Texte intégral
Q. : Vous êtes le numéro 3 de la liste Rocard mais vous ne lui avez pas encore porté bonheur, je me trompe ?
R. : Pas encore, mais je sens que ça vient. Je sens que les gens viennent.
Q. : À cause du retrait de Bernard-Henri Lévy et de ses amis de la liste Sarajevo ?
R. : Pas du tout. Je remercie Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann parce que dans les réunions maintenant on parle de la Bosnie, on parle des vrais problèmes et non seulement on en parle mais on nous demande d'en parler.
Q. : Grâce à eux, pas grâce vous, non ?
R. : Je n'ai pas été totalement étranger à tout cela. Je l'avais proposé aussi et j'étais tout à fait d'accord avec leur démarche. Ils ont fait un travail excellent et si on n'avait pas parlé de ça dans l'Europe, de quoi aurait-on parlé ?
Q. : Y a-t-il du monde à vos réunions politiques ?
R. : Il y avait hier à Saint-Brieuc 1 200 personnes.
Q. : Pour Bernard Kouchner seulement ?
R. : Non, il y avait Michel Rocard. Ça doit jouer un rôle. Il y a de plus en plus de monde et on peut dire que cette campagne a démarré et elle intéresse les gens sinon ils ne viendraient pas.
Q. : Pourquoi protégez-vous Bernard Tapie, est-ce un copain ?
R. : Oui, c'est un copain mais je ne le protège pas spécialement et je ne l'attaque pas spécialement non plus. Lorsqu'il fait une proposition je la discute, mais pourquoi l'attaquerais-je ?
Q. : Par exemple sa proposition de rendre le chômage des jeunes illégal, est-ce intéressant, illusoire ?
R. : Ça demande pour le moins à être expliqué. Sur le fond, nous sommes d'accord, mais sur la forme et les modalités, ça me paraît difficile. C'est rapidement dit et vite accepté dans l'enthousiasme. Ce n'est pas une proposition, c'est un coup de cœur et comme souvent avec Bernard Tapie, c'est vite prononcé et il faudra ensuite le décrypter…
Q. : C'est ça pour vous la politique, on peut dire un peu n'importe quoi ?
R. : Ce n'est pas ça la politique. Lorsque l'on parle du chômage et des jeunes, et je le fais souvent, on doit évoquer la possibilité de relance au niveau européen. La relance de la croissance et des emplois et toutes les questions et problèmes qui tournent autour de cette question au niveau européen m'intéressent.
Q. : Vous êtes un révolté permanent, mais ne pensez-vous pas que cette campagne manque de sujets d'indignation pour vous ?
R. : Elle n'en manque pas du tout. Lorsque l'on parle de la jeunesse et du chômage, c'est en effet une indignation nécessaire. L'une des identifications du fait d'être européen est la protection sociale et son existence. Va-t-on les perdre ou non, va-t-on les égaliser, les renforcer ? Voilà des sujets qui intéressent et qui ne sont pas seulement des sujets d'indignation.
Q. : Dominique Baudis propose de mettre sur pied une force européenne d'intervention de 100 000 hommes, cela vous paraît-il une bonne chose ?
R. : Je suis content que Dominique Baudis ait lu ma brochure "On ne va pas laisser l'Europe comme ça". Cela fait dix ans que je demande une armée des Droits de l'homme, pas seulement en Europe, mais pour que l'Europe donne l'exemple. C'est pour ne pas avoir à intervenir ! Il ne faut pas croire que c'est pour faire la guerre, c'est pour ne pas la faire.
Q. : Qu'avez-vous à conseiller au gouvernement dans le domaine de l'assurance-maladie ?
R. : Si on ne prend pas le problème à sa racine les dépenses de santé et en particulier d'assurance-maladie continueront à progresser. On comprend mal comment le progrès rendrait les examens et d'une certaine manière la santé moins chère. Il faut donc que l'on aborde le problème différemment et que l'on l'aborde ensemble. Sans aucun doute avec les médecins, mais également avec l'opinion publique pour savoir quel système de soins la population désire et comment consent-elle à le financer. Il y a là encore une exception française puisque les cotisations de l'assurance-maladie pèsent lourdement sur le coût du travail. Il faut donc qu'ensemble on trouve un système qui sera bouleversant mais qui devra assurer l'égalité des soins pour tous. C'est un énorme débat à mener, pas seulement au Parlement, mais avec les Français et leurs médecins.
