilibre des pouvoirs et des intérêts. Les institutions de l'Europe sont opaques aux yeux des citoyens ; il faudrait fondre ensemble le traité de Rome, l'Acte unique et le traité de Maastricht, et élaborer pour l'Europe un code qui soit illisible, afin de rapprocher l'Europe des citoyens et de permettre un meilleur contrôle de leur part. Enfin, force sera de bâtir un jour un système économique et de sécurité valable pour l'Europe entière. Ce qui vaut pour douze, comme organisation, vaudra moins facilement pour seize, et moins encore pour vingt ou vingt-cinq. Dès lors, à mes yeux, l'objectif est clair : adapter la configuration de l'Europe à la diversité des situations. Grosso modo, il y aurait trois types d'organisation.

– Tout d'abord, une organisation économique regroupant l'ensemble des pays membres de l'Union européenne, même si certains nouveaux adhérents devaient bénéficier de périodes de transition plus ou moins longues. Ce serait le grand marché, avec ce que prévoit le traité ratifié en 1992, la politique étrangère et de sécurité commune, avec aussi les politiques communes, en matière industrielle notamment. Cette organisation serait l'organisation de base, de droit commun en quelque sorte. En son sein, l'action de répartition et de compensation entre les États, appelée politique des fonds structurels, devra être adaptée pour éviter qu'elle ne devienne une charge insupportable pour les principaux États contributeurs, qui sont la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne.

– Un nombre plus restreint d'États membres de l'Union européenne devront bâtir entre eux une organisation mieux structurée, sur le plan monétaire comme sur le plan militaire. L'affaire est déjà en bonne voie, à l'initiative de la France et de l'Allemagne. Bien entendu, tous les États membres devraient y être invités, mais il est peu probable que tous puissent en même temps répondre positivement.

– Enfin, il faut se préoccuper du sort de l'ensemble de l'Europe, y compris des États qui ne sont pas membres de l'Union européenne et qui ne le seront pas avant très longtemps. Nous devons bâtir avec eux une organisation diplomatique et de sécurité, et nouer des liens économiques et commerciaux. C'est l'objectif de la CSCE, qu'il faudrait utiliser davantage et rendre plus efficace. C'est aussi l'objectif du Pacte de stabilité que nous avons proposé.

Voilà les trois cercles auxquels on peut penser pour les années qui viennent. Plus tard, il faudra s'employer à rapprocher ces trois cercles, voire à n'en faire que deux, et peut-être, beaucoup plus tard encore, un seul. Il faut procéder de façon pragmatique et progressive.

Q. : N'êtes-vous pas partisan, finalement, d'une Europe à plusieurs vitesses ?

R. : Actuellement, l'Europe ne l'est-elle pas ? Elle doit tendre vers l'unification, notamment pour les nouveaux adhérents. Le destin de l'Europe des Douze est de s'élargir d'abord à tous les pays de niveau comparable du centre et du nord de l'Europe, ce qui est à peu près fait, puisque nous serons seize l'année prochaine ensuite à ceux de l'Europe de l'Est. Cet élargissement entraînera nécessairement une diversification au moins temporaire de la structure de l'Europe, comme je le disais. Plus l'Europe s'étendra, plus, en fait, elle ne pourra que se diversifier, au moins transitoirement. Telle est la vraie réponse au débat entre approfondissement et élargissement. Durant de longues années, sans doute, la structure de l'Europe comportera un corps central homogène, constitué essentiellement de la France et de l'Allemagne, soumis à des règles communes dans tous les domaines de la coopération, avec autour de lui des pays régis par des statuts différents selon qu'il s'agira des questions monétaires, sociales, militaires, commerciales, financières ou diplomatiques. Mieux vaut accepter l'idée que la création européenne est une construction originale : elle institue la solidarité entre les nations en Europe, mais elle les respecte naturellement dans leur existence et leur diversité ; elle s'ouvre à l'ensemble des pays européens, mais sans prétendre les faire tous entrer dans un moule unique elle accepte, au moins à titre transitoire, la notion d'Europe à plusieurs vitesses, ce qui est d'ailleurs dans l'esprit même du traité signé en 1992 en ce qui concerne les affaires Monétaires et sociales. Pour aller de l'avant sans susciter de nouvelles réactions de rejet, quelques principes simples devront être respectés : répartir plus clairement les responsabilités entre les différents organes de l'Union, renforcer l'association entre les États, et instituer un contrôle accru des peuples à travers les Parlements nationaux et le Parlement européen ; continuer de construire cet espace économique européen dont dépend notre prospérité ; renforcer les liens entre les monnaies européennes en limitant la possibilité pour les uns et les autres de prendre des décisions contradictoires ; poursuivre d'effort visant à faire de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) une véritable alliance européenne capable de permettre à l'Union européenne d'assurer elle-même la sécurité de ses membres : préparer sans tarder l'ouverture de l'Europe aux pays de l'Est et son élargissement. Voilà, pour les dix années qui viennent, l'ambition nous devons nous fixer : étendre l'Europe en la diversifiant, mais en préservant un noyau central efficace. Ce sera notamment l'objet de la Conférence intergouvernementale de 1996, où le problème des institutions de l'Europe sera à l'ordre du jour et devra être résolu, Je redoute, je ne le cache pas qu'une certaine paralysie ne gagne l'Europe si l'on n'y prend garde.

Q. : Dans le même livre, vous craigniez, de voir s'ébaucher une alliance germano-russe. Rétrospectivement, vos craintes étalent-elles justifiées ?

