Texte intégral
Mes Chers Compagnons,
J'aimerais être sûr que chacun apprécie, à leur juste mesure, la signification, l'importance symbolique, la portée du rendez-vous auquel vous nous avez conviés.
L'organisation d'Assises des Sections professionnelles et d'entreprises n'est pas, en effet, l'expression d'une nostalgie, ou l'un de ces exotismes dont nous, gaullistes, aurions décidément le secret. Ce n'est pas non plus une tribune ordinaire, offerte à quelques responsables pour entretenir la chronique, si souvent dérisoire, à laquelle se réduit la politique française aujourd'hui.
C'est beaucoup plus, c'est beaucoup mieux que tout cela.
En vérité, mes chers compagnons, vous êtes les héritiers de l'Action ouvrière et professionnelle et, à ce titre, vous incarnez, vous représentez une composante fondamentale et, pour tout dire, fondatrice de la démarche gaulliste.
Dès l'origine, en effet, le gaullisme a voulu être présent dans les entreprises, sur les lieux de travail, présent partout où vivent les travailleurs. Non point seulement pour y contrecarrer l'influence communiste, ni a fortiori pour y jouer les jaunes ou y casser les grèves. Mais parce que les gaullistes avaient, d'emblée, jugé centrale la question sociale. Parce qu'ils ont toujours cherché, entre les voies également aliénantes qui étaient proposées au monde du travail, à promouvoir une société de responsabilité et de liberté.
C'est dire que les sections professionnelles ne sont pas une subdivision, une structure associée, une annexe ou une succursale de notre mouvement. Elles incarnent et symbolisent sa vocation à rassembler les Français au-delà des clivages traditionnels, elles sont la traduction vivante d'une ambition, qui dépasse les cadres classiques si classiques qu'ils sont d'ailleurs irrémédiablement dépassés.
Votre présence témoigne ainsi de ce que le gaullisme, au-delà des avatars politiciens, doit demeurer solidement ancré autour d'un principe fondamental. Ce principe, trop souvent oublié, est simple : l'homme doit être acteur de son propre destin, qu'il s'agisse de son destin individuel ou du destin collectif auquel il prend sa part dans le cadre d'une nation démocratique.
De ce principe, tout le reste – sans exception – découle logiquement : de la Résistance à la belle et grande idée de participation, de l'indépendance nationale à l'auto-détermination des peuples, de l'action ouvrière aux institutions rénovées de la République, de l'autorité de l'État au primat du politique, le gaullisme, c'est toujours l'affirmation du libre choix du citoyen, libre choix qui doit prévaloir sur tout autre pouvoir, qu'il s'agisse des puissances financières, des élites revendiquant le monopole du savoir, des technostructures prétendant se substituer aux élus du peuple et j'en passe !
Voilà qui explique – soit dit en passant – que le gaullisme, depuis bien des années, et en dépit des apparences, soit si peu dans l'air du temps, lui qui veut faire des Français des citoyens responsables là où d'autres ne veulent voir que des producteurs passifs, des consommateurs irresponsables, des spectateurs ou de simples objets de sondage.
Oui, ne croyons surtout pas le gaullisme à la mode, à l'heure où l'on peut lire dans un journal du matin – un journal "ami" – et sans que cela fasse bondir quiconque, que la politique ne commence que là où s'arrêtent les lois du marché ; à l'heure où, partout, le pouvoir s'abandonne à toutes les formes de technocratie, où l'on élude soigneusement les vrais débats, et en tout premier lieu – bien sûr ! – le débat européen.
Et pourtant ! Nous sentons bien, et vous sans doute mieux que d'autres, que le gaullisme est plus que jamais indispensable. Car la dissolution de la citoyenneté est bel et bien à l'origine de la crise morale que traverse le pays. Des difficultés économiques à l'éclatement de la société, de la déliquescence de l'État à la montée des inégalités entre les hommes, les quartiers, les régions, tout découle de la rupture du contrat politique de progrès que la Vème République avait su nouer entre les citoyens.
C'est donc à un complet renversement des valeurs héritées des années 80, marquées par la montée anarchique des intérêts privés et de l'individualisme, qu'il nous faut, qu'il vous faut vous attacher. Et ce renversement du système de valeurs doit porter en priorité sur l'urgence du moment, je veux parler de la lutte contre le chômage.