Q. : Qui conduira à des mesures qui ne seront pas forcément populaires ?
R. : Qui conduira à une prise de conscience et à une conduite vis-à-vis de soi-même, qui conduira à la manière de se soigner et non pas d'être soigné. Mais ce qui est fondamental, c'est de préserver l'égalité des soins pour tous.
Q. : Selon vous la Sécurité sociale ne peut plus être la vache à lait ?
R. : Comme elle est, je pense, qu'elle ne peut plus durer parce qu'elle coûte trop cher. Il faut donc savoir qui paie ? Comment ? Selon ses revenus ou non ? Il faut être conscient que l'égalité telle qu'elle est ne pourra pas durer. C'est un luxe formidable mais cela ne durera pas.
Q. : Que pensez-vous de la remarque faite lors du débat sur le sida par Jean-Luc Beaumont qui estime qu'en prônant l'usage tous azimuts du préservatif, on se trompe de chemin ?
R. : Quel autre moyen de protection avons-nous ? Les préservatifs sont contrôlés, mais c'est aussi un problème d'éducation.
Q. : Dans ce même débat, Simone Veil a déclaré : "nous ne transformerons pas nos lycées en baisodromes en y mettant des distributeurs de préservatifs" ; êtes-vous d'accord avec elle ?
R. : Pas du tout. Je pense que l'une des meilleures initiatives était de mettre en place des distributeurs, avec l'accord des parents d'élèves, là où ils sont utilisés. Je ne veux pas dire dans les lycées, mais par les lycéens en particulier. Que croit-on ? Que c'est plus facile d'aller à côté ou à la pharmacie ? C'est hypocrite.
(Invité de F.-O. Giesbert)
6 juin 1994
LE PARISIEN
Bernard Kouchner face au "démon de la politique"
Numéro 3 sur la liste du Parti socialiste, l'ancien ministre de l'Action humanitaire entend poursuivre son combat pour "l'ingérence humanitaire" au Parlement européen, où il entrera normalement après le scrutin du 12 juin. Quant au futur candidat de la gauche socialiste à la prochaine élection présidentielle, il refuse de choisir. Rocard ou Delors ? "Je parle avec tout le monde" assure-t-il.
Le Parisien : Comment trouvez-vous cette campagne pour les élections européennes ?
Bernard Kouchner : Elle était un peu lente mais j'ai l'impression que tout le monde se réveille un peu depuis quelques jours.
Le Parisien : Le résultat d'un effet Sarajevo ?
Bernard Kouchner : Sans doute. En posant la question de l'embargo sur les armes pour les Bosniaques, les intellectuels ont introduit dans le débat une dimension morale qui réconcilie les citoyens avec la politique. On est pour ou on est contre l'embargo mais chacun a compris le problème. Ce qui reste en revanche très désolant, c'est la forme des débats de campagne…
Le Parisien : C'est-à-dire ?
Bernard Kouchner : … Les gens viennent vous voir, vous écoutent, vous applaudissent de temps en temps. Mais ça, ce n'est pas très satisfaisant.
Le Parisien : Comment peut-on faire autrement ?
Bernard Kouchner : Si je connaissais la recette je l'appliquerais. Entre les interventions à la télévision et les grandes messes, intéressantes mais insuffisantes, il faut quand même inventer quelque chose. Les gens ressentent une proximité ou un éloignement par rapport à l'euro. J'aimerais les entendre. Un dialogue rendrait la politique plus chaleureuse plus attrayante.
Le Parisien : Revenons à la liste Sarajevo. Comment jugez-vous le dépôt puis le retrait des intellectuels de la compétition électorale ?
Bernard Kouchner : Si le glissement de la fin avait été évité, cela aurait été meilleur. Malgré tout, il est incontestable que les intellectuels ont posé des questions très fortes. Et, personnellement, j'ai bien l'intention de poursuivre ce débat.
Le Parisien : Au Parlement européen ?
Bernard Kouchner : Bien sûr.
Le Parisien : On ne peut pas dire que les débats du Parlement européen ont un écho retentissant.
Bernard Kouchner : Ça va changer.
Le Parisien : Ah, pourquoi ?
