Interviews de M. Jack Lang, député européen PS, à RTL le 15 juillet 1994 et à TF1 le 19 juillet, sur le bilan des septennats de François Mitterrand, la préparation de l'élection présidentielle 1995, la dispersion des Français dans le Parlement européen, et la mise en examen de Laurent Fabius dans l'affaire du sang contaminé.

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Média : RTL - TF1

Texte intégral

RTL : vendredi 15 juillet 1994

M. Cotta : Vous étiez présent, hier, pour le dernier 14 juillet de F. Mitterrand. Un parfum de nostalgie dans les jardins de l'Élysée ?

J. Lang : Nostalgie, non, je crois qu'il y avait le plaisir de se retrouver autour du président de la République qui accomplit, depuis treize ans, une œuvre importante à la tête de l'État.

M. Cotta : Le Président a dit lui-même qu'il ne se représentait pas, il l'a dit officiellement. J'imagine que, pour vous, cela n'a pas été une surprise ?

J. Lang : Je crois qu'il l'avait déjà dit, peut-être pas aussi clairement, mais il l'avait déjà laissé entendre. Certains pourront regretter, car il est en pleine forme physique et intellectuelle, il a une expérience comme peu d'autres hommes d'État, qu'il ne puisse pas continuer sa mission. Je crois qu'aujourd'hui, beaucoup en France, y compris dans des familles d'opinion un peu différentes, reconnaissent que c'est un grand Président.

M. Cotta : De ces deux septennats, que retiendrez-vous? Comme F. Mitterrand, la peine de mort ?

J. Lang : Non, je crois qu'il faut surtout retenir un esprit, une manière de concevoir les affaires de l'État, je veux dire une forme d'humanisme. C'est-à-dire le respect des citoyens, une volonté de mettre la puissance publique à leur service, une certaine conception d'une France libre et respectueuse des droits et des libertés.

M. Cotta : Ce que vous dites n'est pas très original.

J. Lang : C'est original quand ça devient réalité. Par exemple, pour parler concrètement, si on prend quelques têtes de chapitre de la présidence de F. Mitterrand, les libertés et les droits de l'Homme c'est la libération des télévisions et des radios entreprise en 1981. La guerre, avant son élection, radio et télévision était entièrement entre les mains de l'État. Chacun reconnaît que c'est une petite révolution qui s'est produite. Liberté des communes, des départements et des régions, liberté aussi que notre pays, sous son impulsion, a fait progressivement triompher dans un grand nombre de pays du monde.

M. Cotta : Vous me dites évidemment ce qui a très bien marché, dans quels domaines feriez-vous des réserves, dans quels domaines l'action de F. Mitterrand au pouvoir n'a été pas assez loin ?

J. Lang : Une œuvre humaine, collective ou individuelle, est par nature inachevée. Je crois que ce qu'il faut retenir, ce sont les grandes directions, les lignes d'orientation.

M. Cotta : Vous ne me dites pas ce que vous regrettez, vous ne regrettez rien ?

J. Lang : Je ne dis pas que je regrette. Moi, je regrette toujours de n'être jamais allé assez loin, que l'on ait pas accompli telle ou telle action. Mais, en même temps, je pense que ce qui a été engagé a ouvert des sillons profonds. Par exemple, dans le domaine de la modernisation du pays, la France est aujourd'hui un pays industriellement et économiquement puissant et, en même temps, stable financièrement. Ce qui n'était absolument pas le cas il y a une dizaine d'années.

M. Cotta : Il reste néanmoins un très fort taux de chômage dont F. Mitterrand a dit qu'il était inéluctable.

J. Lang : Je ne crois pas du tout qu'il ait dit cela. Je crois que, sur ce sujet, il dit, ce que beaucoup d'experts reconnaissent, que la seule croissance économique ne suffit pas à créer le nombre d'emplois dont le pays a besoin.

M. Cotta : Qu'auriez-vous répondu à la question un peu iconoclaste de P. Poivre d'Arvor : vous avez pris la gauche de Jaurès et vous avez rendu celle de Tapie ?

J. Lang : C'est une caricature. L'élan qui a été donné, sur le plan des libertés, de la modernisation du pays, des progrès socio-culturels, n'a cessé d'être intensifié.

M. Cotta : Vous étiez présent à l'Élysée lorsque F. Mitterrand vous a rendu un hommage appuyé, puisqu'il vous a cité parmi les trois personnes qui, à gauche, pouvaient un jour concourir à la présidence de la République. Ça vous a fait plaisir ?

J. Lang : D'abord, il n'a pas dit tout à fait cela, mais je suis touché.

M. Cotta : Il a dit qu'il pensait beaucoup de bien de vous, enfin il vous a mis dans le trio Delors, Rocard, Lang.

J. Lang : Comment être insensible à des paroles d'amitié venant de quelqu'un pour qui j'ai le plus grand respect ?

M. Cotta : Franchement, si J. Delors, pour des raisons qui le regardent, n'est pas candidat l'année prochaine, vous êtes tenté par l'espèce de proposition de F. Mitterrand ?