Car le gaullisme, mes chers compagnons, ne peut être seulement une affaire de principes. Il n'est pas une doctrine figée ; il n'est pas un dogme ; il est une méthode d'adaptation constante à l'environnement stratégique, politique et social.
J'ai dit "adaptation". Il ne s'agit en aucune façon d'opportunisme ; opportunisme fait de ces renoncements qui, si nous n'y prenions garde, finiraient par banaliser notre mouvement en un parti de droite classique, un parti de droite ressemblant tellement aux autres partis de droite qu'il y aurait lieu d'en tirer les conséquences en accomplissant d'indispensables et logiques fusions.
Non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Et il nous faut encore et toujours nous pénétrer de deux vérités déterminantes.
La première, c'est que le temps d'Oxford ou de Bagatelle est révolu. L'ennemi n'est plus une puissance occupante ou les obsédés de la lutte des classes. L'ennemi s'appelle le chômage et l'exclusion ; chômage et exclusion qui rongent chaque cellule de notre société. La société de classe a cédé la place à la confrontation, plus explosive encore, d'inclus et d'exclus qui n'ont plus rien en commun, parce que les seconds sont privés de toute référence, de toute valeur, de tout droit réel.
La seconde vérité, c'est que nos adversaires n'ont ni analysé, ni compris, ni pris en compte les formidables changements des années 1980. Ce sont les mêmes qui ont délibérément ignoré l'effondrement de l'Union soviétique et la montée du chômage, l'unité allemande et la montée de l'exclusion, la nécessité de la réunification du continent européen et celle de la lutte contre les inégalités.
Nos adversaires, ce sont ceux qui ne veulent pas croire que si nous sommes bien en 1994 et non en 1940, nous nous trouvons engagés dans une guerre économique totale, dont l'enjeu n'est pas seulement l'emploi mais, à travers lui, la pérennité des nations libres, de leurs systèmes sociaux et de leurs modes de vie.
Nos adversaires, ce sont ceux qui font du chômage un solde, une variable d'ajustement.
Nos adversaires, ce sont ceux qui abordent la question sociale avec une mentalité de dames patronnesses, ceux pour lesquels le social, c'est ce qui reste lorsque tout a été distribué, ceux pour lesquels le social se réduit au dernier servi en période de croissance, au premier repris en période de crise.
Nos adversaires, ce sont ceux qui pensent que tout ça finira bien par s'arranger, ce sont ceux dont le discours se réduit à un slogan: "faites nous aujourd'hui de bons profits, nous vous ferons un jour de bons emplois".
Alors, à vous, mes chers compagnons, de dire, de faire comprendre la véritable nature du travail. Nul mieux que vous ne peut témoigner de ce que le travail n'est pas seulement une source de revenus, qu'il est non seulement le fondement de l'intégration, mais surtout le pourvoyeur de la dignité. Que le travail ne permet pas seulement de participer à la production, mais qu'il associe au fonctionnement de la société. En bref, que le travail distingue le citoyen du sujet, que le travail distingue l'homme qui maîtrise son destin de celui qui le subit.
À vous de faire comprendre que l'économique et le social doivent non seulement être traités ensemble, mais qu'ils sont indissociables. Que le chômage, en érodant les fondements de notre société, compromet l'ensemble du développement économique.
À vous de faire comprendre que la priorité de la lutte contre le chômage n'est pas seulement affaire de sollicitude ou de charité, ni même de solidarité, mais un impératif économique et donc un grand impératif national auquel même les plus cyniques ne peuvent pas ne pas souscrire.
Car, au-delà des humiliations, au-delà de ces destins personnels, de ces familles brisées par le chômage, il faut bien reconnaître que toute la société est progressivement gangrénée. Il faut bien reconnaître que notre société ne progresse plus, que la mobilité sociale se trouve compromise et même interdite par la progression du chômage.
Prenons l'exemple du budget de l'État et de la fameuse diminution des marges de manœuvre financières de la puissance publique. D'où cela provient-il sinon de la nécessité de dépenser toujours davantage pour essayer de réparer les dégâts causés par le chômage, tandis que le nombre de ceux qui peuvent contribuer se réduit ? Ainsi se met en place une spirale récessive : le chômage et l'exclusion alimentent la dépense tout en restreignant les recettes. Au moment où la société a le plus besoin de l'État, garant de la solidarité nationale, celui-ci voit ses moyens se restreindre. En parlant de crise de l'État, on confond donc la conséquence et la cause, le symptôme et la réalité du mal.