Bernard Kouchner : Le traité de Maastricht accorde de nouveaux pouvoirs au Parlement. Notamment en prévoyant une possibilité d'accepter ou de refuser les décisions de la commission. Le lieu devient donc intéressant. Et nous serons un groupe de gens décidés à faire avancer le droit d'ingérence en Europe.
Le Parisien : Donc, désormais, le Parlement européen sera votre tribune comme tous les hommes politiques.
Bernard Kouchner : Attendez ! Je n'ai pas cédé au démon de la politique. Je mène toujours le même combat. J'ai commencé par suer sur le terrain pour découvrir la réalité. J'ai compris alors la nécessité de faire de la prévention pour éviter les massacres et les guerres civiles. C'est ça le droit d'ingérence. Je reviens du Rwanda. Si l'on s'était occupé auparavant de ce pays, il n'y aurait pas eu les centaines de milliers de morts que l'on a dénombrés ces derniers jours. La France ne peut pas agir seule, mais avec les autres pays de la communauté, nous devons mettre en place l'armée permanente des Droits de l'homme. D'autre part, il est urgent de clarifier le concept d'ingérence pour parvenir à préserver partout les minorités sans s'embarrasser de la souveraineté des États. Et, croyez-moi, en faisant ce travail au Parlement je ne me couperai pas du terrain. Au contraire, je suis tout prêt à emmener sur le terrain les parlementaires européens.
Le Parisien : Ne pas "s'embarrasser de la souveraineté des États" dites-vous. Êtes-vous partisan d'une Europe fédérale ?
Bernard Kouchner : Non. L'idée d'institutions directement élues par 350 millions de citoyens n'est pas réalisable. Nous devons mettre en place une fédération de nations qui prendra en charge l'embryon de défense ou de diplomatie mise en place par Maastricht. Nous devons aussi mettre en place une réduction concertée du temps de travail dans les douze pays européens, imaginer une Sécurité sociale à l'échelle du continent. Il faut également évoquer l'emprunt européen proposé par Michel Rocard, un emprunt pour les villes, pour l'amélioration des infrastructures. Voilà tout ce qu'il faut pousser, l'Europe volontaire. Les gens écoutent ce discours, ils l'apprécient.
Le Parisien : Diriez-vous, comme Bernard Tapie, qu'il faut rendre "illégal le chômage des jeunes" ?
Bernard Kouchner : Non. C'est sympathique mais ce n'est pas sérieux.
Le Parisien : Ce jugement vaut-il pour toute l'action de Bernard Tapie en politique ? Sympathique mais pas sérieux.
Bernard Kouchner : Pourquoi voulez-vous me faire parler de Tapie ?
Le Parisien : Parce que, comme vous, il vient de la société civile.
Bernard Kouchner : Nous n'avons, Bernard et moi, ni les mêmes chemins, ni les mêmes méthodes, ni les mêmes moyens d'action. L'homme est dynamique, sincère, talentueux et populiste.
Le Parisien : Populiste ?
Bernard Kouchner : Oui. Dans cette façon qu'il a d'être proche des gens, il y a du bluff, de la poudre aux yeux. Mais il a aussi la sincérité et la chaleur dont les gens ont besoin. Alors, tout dépend comment il utilise ce capital. Ce peut être très positif ou très dangereux
Le Parisien : Est-il essentiel pour les combats qui sont les vôtres qu'un président de gauche succède à François Mitterrand ?
Bernard Kouchner : C'est fondamental pour inscrire le devoir d'ingérence dans le débat démocratique. Regardez les positions de la droite : ils y sont opposés. Remarquez, ça change vite chez eux. En 1987, j'ai fait un congrès sur le thème et Jacques Chirac, alors Premier ministre, m'avait soutenu. Depuis, il a changé de position, peut-être sous l'influence de M. Juppé. Chirac devrait se méfier de son premier mouvement : c'est souvent le bon.
Le Parisien : C'est quand même mal parti pour qu'un socialiste succède à François Mitterrand.
Bernard Kouchner : Mais pas du tout.
Le Parisien : Vous voyez bien que Michel Rocard est contesté par certains socialistes.
Bernard Kouchner : Je vois bien que ces arrière-pensées existent, mais franchement elles sont assassines. Laissons passer la campagne, on jugera après. Je sais que c'est la guerre perpétuelle et que l'on assassine d'abord ses amis. Je déteste cette pratique politique.