J. Lang : Franchement, la question ne se pose absolument pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il s'agit, je dirais pour ceux qui appartiennent à la grande famille du progrès, d'être capable intellectuellement et moralement, de proposer le moment venu au pays un programme d'idées et d'actions qui puissent mobiliser les énergies et les talents un peu partout en France.

M. Cotta : On sait que la gauche a du retard pour les élections présidentielles.

J. Lang : Il faut précisément rattraper ce retard. Il ne doit pas être rattrapé en faisant un pari sur tel ou tel, J. Delors étant naturellement, si j'ose dire, hors concours en ce sens qu'il est, de tous ceux que vous citez, celui qui rallierait l'ensemble des suffrages.

M. Cotta : S'il n'y va pas, qu'est-ce-qui va se passer pour la gauche ?

J. Lang : C'est une question qui ne se pose pas aujourd'hui. Je crois que la question qui doit être posée et ce à quoi je pense, c'est la nécessité, pour nous tous collectivement, de proposer, et je ferai mes propositions moi-même à la rentrée prochaine, à l'automne.

M. Cotta : Vous voyez que c'est presque un programme.

J. Lang : Non, nous parlons bilan : ce qui a été entrepris avec ses hauts et ses bas, avec ses lumières et ses ombres. Je crois que, sur la lancée de ce qui a été engagé, nous devons être capables d'aller beaucoup plus loin.

M. Cotta : Lorsque le président de la République dit « il faut au maximum unir la gauche, élargir ses frontières mais rester fidèle à ce qu'on est », c'est un programme auquel vous pourriez souscrire ?

J. Lang : Naturellement, ça a toujours été notre conviction mais il faut le faire, dans les mois qui viennent, sur la base de propositions concrètes, claires, qui touchent la vie quotidienne des gens et, en même temps, donne au pays la volonté d'aller plus et de se fixer un horizon exaltant et enthousiasmant. Je pense en particulier aux jeunes. Avec F. Mitterrand, nous avons écrit de belles pages d'histoire dont nous serons collectivement fiers. Pas seulement ceux qui sont ses amis, je pense à l'ensemble du pays. Il y a d'autres belles pages à écrire, il faut s'y préparer. Dans l'intervalle vous faites comme si F. Mitterrand n'était plus à l'Élysée nous avons la chance d'avoir, pendant près d'un an encore, F. Mitterrand comme Président, le pays a besoin de lui, son autorité morale est grande. Ne pressons pas les choses plus qu'il ne convient.


TF1  : 19 juillet 1994

J.-C. Narcy : Vos impressions après cette rentrée au Parlement européen ?

J. Lang : Ce parlement est vraiment démocratique ; l'ensemble des groupes politiques sont respectés, chaque député est l'égal d'un autre. Il y a ici un esprit de respect mutuel que je trouve assez neuf et original, très différent de notre système à la française où, comme vous le savez, c'est généralement un groupe dominant de députés qui impose ses vues à l'ensemble de l'Assemblée nationale. Ici, chacun est l'égal de l'autre, il y a une atmosphère de démocratie et c'est une bonne chose.

J.-C. Narcy : Vous ne partagez pas l'avis de B. Tapie alors ?

J. Lang : Je ne crois pas. B. Tapie n'est pas content parce qu'il n'a pas voulu participer aux négociations qui ont assuré l'organisation du parlement, qu'il s'en prenne d'abord à lui-même. Je pense que chemin faisant, B. Tapie reconnaîtra que ce parlement est un vrai parlement démocratique.

J.-C. Narcy : On a l'impression que le Parlement européen veut jouer un plus grand rôle ?

J. Lang : Il faut savoir que le traité de Maastricht dont on a beaucoup parlé a donné au Parlement européen des pouvoirs nouveaux, des pouvoirs budgétaires, des pouvoirs sur le choix de l'exécutif de la Communauté. J. Santer, président pressenti par les gouvernements, vient devant le parlement demain et le Parlement aura à donner son sentiment. Et puis par ailleurs, le Parlement a le pouvoir de participer à l'élaboration des règles de droit et cet après-midi, il a dit non au Conseil des ministres et à la Commission en refusant un projet de directive qui portait sur l'organisation du téléphone en Europe.

J.-C. Narcy : La dispersion des Français et le fait que B. Tapie n'a pas suivi les socialistes ne va-t-il pas nuire à la France ?