Il en va de même avec la crise de la ville et des banlieues. D'aucuns nous expliquent qu'il existe des architectures criminogènes, qu'il faut "en finir avec les grands ensembles", ou encore qu'il faut repeindre qui les ascenseurs, qui les boîtes aux lettres. Je veux bien.
Mais alors, comment se fait-il que les quartiers réhabilités grâce aux Palulos et subventionnés par les procédures de "développement social des quartiers" soient régulièrement le théâtre d'affrontements violents, voire d'émeutes quasi-insurrectionnelles ? Comment se fait-il que certains d'entre eux soient devenus des zones de non droit où la police ne pénètre plus et où les trafics les plus divers se développent au grand jour ? Quelle autre explication que le chômage ? Le désœuvrement de tous ; l'absence de toute référence familiale au travail car il n'est pas rare que le chômage touche deux, voire trois générations dans une même famille ; la recherche banalisée des moyens douteux d'une vie facile dont les médias donnent à l'envi l'exemple clinquant. Oui, le véritable problème des banlieues, c'est d'abord le chômage.
Et l'explosion prétendue du système éducatif, son incapacité à assumer pleinement sa mission d'intégration, va-t-on nous faire croire qu'elles sont imputables au corps enseignant ? Je ne crois pas un instant que les maîtres d'aujourd'hui soient inférieurs aux fameux hussards noirs de la République. Nous rencontrons tous, en tant que parents ou dans nos responsabilités civiques et sociales, des professeurs dévoués, compétents, soucieux de la formation de la jeunesse qui leur est confiée. Leur capacité d'enthousiasme n'est pas morte. Mais comment mettre en œuvre les meilleurs talents de pédagogues face à des enfants issus de familles où, faute de travail, le temps même n'est plus rythmé ?
Ce qui est en cause, en réalité, ce n'est pas l'efficacité du système éducatif, c'est l'environnement familial, social et culturel des élèves. On reproche souvent à l'enseignement son caractère trop théorique, mais l'effort de repérage dans le temps et dans l'espace auquel invite toute démarche éducative s'appuyait, dans la société de plein emploi, sur des références naturelles, immédiates et communes à tous les enfants : le lieu de travail des parents, le moment du repas familial, le temps de repos. L'éclatement de la vie et de la cellule familiale provoqué par le chômage prive les jeunes de ces repères. Et l'on aurait beau professionnaliser l'enseignement à outrance, faire de l'école un atelier ou transformer les établissements scolaires en entreprises, on ne donnera pas aux jeunes l'envie de travailler et d'exercer un métier s'ils n'ont jamais pu connaître d'autres activités que précaires, illégales, voire criminelles.
Crise de l'État, crise de la ville, crise de l'école. Je pourrais malheureusement prendre bien d'autres exemples encore. En réalité, c'est tout le corps social qui est attaqué par le chômage comme par autant de métastases d'un cancer qui se généralise. C'est tout le corps social qui se trouve gagné par une infection qui s'entretient elle-même et se développe. Car le chômage est une machine infernale qui se reproduit, les chômeurs se trouvant exclus du marché du travail, les enfants de chômeurs se trouvant exclus de la société.
Comment, dans ces conditions, ne pas nous interroger sur notre incapacité collective à prendre la vraie mesure du mal ? Comment ne pas comprendre, une fois pour toutes, après vingt ans d'échecs successifs, que les thérapeutiques classiques ou les mesures éculées ont fait leur temps ?
C'est parce que cette double incapacité me révoltait que j'ai évoqué un jour le risque d'une sorte de Münich social. Münich, à mes yeux, c'est à la fois l'absence de lucidité et l'absence de courage, à la fois l'aveuglement et la lâcheté. Je dois vous avouer que loin de me repentir de cette formule, j'ai le sentiment que le risque devient chaque jour davantage une sinistre certitude.
Contrairement à ce que certains feignent de croire, cette formule n'emportait aucune critique contre le gouvernement ou le Premier ministre.