Le Parisien : Qui, selon vous, défendrait le mieux vos principes ? Jacques Delors ? Michel Rocard ?
Bernard Kouchner : Justement parlons d'abord des principes. Et puis, quant aux deux hommes que vous citez… J'aime beaucoup Jacques Delors et je suis un ami de trente ans de Michel Rocard.
Le Parisien : C'est dangereux les "amis de trente ans".
Bernard Kouchner : Ah oui (rires), enlevez ça… Sérieusement, j'arrive à parler à tout le monde moi. Je ne suis pas bloqué par l'ambition personnelle pour un poste à ce niveau. C'est clair ?
Propos recueillis par Jean-Michel Aphatie et Fabien Roland-Levy
Mercredi 8 juin 1994
France Inter
Q. : Le discours de Bill Clinton ?
R. : II avait du souffle. Il avait un coup de jeune dont nous avons besoin. Faire du jogging, ce n'est pas ce que font tous les politiques français. Il est intéressant d'entendre parler d'Europe, peut-être pas avec les mêmes mots. Qu'a-t-il dit d'autre que ce que nous disons ? Il l'a peut-être dit mieux, différemment. Tous les jours, dans cette campagne, ces mots sont prononcés, avec un peu moins d'exotisme, peut-être. Je salue le discours de M. Clinton qui donnait un coup de jeune à ces formes de politiques dont nous souffrons un peu.
Q. : Un coup de vieux à la politique française ?
R. : Un peu, oui.
Q. : Vous a-t-il convaincu sur la Bosnie ?
R. : Non. J'attends que cette initiative diplomatique et politique aboutisse. Mais au même moment où M. Clinton parlait d'espérance du règlement de ce conflit, à Genève, on voyait de nouveau l'impasse à Genève. Je souhaite que ça progresse, mais ce n'est pas si simple. Il ne suffit pas de donner de nouvelles formes à des mots anciens. Il fallait prévenir ces conflits. M. Clinton n'en a pas parlé. Il faut qu'une force européenne, africaine pour le Rwanda, prévienne les conflits, protège les minorités. Nous proposons cela depuis longtemps. Nous avons appelé cela le droit d'ingérence. C'est bien de se féliciter de ce discours. C'est formidable d'entendre M. Clinton parler de l'Europe nécessaire, celle du souffle et du cœur. Maintenant, donnons-lui un contenu. Je suis étonné d'entendre à chaque fois que je reviens de ces réunions de plus en plus nombreuses que cette campagne n'a pas eu lieu. Savez-vous ce qui se passe en Italie ? Avez-vous réfléchi à ce qui se passait lors de la campagne précédente où on ne parlait même pas d'Europe, et pas à la télévision ? Cela progresse. Ces questions posées par les Français sont des questions de haute qualité. La campagne n'a pas été morne.
Q. : Bill Clinton trouve que le sauvetage humanitaire a toujours des aspects politiques, sauf en cas de catastrophe naturelle.
R. : Soigner les victimes, c'est très bien. Il faut continuer de le faire. Éviter les victimes, c'est mieux. Tant qu'on n'aura pas compris qu'il faut prévenir les massacres, pas se contenter d'y amener du sparadrap, ce qui est excellent pour les plaies, on n'aura rien compris. L'humanitaire vient toujours trop tard. Il faut tenter d'éviter les purifications ethniques. Il a très fortement fait allusion aux retours des nationalismes. Il avait raison. Nous prévoyons cent trente foyers de conflits potentiels. On parle beaucoup de l'Ukraine et de la Russie. Sommes-nous assez vigilants à ce niveau ? L'humanitaire, c'est bien. Ce n'est pas moi qui dirais le contraire. J'y ai consacré vingt-cinq ans de ma vie. Il faut traiter les blessures. Mais il faut éviter qu'on tue.
Q. : Irez-vous siéger à Strasbourg ?
R. : Oui. Je pense continuer dans cette trajectoire de vingt-cinq ans et tenter de mettre sur pied avec des amis que j'ai déjà prévenus, au Parlement européen, cette prévention des malheurs, cette protection des minorités qu'on appelle le droit d'ingérence ou le droit d'intervention humanitaire.