J. Lang : À chacun de s'en prendre à lui-même et on peut regretter que, une fois encore, tradition gauloise oblige, la passion ancestrale qui est la nôtre pour la division, soit présente ici. Par comparaison avec les Allemands ou les Anglais, les Français de droite et de gauche sont divisés, mais j'espère que lorsque l'intérêt national sera au rendez-vous, nous saurons parler d'une seule voix. D'ores et déjà, il y a des décisions que nous prenons ensembles. Sur la question du Rwanda, un intergroupe avec B. Kouchner se constitue pour que nous puissions être plus actifs dans le combat humanitaire. Sur les problèmes de la pêche entre l'Espagne et la France, le Parlement a décidé, c'est la première fois qu'il le fait, de créer une commission spéciale consacrée aux problèmes de la pêche.

J.-C. Narcy : Pouvez-vous faire avancer les choses sur le Rwanda et demander une aide concrète des Européens ?

J. Lang : Vous savez qu'à la demande de notre pays, le Conseil des ministres de la Communauté a décidé hier de débloquer un crédit important pour que 40 000 tonnes de céréales qui se trouvent entreposées au Kenya, puissent d'urgence aller secourir les populations qui souffrent. Mais, au-delà de l'Europe, c'est l'ensemble des pays du monde qui devrait se mobiliser et on a envie de dire « imitez la France, messieurs les Américains, messieurs les Japonais, réveillez-vous ! ». Il faut mettre fin à cette honte de l'humanité, on laisse mourir de faim un million de personnes en Afrique, il faut réagir comme l'a fait la France et comme l'a fait l'Europe.

J.-C. Narcy : En France, on vous présente de plus en plus comme le candidat potentiel des socialistes, à la prochaine présidentielle. J. Delors ne s'est pas encore déclaré et il tarde. M. Rocard semble déstabilisé. Où en êtes-vous dans la course à l'Élysée ?

J. Lang : C'est une question qui ne se pose pas.

J.-C. Narcy : C'est toujours ce que répondent les hommes politiques en ce moment.

J. Lang : Je crois que la vraie question qui se pose aujourd'hui et sur laquelle beaucoup d'hommes politiques devraient réfléchir comme devoir de vacances au cours des prochaines semaines…

J.-C. Narcy : Ça va être le vôtre ?

J. Lang : Ça sera le mien et ça sera celui, je l'espère, de beaucoup d'autres : définir un projet neuf pour le pays.

J.-C. Narcy : C'est ce que vous allez faire, vous allez nous dire que vous êtes candidat après les vacances ?

J. Lang : Non, je vais travailler avec quelques amis, nous allons essayer de creuser nos imaginations, car je crois que notre pays a besoin d'un vrai changement de cap, d'un changement de cap politique, économique. Je crois que ce pays, qui est le nôtre, qui a beaucoup d'atouts, doit sortir de la difficulté qui est la sienne. En particulier, nous devons être capables de vaincre ce cancer du chômage et de proposer aux jeunes un nouvel horizon.

J.-C. Narcy : Ce sont ces jeunes, dans un sondage L. Harris pour Globe Hebdo, entre 18 et 24 ans, qui vous donnent comme l'homme politique qui les comprend le mieux. Vous êtes devant E. Balladur, J. Chirac et M. Rocard.

J. Lang : Je ne sais pas si je les comprends le mieux mais, en tous cas, ce que je crois vraiment du fond de mon cœur, c'est que rien de fort, rien de neuf, rien de durable ne se fera, dans notre pays, si nous ne sommes pas capables de mettre dans le coup les jeunes. C'est leur avenir que nous devons construire. Nous devons même leur demander, en les associant à la réflexion, de devenir les inventeurs de leur propre futur. Demain, si les choses changent en France, les jeunes seront parmi les premiers militants de ce changement.

J.-C. Narcy : Votre ami L. Fabius devrait être mis en examen sous peu, dans l'affaire du sang contaminé. Est-ce-que son avenir politique ne vous semble pas compromis ?

J. Lang : Je crois que la douleur que beaucoup de gens ressentent, à-travers ce qui s'est passé dans l'affaire du sang contaminé, cette douleur des familles que nous ressentons tous, ne doit en aucune manière justifier, pour qu'elle soit réparée, qu'une injustice soit commise à l'égard d'un Premier ministre. L. Fabius, dans le monde, a été le premier à agir pour prendre des mesures contre la dissémination du sang contaminé. Quelles que soient les souffrances, quelles que soient les douleurs, et elles sont grandes, je crois qu'il ne faut pas commettre une injustice à l'égard d'un homme qui s'est conduit avec courage, lucidité, alors même qu'à l'époque – il faut le dire –, en 1986, l'immense majorité des médecins, des scientifiques, des experts lui conseillaient le contraire. Et lui est un des rares à avoir vu juste. Il faudrait qu'on puisse lui rendre justice et ne pas l'accabler, sous prétexte que l'on veut chercher tel ou tel bouc-émissaire.