R. : Alliance ? Je ne crois pas avoir parlé d'alliance, mais je pense que ce que j'écrivais alors demeure justifié. Un grand pays n'a une grande politique étrangère que lorsqu'il a le choix entre plusieurs attitudes. Pour l'Allemagne, c'est à la fois la coopération étroite avec la France, le dialogue avec les États-Unis, l'aide à la Russie et à l'Europe de l'Est. C'est d'ailleurs la politique traditionnelle de l'Allemagne ; je ne crois pas m'être trompé en le rappelant il y a quatre ans. Le problème central de la politique étrangère de la France est de même nature : la construction de l'Europe et le dialogue étroit franco-allemand sont-ils la seule politique qui nous soit offerte ? Ou en avons-nous d'autres, auxquelles recourir simultanément ? Je pense que, comme les Allemands, nous devons développer davantage nos relations avec l'Europe de l'Est et avec la Russie. Sans doute faudra-t-il que celle-ci stabilise son système politique et modernise son système économique pour devenir un partenaire durable, Nous n'en sommes pas là. Nous devons également avoir avec les États-Unis des relations décontractées, je dirais même décomplexées ; c'est leur intérêt et c'est le nôtre, et c'est d'ailleurs le cas actuellement. Nous sommes un grand pays, et, dès lors que nous sommes sûrs de nous, nous n'avons à redouter aucune mainmise. Mais pour cela, il nous faut bâtir une France attractive, c'est-à-dire une France qui soit un interlocuteur recherché par les outres puissances. Ce qui suppose que la France soit plus forte qu'elle ne l'est, et, là aussi, cela passe par la réforme économique. Il ne faut pas prétendre lutter contre l'histoire ni contre la géographie. L'Allemagne aura toujours, pour ainsi dire, des tropismes vers l'Est, et c'est parfaitement normal ; mais en même temps, l'Allemagne se sent occidentale, et elle est attachée à l'Union européenne. Nous devons donc veiller soigneusement au maintien et au renforcement du couple franco-allemand, sans avoir l'illusion d'attacher ni d'encadrer qui que soit. L'on n'attache ni encadre durablement aucune nation qui se veut elle-même. Ceux qui auraient pu s'imaginer que la construction d'une Europe toujours plus intégrée empêcherait la réunification de l'Allemagne se seraient trompés. Aussi intégrée qu'eût été l'Europe de l'Ouest, l'Allemagne n'aurait jamais accepté que cette intégration empêche sa réunification, et je le comprends parfaitement. Quel est le Français qui ne le comprendrait pas ?

Q. : Il y a un an, l'Europe était en crise. Aujourd'hui, elle va mieux. Ne pensez-vous pas que le traité de Maastricht sera finalement appliqué ?

R. : Vous me permettrez de dire que si l'Europe va mieux aujourd'hui, l'action du gouvernement n'y est pas tout à tait étrangère. Nous avons réussi à surmonter la crise monétaire il y a un an, et à sauvegarder le Système monétaire européen. L'initiative en faveur d'un Pacte de stabilité en Europe a, je le crois, rassuré nos partenaires et fourni à l'Union européenne, qui a fait ce projet sien, une première grande ambition de politique étrangère et de sécurité. Le traité sur l'Union européenne sera appliqué sans doute, mais cela suscitera davantage de difficultés qu'on ne le prévoyait en 1992, Il faudra surmonter ces difficultés ; la cohésion économique et monétaire est Indispensable. Je pense aux questions militaires. Comment ne pas se montrer déçu de ce que l'on peut appeler la relative impuissance de l'Union européenne dans la crise bosniaque ? Sur ce plan-là, nous devons nous attacher à donner à l'UEO une activité et une efficacité accrues. Nous n'en sommes pas encore là.

Q. : François Mitterrand et Helmut Kohl ont lancé l'Eurocorps, qui constitue l'embryon d'une défense européenne. Qu'envisagez-vous pour aller plus loin ?

R. : Commençons par réussir l'Eurocorps, ce qui sera déjà beaucoup. Ensuite, il faudra faire en sorte, je le disais, de donner vie à l'UEO, qui doit se montrer plus active et plus entreprenante. Je sais bien que l'on bute là sur les rapports avec l'Alliance atlantique et les États-Unis. Mais les choses ont évolué, et même évolué beaucoup ; je suis persuadé que les Américains ne les voient plus comme ils les voyaient il y a encore cinq ans. Finalement, tout dépend de la volonté des Européens : veulent-ils ou ne veulent-ils pas être indépendants ? Veulent-ils ou ne veulent-ils pas assurer davantage eux-mêmes leur propre défense ? Veulent-ils ou ne veulent-ils pas jouer un rôle prédominant dans la solution des problèmes de leur continent ? S'ils le veulent, cela suppose la réussite de l'Eurocorps, sans doute, mais aussi son extension à d'autres pays, et surtout un rôle accru de l'UEO.

Q. : Ne faut-il pas poser le problème de l'appartenance de la Grande-Bretagne à l'Union européenne ?

R. : Évidemment non. La Grande-Bretagne fait partie de l'Union européenne. Sa présence y est essentielle à l'équilibre de l'Europe. Il est bien vrai que, sur nombre de problèmes, elle ne voit pas les choses comme la France, mais il faut s'en accommoder. C'était prévisible il y a vingt ans, lorsqu'elle a adhéré à l'Union européenne. S'agissant de la Grande-Bretagne, il ne faut ni tout lui céder ni refuser de la comprendre.