Q. : Le résultat de la liste Rocard ne sera pas merveilleux…
R. : Où situez-vous le merveilleux ?
Q. : C'est ce que j'allais vous demander !
R. : Attendons dimanche soir. Peut-être serez-vous surprise !
Q. : Qu'est-ce que la nouvelle alliance ?
R. : C'est la poursuite des contacts autour de Lionel Jospin. C'est une main tendue à un certain nombre d'organisations qui ont été citées par M. Rocard. C'est la préparation dans la foulée des européennes, dans ce débat qui a démarré, pas trop mal, à mon avis, et qui devrait prendre en compte la nécessité de trouver une forme de débat… J'ai senti cela. Michel n'en a pas parlé hier… Il s'agit de cette nécessité de ne pas seulement délivrer des discours ou de regarder la télévision. Il faut inventer une nouvelle forme de débat. C'est évident. Les Français ont des questions à poser. Ils sont très informés. Trouvons une manière de dialoguer. C'est également aussi la façon de supprimer les vieilles querelles. On sent en politique que le voisin, l'homme le plus proche, c'est l'ennemi désigné. Ça suffit ! Il faudrait aussi changer les mentalités à l'intérieur des partis. C'est dans la nouvelle alliance qu'il faudrait faire ça, si ça se fait. Il faudrait aussi donner du souffle et du corps aux exigences d'un nouvel humanisme. Quelle vie voulons-nous ensemble, en France, en Europe ? L'économie de marché seule ne peut pas régler les problèmes du chômage. Le président Clinton n'en a pas parlé. Quelle vie voulons-nous ensemble dans cet endroit où il fait le meilleur vivre, l'Europe, singulièrement la France ? Ce sera peut-être la Nouvelle alliance. Je ne la vois pas en termes d'appareils. Il faut plutôt parler de projet. À Toulon, lors d'une réunion, une dame approuvait l'emprunt, la création d'emplois, le droit d'ingérence, le service européen humanitaire. Levant la main, elle disait : "Pourquoi dites-vous que c'est la gauche ? Je ne suis pas de gauche !" Elle avait raison. Il faut faire la place à cette dame qui ne se sent pas de gauche en étiquette.
Q. : C'est le discours Kouchner ou le discours Rocard ? On dirait qu'il y a deux campagnes.
R. : Pas du tout. Je ne suis pas membre du PS. J'ai rejoint la liste de M. Rocard parce qu'il y a le droit d'ingérence dedans. Avec dix de mes amis, j'ai produit des textes avec quarante et une idées pour l'Europe. J'en discute avec les Français. Le débat a lieu. Je suis content que le président Clinton nous ait rejoints dans ce débat.
Q. : Sur les quarante et une, quelle est l'essentielle ?
R. : La protection des minorités. La manière dont nous serons capables de moderniser les protections sociales et de voir que le monde doit s'équilibrer entre nos richesses, notre crise et la pauvreté du monde, la manière dont nous tendrons la main à l'Est, dont nous développerons ce nouvel humanisme mettant l'homme au centre du système, c'est l'essentiel.
(Invité d'A. Ardisson)
30 juin 1994
France Inter –Édition du midi
Q. : Qu'est-ce qui vous choque, si quelque chose vous choque, dans ce qui s'est passé hier pour Bernard Tapie ?
B. Kouchner : Ce qui me choque, c'est le côté un peu grotesque de tout ça. Je ne me prononce pas sur le fond, parce que je n'ai pas d'autre information. La justice sereine et indépendante est à l'œuvre. Mais si on réclame l'égalité devant la justice pour tous les citoyens, je trouve qu'il y a inégalité dans le traitement auquel a été soumis et qu'a subi Bernard Tapie. En somme, pour ce qui lui est reproché, c'est-à-dire abus de biens sociaux, apparemment, et fraude fiscale dans cette affaire, on planque dans l'hôtel d'en face, on vient à 6 heures, on passe les menottes à cet homme comme si c'était un dangereux malfaiteur. Franchement, ça veut dire quoi ? Je suis sûr qu'il y a une sérénité et qu'il y a une dignité de la justice. Y aurait-il un grotesque judiciaire ? Comme si chaque juge, un parrain, finalement, voulait régler un compte. Je pense qu'il y a disproportion de moyens entre ce qui lui est reproché sur lequel je ne me prononce pas, et la manière dont ça se déroule. Comme si chacun voulait en faire plus et pardonnez-moi l'expression, se faire Bernard Tapie. Ça devient, et j'espère qu'on ne va pas assister à ça pendant tout l'été, parce que c'était déjà l'année dernière, le feuilleton habituel. J'espère que ça devrait cesser. Il y a une vraie disproportion qui d'un côté est un acharnement, une espèce de surenchère permanente. Je sais que la justice vient à son heure, je sais que des affaires déclenchées depuis longtemps, peut-être s'accumulent-elles à un tel moment, mais franchement, si on voulait le rendre encore plus populaire, on ne s'y prendrait pas autrement. On le fait passer maintenant pour Mandrin et pour Robin des Bois. Et plus il y aura de ces attitudes un peu outrancières, le moins qu'on puisse dire, et plus en effet la population s'interrogera sur cette disproportion de moyens et en effet cette absence d'égalité.