L'ampleur du changement à accomplir interdit qu'il puisse être engagé en période de cohabitation, par un gouvernement qui, aussi grande soit sa bonne volonté, ne peut être qu'un gouvernement de transition. Transition nécessaire, utile, incontournable, mais transition quand même. Non que la cohabitation limite les capacités juridiques du gouvernement ; elle a plutôt pour conséquence de leur donner leur plein effet. Mais un renouvellement complet des approches et des comportements en matière d'emploi et de chômage suppose une légitimité, une adhésion populaire que seul peut garantir un mandat clair des Français. Un mandat conclu au terme d'un débat national que seul autorise le grand rendez-vous de l'élection présidentielle.
Car l'élection présidentielle constitue bel et bien le temps fort de notre vie publique. Car elle seule offre l'occasion de définir clairement un projet pour la France.
Voilà pourquoi, mes chers compagnons, toute action publique ne peut que s'inscrire dans le projet – ou l'absence de projet – de l'élection présidentielle de 1988. Car mars 1993 ne pouvait suffire à défaire le contrat conclu par les citoyens en mai 1988. Telle est bien la loi de la Vème République. La cohabitation peut corriger, atténuer, réorienter, préparer, elle ne peut réformer ni moderniser en profondeur.
Cette réalité, au demeurant, a fini par s'imposer à chacun. D'aucuns prétendent, pour l'expliquer, que la société serait bloquée et les Français irréductiblement opposés à tout changement. En réalité, notre société n'est pas bloquée. Elle est prête à évoluer et même à évoluer de manière radicale, pour peu qu'on respecte la règle du jeu, c'est-à-dire qu'on fixe clairement les objectifs, qu'on répartisse l'effort équitablement, qu'on débatte et qu'on décide ensemble.
S'il y a blocage, ses raisons sont ailleurs. Et seul le rendez-vous de 1995 peut le lever.
Voilà pourquoi, mes chers compagnons, il nous faut aujourd'hui, un an avant la grande échéance, réfléchir ensemble au projet qui portera les années futures.
Un projet présidentiel, c'est une priorité, une stratégie, une méthode d'action.
I. – La priorité découle de la réponse apportée à la seule question qui vaille : la situation actuelle est-elle inéluctable et acceptable ? La société française est-elle vraiment condamnée, comme l'ensemble des sociétés post-industrielles, à vivre avec 3, 4, 5 millions de chômeurs et autant d'exclus ou de personnes en situation précaire ?
Beaucoup le pensent sans oser le dire. Beaucoup le pensent, qui se masquent derrière l'espoir chimérique que le retour à la croissance sera celui du plein-emploi. Il n'y a là que mensonge, tromperie et faux semblant, car nul ne peut ignorer que même une forte reprise économique – que rien n'annonce clairement – n'entraînera pas de reflux significatif du chômage.
La vérité, dont on conçoit qu'elle est terrible pour des esprits tendres et des volontés faibles, c'est que nous assistons non pas, comme on veut trop souvent nous le faire croire pour que nous prenions patience, à un décalage mais à un véritable découplage. Il n'y a pas décalage entre la reprise et les effets à en escompter en termes d'emploi. Il y a découplage entre l'activité économique et l'emploi ; découplage entre les résultats des entreprises et les intérêts des salariés ; découplage entre les besoins de l'économie et ceux de la société. Et la difficulté qu'il y a à combler cet écart, à répondre à ce phénomène d'une brutalité inouïe, explique que l'on se réfugie dans de dérisoires commentaires sur la conjoncture alors qu'il nous faut affronter des mutations structurelles sans précédent depuis les années 1930.
Le problème n'est plus seulement économique. Il impose d'imaginer une nouvelle organisation sociale qui permette de répondre à la demande d'activité et de dignité sociale, alors même que l'objectif du plein emploi, dans son acception classique, et selon les méthodes classiques, n'est plus qu'un souvenir.
D'où une autre question décisive, une autre question fondamentale à laquelle nous ne pouvons échapper, une autre question qui est aujourd'hui la question politique par excellence : oui ou non, sommes-nous capables de concevoir et de mettre en chantier une société garantissant la pleine activité et l'exclusion zéro ?
II. – Eh bien, mes chers compagnons, je vous le dis : non seulement c'est possible, mais c'est nécessaire, c'est indispensable, c'est vital. Qu'on ne vienne surtout pas nous dire que l'objectif d'exclusion zéro, en d'autres termes la pleine activité – que je distingue à dessein du plein emploi – serait un objectif démagogique.