Q. : Patrick Devedjian, vous dites ce matin dans "Libé" qu'en tout 360 000 Français à peu près par an sont interpellés dans des conditions qui ne sont peut-être pas tout à fait similaires ?
P. Devedjian : Comparables en tous les cas. Les députés sont des hommes comme les autres, des justiciables comme les autres. L'immunité parlementaire est un archaïsme qui, aujourd'hui, ne correspond plus à grand-chose. Je trouve que Bernard Tapie a été interpellé comme le sont des milliers de citoyens, chaque année, y compris des citoyens qui sont simplement gardés à vue et qui ne sont pas mis en examen ensuite, 360 000 par an.
Q. : Il faudrait peut-être revoir ça aussi, non ?
P. Devedjian : Oui. Chaque fois qu'un homme politique est mis en cause, effectivement, ça peut peut-être faire progresser les garanties judiciaires. Mais c'est un peu navrant qu'il faille une personnalité hors du commun pour s'en apercevoir. Si on mettait davantage d'hommes politiques en prison, de temps en temps, le système pénitentiaire s'améliorerait et on vivrait mieux la prison qu'elle ne l'est aujourd'hui. Pour Bernard Tapie, je ne suis pas choqué parce que c'est le sort de tout le monde. Et puis, malgré cela, on reproche à la justice d'être lente. Pour une fois…
B. Kouchner : Comme par hasard.
P. Devedjian : Non, pas comme par hasard. Bernard Tapie aurait été couvert par une nouvelle immunité parlementaire le 19 juillet. Si on imagine qu'il ait pu quitter le territoire entre-temps, pour quelques vacances, il aurait été à nouveau à l'abri de la justice pendant encore de longs mois, le temps que le Parlement européen lève son immunité parlementaire, et on aurait glosé sur la justice qui était ridicule. Pour une fois, elle a été rapide et efficace. Entre le ridicule et l'efficacité, le choix est quand même facile à faire.
Q. : Bernard Kouchner, les socialistes n'ont pas manifesté beaucoup de détermination à venir au secours de Bernard Tapie.
B. Kouchner : J'ai remarqué cela.
Q. : Ça vous inspire quel genre de réaction ? C'est plutôt votre famille ?
B. Kouchner : Oui. Parfois on rougit aussi de sa famille. Je n'ai pas trouvé ça bien. J'ai trouvé cette attitude mi-chèvre, mi-chou, mi-figue et mi-raisin, pas bien.
Q. : Au-delà de ça, est-ce que ça veut dire que les socialistes se sont dit que…
B. Kouchner : Je n'en sais rien, je ne suis pas député socialiste. Mais enfin, ils se sont dit qu'il ne fallait pas prendre part au vote, c'est clair.
Q. : Et les écoutes téléphoniques, par exemple ?
B. Kouchner : Je ne trouve pas ça bien non plus. J'ai entendu avec intérêt Patrick Devedjian. C'est vrai que si ça se passe comme ça et de manière aussi à mon avis abusive, condamnable, outrancière, pour plein d'autres Françaises et Français, c'est peut-être ça qu'il faut revoir. Et c'est vrai aussi que là, il y a une visibilité qui est toute autre. Mais les écoutes téléphoniques, d'abord, je suis absolument contre. Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas la sûreté qui était en jeu.