L'expérience de deux grands pays, au moins, montre qu'il est possible d'en approcher. Les États-Unis ont ainsi un taux de chômage d'environ 6 %, inférieur de moitié au nôtre. Le Japon obtient un résultat plus flatteur encore, puisque le chômage n'y touche que 3 % de la population active contre 12,2 % en France. Alors, comment font-ils ?
Eh bien, ils parviennent d'abord à tirer un meilleur parti en termes d'emplois de leur appareil économique. Ensuite, ils explorent depuis longtemps le secteur des nouveaux services. Nouveaux services qui sont les seuls à terme à pouvoir répondre à la demande de proximité, et qui présentent un double intérêt : intérêt économique avec la satisfaction de besoins avérés ; intérêt social avec le développement de la solidarité et le retour vers une société plus conviviale.
Il est certes hors de question de transposer à l'identique l'une ou l'autre de ces expériences. Le modèle américain implique la déréglementation. Le modèle japonais suppose un civisme et un contrôle social très forts. Mais si nous ne pouvons ni ne devons les imiter, cherchons du moins à créer notre propre modèle. Il n'est que temps !
Il nous faut d'abord adapter nos grilles de lecture de l'économie et de la société française, et pour cela définir une stratégie simple : le chômage ne doit plus être un résultat en aval ; l'objectif d'exclusion zéro doit être un préalable en amont.
En d'autres termes, et pour reprendre le vocabulaire en vogue chez les technocrates – ainsi aurons-nous peut-être enfin une chance d'être compris d'eux ! –, le chômage doit appartenir aux "fondamentaux", qui permettent d'évaluer une économie. Il doit même être le premier d'entre eux, tant il est clair que la déchirure du tissu social produit désormais sur l'économie des effets plus négatifs encore que la faiblesse de la monnaie ou l'inflation, au demeurant inexistante. Dès lors, la lutte contre le chômage doit être placée au même rang, au moins, que la défense des parités, la maîtrise de la dette publique ou la croissance de la masse monétaire.
III. – Comment décliner cette stratégie et lui donner corps ? Je ne reviendrai pas sur la nécessité d'une nouvelle règle du jeu internationale, pour les échanges monétaires et commerciaux, afin de promouvoir un développement solidaire et synergique. Je n'insisterai pas davantage sur l'urgence qui s'attache à une réorientation de notre politique monétaire, qui constitue une redoutable machine à tuer l'investissement et l'emploi. Je voudrais plutôt tenter de tracer avec vous quelques pistes plus spécifiques et plus neuves.
a) La première a trait à l'aménagement du territoire. Chacun s'accorde aujourd'hui sur le caractère absurde de la juxtaposition de zones en voie de désertification et de zones surpeuplées, vouées à la violence et à l'implosion. L'idée d'un développement solidaire de notre territoire s'impose avec d'autant plus d'évidence qu'elle peut être porteuse d'activités nouvelles, au service de l'environnement comme des populations vivant en milieu rural. Je me réjouis donc que Charles Pasqua se soit saisi avec vigueur de ce dossier et qu'il se soit engagé fermement en faveur de son examen rapide par l'Assemblée Nationale.
b) Il faut, en second lieu, donner à nouveau au secteur marchand la capacité de créer des emplois.
Cela passe par une approche réaliste et directe du coût du travail, et par la rupture avec deux contresens : le premier voit dans le niveau des salaires directs l'obstacle principal à l'emploi, alors que ce sont les charges qui sont en cause ; le second impute à la protection sociale le développement du chômage alors que seul son mode de financement a des effets pervers. S'il faut encore et toujours rationaliser le système de protection sociale, il ne saurait être question de démanteler les garanties dont bénéficient les Français. En revanche, il faut décider de toute urgence une diminution générale et significative des charges sociales, dont la contrepartie nécessaire est le financement par l'impôt de la Sécurité Sociale. Une telle réforme permettra une meilleure répartition des charges entre le travail et le capital, ainsi qu'une clarification indispensable des responsabilités de l'État et des partenaires sociaux.
c) Cela aura de premiers effets positifs, mais ne suffira pas. Il faudra aussi promouvoir d'autres modes de gestion des effectifs – fût-ce en créant ses cadres par la loi – et exploiter, en dehors de l'entreprise, mais aussi en son sein, le champ immense des emplois de proximité.