P. Devedjian : Les socialistes ont fait voter une loi sur les écoutes téléphoniques. C'est une bonne loi et elle apporte des garanties importantes. Bernard Tapie fait l'objet de plusieurs réquisitoires de la part de plusieurs procureurs. Il est mis en examen par trois ou quatre juges d'instruction. Il est à nouveau poursuivi. Il entre dans la catégorie facilement déterminée par la loi que les socialistes ont fait voter. Donc, si lui ne peut pas faire l'objet sur ordre d'un juge d'instruction, avec donc toutes les garanties judiciaires que ça comporte…
Q. : Mais il est parlementaire.
P. Devedjian : Peu importe qu'il soit parlementaire. L'immunité parlementaire ne couvre pas la possibilité de commettre des infractions. Il y a des milliers de gens qui font l'objet d'écoutes téléphoniques, parce qu'ils sont mis en examen. Bernard Tapie est un mis en examen comme les autres, tout de même. Qu'est-ce que ça veut dire que de vouloir lui faire un régime à part ? Il est mis en examen chez trois ou quatre juges d'instruction. On a le droit de le mettre sur écoute. C'est parfaitement légal.
B. Kouchner : Tout à fait. Je ne suis pas d'accord qu'on mette des centaines ou des dizaines de milliers de Français pour des raisons fiscales, par exemple, sur écoutes. C'est un pays archaïque qui fait ça.
P. Devedjian : Ce n'est pas le cas. Seul un juge d'instruction peut ordonner une écoute téléphonique.
B. Kouchner : Je sais. Même si c'est un juge d'instruction, ça me paraît là aussi, un peu outrancier. Mais deuxièmement, c'est contre-productif, c'est là le plus grotesque de la situation. À force de le traiter comme les autres, on ne le traite pas du tout comme les autres, Bernard Tapie. Parce que lui a d'autres moyens de se défendre. Il a, puisqu'on entame une compétition médiatique, pas mal de répondant. Donc, ça va produire un effet inverse. Encore une fois, si on veut le faire monter et dans les sondages et dans les intentions de vote des Français, ça va marcher très bien.
Q. : Ça vous gêne qu'il monte dans les sondages ?
P. Devedjian : La loi de la République, c'est l'égalité.
B. Kouchner : Sûrement, là, il n'est pas traité égalitairement.
P. Devedjian : Parce qu'il se défend beaucoup mieux que les autres.
B. Kouchner : Alors, on devrait être plus intelligent que ça. Et je pense que si le juge voulait en effet le faire grimper dans sa popularité, eh bien, c'est réussi.
P. Devedjian : Ce n'est pas le problème de la justice.
B. Kouchner : Je sais, mais elle pourrait aussi être intelligente.
P. Devedjian : Elle est indépendante du pouvoir politique. Contrairement à ce que dit Bernard Tapie, ce n'est pas la majorité actuelle qui le pourchasse. Si on veut être un petit peu fin dans l'analyse, Bernard Tapie, il arrange plutôt la droite, parce qu'il gêne la gauche. La gauche est cassée en deux par Bernard Tapie et c'est une hypothèque pour les élections, présidentielles, parce que la gauche morale, avec un leader comme Tapie, c'est quand même embêtant au niveau de la crédibilité. Donc, pour nous, dans la majorité, Bernard Tapie politiquement ne nous gêne pas. Au contraire même, il nous arrange, comme d'une certaine manière, Le Pen arrange la gauche.
B. Kouchner : Pendant longtemps, j'ai cru la même chose. J'ai cru que, en effet, ça arrangeait la droite que Bernard Tapie soit cette pomme de discorde, ce poing fiché dans la gauche. Et maintenant, je pense que le contraire se déroule devant nos yeux. On ne peut pas penser qu'il n'y a pas une détermination politique à tout ça, quand même. Ça fait trop d'affaires successives. Je sais que la justice est indépendante. Mais je me demande quand même si l'analyse ne s'est pas renversée, et si maintenant il deviendrait, je ne sais pour quelle raison, devinez, trop dangereux lui-même pour la droite en particulier. Je ne tranche pas, je n'en sais rien.
Q. : Peut-on appliquer la loi aux politiques sans faire de la politique ? C'est le fond du débat aujourd'hui en ce qui concerne l'affaire Tapie ?
P. Devedjian : On doit appliquer la loi de manière égale, quelle que soit la qualité des hommes à qui elle s'applique. Les hommes politiques doivent subir la loi comme tous les autres citoyens.
Q. : Et ce faisant, on fait de la politique. Vous êtes d'accord ou pas ?
P. Devedjian : Non, la justice est indépendante, en tous les cas les magistrats du siège le sont fondamentalement. Là, il s'agit d'un juge d'instruction qui, je le rappelle, dans une autre affaire, a mis un élu de droite important, d'une grande ville de France, en détention préventive pendant plusieurs mois.
B. Kouchner : Je ne trouve pas ça bien non plus.
P. Devedjian : Et s'il le méritait ? Si c'était justifié ? Ce n'est pas parce que quelqu'un est de droite ou de gauche, qu'il fait de la politique, qu'il doit échapper aux rigueurs de la justice, tout de même…
B. Kouchner : Je parle de la détention préventive qui est employée dans notre pays. Ce n'est pas l'avocat qui va me démentir.
P. Devedjian : J'ai des réserves sur la détention préventive, mais j'ai encore plus de préjugés en faveur de l'égalité. Et je n'accepte pas que sous prétexte que quelqu'un est un homme politique, de gauche ou de droite, peu importe, il puisse se prévaloir d'un statut particulier.
Q. : D'autant qu'on a vu des députés ou des maires de gauche ou de droite s'enfuir à l'étranger ?
B. Kouchner : Encore une fois, c'est le grotesque qui me touche. Ne croyez-vous pas qu'une convocation, à 7 heures du matin, en disant : il ne faut pas que vous partiez M. Tapie parce qu'on vous attend à 10 heures, ça n'aurait pas largement suffi ? Et ça n'aurait pas produit cet effet ?
P. Devedjian : II est arrivé à de nombreuses reprises qu'avec d'autres magistrats, il ne défère pas aux convocations qui lui ont été adressées. Alors, il fallait qu'il ne défère pas à la convocation, qu'il soit parti, pour faire la mauvaise tête ?
B. Kouchner : Si on avait voulu, encore une fois, multiplier Mandrin par Robin des Bois, on n'aurait pas fait autre chose.
Q. : On a entendu, du côté de la gauche, dire qu'il y avait quand même deux poids, deux mesures en ce qui concerne la rapidité de la justice et le fait qu'il y avait certaines histoires à droite qui prenaient un peu plus de temps ?
P. Devedjian : Il y a des élus de droite, c'est normal. Je ne crois pas. Les poursuites contre Bernard Tapie sont engagées depuis très longtemps. En plus, on ne peut pas dire qu'il ait fait l'objet d'une sévérité particulière parce que sa garde à vue n'a pas duré longtemps. Il est allé chez le juge qui l'a mis en examen tout de suite et il est reparti à peine quelques heures après parce que le juge d'instruction peut tout. Balzac disait que c'était l'homme le plus puissant de France, même quand c'est une femme. Elle aurait pu le mettre aussi sec en détention préventive. Elle ne l'a pas fait. Elle l'a mis sous contrôle judiciaire.
B. Kouchner : Encore une fois, je suis contre cette pratique et j'espère qu'elle va changer.
Q. : Qui est suspect dans cette affaire, Bernard Tapie ou le juge d'instruction ?
B. Kouchner : Ne mettons pas les choses sur le même plan. Sur le fond, je ne sais pas. J'ai été assez convaincu par un certain nombre d'arguments entendus à l'Assemblée nationale, arguments émis par Bernard Tapie. Mais je ne me prononce pas là-dessus. Simplement, je connais en effet un certain nombre de gros bateaux qui sont sous des pavillons de complaisance, et ça c'est plus facile. Ça, j'ai bien entendu, parce que j'ai bien compris. Pour le reste, je n'en sais rien. Ce qui est à mes yeux tout à fait ébouriffant, c'est la manière dont ça s'est déroulé. C'était trop sur cet homme, encore une fois, et ça va produire tout à fait l'effet inverse.
P. Devedjian : La justice n'a pas à se préoccuper d'une gestion médiatique. Ce n'est pas son problème.
B. Kouchner : Elle ne fait que ça. J'ai entendu le juge Montgolfier, hier soir. Il était excellent d'ailleurs. Il s'est très bien exprimé là-dessus.
(Invité de J.-L. Hees et G. Zénoni, Inter, 13 heures)