Entendez-moi bien : il ne s'agit pas de trouver des emplois au rabais, d'organiser de nouveaux ateliers nationaux pour préserver la paix publique. Non, il s'agit d'organiser des activités utiles, même si cette utilité ne peut se traduire en termes de rentabilité immédiate. Je l'ai déjà dit, sans être sûr de m'être fait bien comprendre : la rentabilité financière ne peut représenter le seul critère de l'intérêt collectif. Il ne faut pas confondre la capacité à d'engager du profit avec la capacité à créer la richesse.
Certains rétorquent que ces nouveaux services, et en particulier les services aux personnes, ne sont pas solvables. Certes. Comment donc pourraient-ils l'être alors que rien n'est fait pour susciter la demande ? Comment pourraient-ils l'être quand les entreprises s'acharnent, même quand aucune concurrence internationale ne les y contraint, à réaliser des gains de productivité, sans se rendre compte que leurs gains en terme de masse salariale sont plus que compensés par les hausses d'impôts ? Comment pourraient-ils l'être quand l'État, par la politique fiscale, oriente systématiquement les entreprises vers les réductions d'effectifs alors qu'il conviendrait plutôt, par la réforme fiscale, d'encourager l'emploi ?
d) Parallèlement, les entreprises non soumises à la concurrence internationale doivent être réorientées vers la production de services de qualité. Cela peut parfois entraîner une certaine hausse des prix qui n'a rien d'alarmant dans le contexte actuel. Cela peut aussi passer par une réglementation afin d'organiser la concurrence interne.
e) Une telle réorientation pourrait être, devrait être encouragée par des aides prélevées sur les dépenses liées à la réparation des dégâts du chômage.
Là encore, la fréquence des propos appelant à privilégier les mesures actives, c'est-à-dire la création d'emploi, aux dépens de mesures passives, c'est-à-dire l'indemnisation du chômage, est inversement proportionnelle aux actions réellement entreprises.
Là encore, il faut agir avec clarté et simplicité. Les gisements d'emplois sont identifiés : il s'agit de l'assistance aux personnes et des services de proximité. Il convient de ne plus ruser et d'afficher clairement la nouvelle donne : une première mesure consisterait à déduire du revenu imposable les salaires versés aux personnes employées à domicile. Une deuxième initiative urgente concerne les personnes âgées dépendantes dont la prise en charge aurait des conséquences très positives en termes d'emplois comme en termes sociaux, ce qui rend d'autant plus inacceptables les querelles de préséance qui bloquent actuellement le traitement de ce dossier. Enfin, comment ne pas songer aux emplois que rendrait nécessaire l'encadrement des activités parascolaires : initiation aux sports, à la culture et aux travaux manuels, si on se décidait enfin à agir dans le domaine de l'aménagement du temps de l'enfant ?
Et que dire des gisements d'emplois que recèlent les aides et services divers dans les quartiers, la garde des enfants, l'aide aux personnes âgées, l'amélioration de l'environnement et du cadre de vie, que sais-je encore !
La route, peu à peu, s'est ouverte. Difficilement, lorsque l'on songe aux sarcasmes qui m'ont accablé lorsque, le premier, j'ai évoqué ce que d'autres que moi ont appelé, pour les condamner, les petits boulots, en affirmant qu'il existait un socle incompressible de chômage que la croissance ne permettrait pas de résorber. Péniblement, si l'on en juge par les critiques que suscite encore cette formule de la part de ceux-là mêmes qui se sont ralliés à l'idée sans pour autant la mettre en œuvre, à commencer par madame Aubry. En réalité, elle n'a été ouverte qu'à moitié: songeons aux multiples tracasseries dont continuent à être victimes les organismes qui agissent au niveau local, notamment les associations intermédiaires et les entreprises d'insertion, lesquelles réalisent un travail souvent admirable.
Leur expérience nous démontre que les obstacles sont à la fois institutionnels et réglementaires, je dirais même culturels. Elle démontre surtout que ces nouvelles activités ne s'organiseront pas spontanément, que les financements ne se réorienteront pas spontanément, que l'offre de services n'émergera pas spontanément.
Nous sommes victimes de schémas de pensée qui font de l'entreprise privée l'alpha et l'oméga de l'organisation sociale. Ne nous leurrons pas, les entreprises privées sont soumises à des contraintes qu'il n'y a aucune raison de vouloir étendre aux activités hors marché. Lorsque les besoins ne peuvent être satisfaits dans les conditions du marché, il appartient aux pouvoirs publics de prendre l'initiative. Voilà le principal blocage, le tabou qu'il faut transgresser.
Ensuite, s'ouvre le choix des moyens, des méthodes, des structures qui peuvent d'ailleurs être diversifiées. Je crois ainsi au relais des collectivités locales et des associations qui peuvent être les organisateurs de ces nouvelles activités.
C'est simple mais quasiment révolutionnaire. Il faut bien comprendre que cela suppose une organisation rigoureuse totalement maîtrisée par l'État. Et nous voici ainsi revenus, mes chers compagnons, aux principes gaullistes et à la primauté du politique.
Car pour atteindre la pleine activité, notre objectif, il faut regrouper l'ensemble des moyens actuellement dispersés entre l'ANPE, l’UNEDIC, les différents services ministériels ou locaux, déconcentrés ou décentralisés, chargés de l'emploi, du RMI. Il faut les fusionner dans un grand service de l'emploi et de l'activité qui suppose, comme je l'ai depuis longtemps préconisé, la nationalisation de l'assurance chômage.
Si c'est tellement simple, qu'attend-on ? Eh bien, reconnaissons-le, certaines prémices ont été observées. Il y a, dans la loi quinquennale pour l'emploi quelques velléités d'aller dans ce sens.
Mais la mise en œuvre de cette loi quinquennale offre un exemple presque caricatural des résistances et des blocages qu'entraîne dans ce domaine toute initiative – même si elle n'est pas vraiment révolutionnaire –, au sein des élites, des partenaires sociaux, des technostructures.
Ces blocages, il faut les supprimer et c'est une affaire proprement politique. D'ailleurs, le débat présidentiel, qui en est le préalable absolu, pourrait ne pas y suffire. L'élection aura d'autres enjeux. Tous ne seront pas illégitimes. Elle aura aussi ses déviations et ses perversions que tout laisse prévoir et je ne suis pas sûr que nous bénéficierons intégralement du grand débat et du grand élan dont nous avons besoin.
Alors, je ne vois qu'un moyen pour fonder les réorientations qui s'imposent : le référendum et plus précisément un référendum sur l'emploi.
Ce que la loi quinquennale n'a pas pu ou n'a pas voulu faire, il faut le faire par une loi référendaire, après en avoir créé les conditions juridiques – mais nous connaissons bien, désormais, le chemin de Versailles… Au demeurant, chacun sent bien la nécessité d'un appel au peuple sur ce à quoi il pense pouvoir résumer la crise que nous traversons.
Ainsi, pour certains, la crise est, d'abord, institutionnelle. D'où la proposition d'un référendum sur le quinquennat, dont je ne suis pas certain qu'elle soit une priorité. D'autant que même en matière institutionnelle, la priorité est probablement ailleurs : dans l'urgence qu'il y a à rendre au Parlement les moyens d'exercer pleinement les prérogatives que lui reconnaît la Constitution et de s'associer de manière enfin efficace à l'élaboration des nonnes communautaires.
D'autres estiment que c'est le système éducatif qui doit être refait de fond en comble et que seul le référendum peut l'autoriser. Je crois qu'on aura compris que ça n'est pas du tout mon avis. L'Éducation nationale a sûrement besoin de réformes. Elle n'a pas besoin d'une réforme. Réforme, dont j'aimerais au demeurant, au-delà de quelques généralités, connaître les contours exacts. L'Éducation nationale, je l'ai dit, est d'abord victime de la crise de son environnement, c'est-à-dire du chômage.
En revanche, l'emploi – ou plus précisément l'exclusion zéro – satisfait à tous les critères. Au peuple de dire s'il est prêt à s'engager dans le combat contre l'exclusion qu'il appelle de ses vœux et s'il accepte d'en payer le prix. Lorsqu'il aura parlé, chacun alors devra s'incliner.
Conclusion
Pourquoi avoir choisi de dire tout cela devant vous ?
Parce que, représentants du monde du travail, vous savez mieux que quiconque que l'homme a besoin de la dignité que seule confère l'activité. Et que la reconnaissance de ce besoin de dignité doit être le fondement de notre organisation économique et sociale.
Parce que, représentants du monde du travail, vous savez mieux que quiconque quel a été le prix payé pour ses conquêtes et aussi qu'il n'est pas de vrai projet social qui puisse reposer sur leur remise en cause.
Parce que, représentants du monde du travail, vous connaissez l'économie et ses lois. Et que vingt ans d'échecs des politiques publiques sont plus que suffisants pour nous faire comprendre qu'il faut bâtir un nouveau projet de société.
Parce que, aile marchante du mouvement gaulliste, vous savez qu'il n'a jamais eu d'autre vocation que d'être présent au rendez-vous de l'histoire.
Alors à vous de prendre votre part, toute votre part de l'œuvre à accomplir. À vous de vous montrer dignes de la grande et belle tradition dans laquelle vous inscrivez votre action.
À vous de retrouver ces phrases prononcées il y a 44 ans, ce même premier jour de mai par le Général de Gaulle :
"Travailleurs, c'est avec vous d'abord que je veux bâtir la France nouvelle. Quand encore une fois, ensemble, nous aurons gagné la partie, en dépit des excitations des destructeurs et des intrigues des diviseurs, on apercevra tout à coup une nation joyeuse et rassemblée où, je vous en réponds, vous aurez votre juste place. Alors on verra sortir des voiles qui la cachent encore, le visage radieux de la France".
7 mai 1994
Premier ministre – Service de presse
Allocution de monsieur le Premier ministre à la Foire internationale de Paris, le 7 mai 1994
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Innovation de la Belle Époque, sur la lancée des grandes Expositions Universelles, la Foire de Paris remplit la mission qui lui fut originellement assignée, répondre "aux besoins du commerce et de l'industrie modernes".
Son histoire retrace celle de notre siècle, et des inventions de notre temps que récompense chaque année le concours Lépine. Miroir de l'économie française et internationale, vitrine de la créativité, la Foire de Paris mérite bien son succès et son rang de première manifestation nationale, avec plus d'un million de visiteurs séduits.
Aussi, en la présence des élus de la Ville de Paris que je suis heureux de saluer ici, tiendrai-je d'abord à remercier tous les artisans de cette réussite, Monsieur Bernard Cambournac, Président de la Chambre de Commerce et d'industrie de Paris et Président du Comité des Expositions, mais aussi toutes les personnes qui ont travaillé toute l'année à la préparation de ces vingt salons, toutes celles qui pendant quatre semaines tiennent ces expositions.
Je n'oublie pas nos amis étrangers, qui viennent de 75 pays différents ouvrir nos horizons et contribuer à ce printemps parisien de l'inventivité.
La Foire de Paris compte bien des stands. J'aimerais les évoquer tous comme j'aurais aimé pouvoir m'arrêter plus longtemps à chacun d'eux.
Dans ce résumé de France qu'elle offre, ouvrant d'innombrables échappées sur le monde entier, il me faut bien choisir, parmi tant de richesses, celles que je souhaite signaler aujourd'hui à votre attention.
J'ai apprécié la place que vous avez réservée au tourisme français, mettant ainsi en valeur nos régions de métropole, et nos territoires d'Outre-mer.
Il est bon qu'à l'heure où le Gouvernement jette les bases d'un aménagement neuf du territoire, des initiatives locales relaient notre action. Aussi me suis-je réjoui de voir réunis en ce lieu des Comités Régionaux et Départementaux de Tourisme, des Syndicats d'initiative, des Offices de Tourisme et autres organismes qui promeuvent les ressources de leur région, de leur département ou de leur ville.
Cette mise en valeur des régions passe sans doute par celle des métiers. Là-encore vous avez su présenter tout l'intérêt de ces professions du bâtiment, de l'horticulture, de la gastronomie et de bien d'autres dont nous avons aujourd'hui tant besoin. Dans une période où l'emploi est notre préoccupation première, et où la formation requiert toute notre attention, il est important que les jeunes puissent redécouvrir ainsi, grâce à vos stands, les voies de savoir-faire et d'excellence, de traditions et de création qu'ont préservées nos régions et où ils pourront s'épanouir.
Enfin, je tiens à saluer l'heureuse initiative de cette année, le souci avec lequel, pour la première fois, vous avez rassemblé un aussi grand nombre d'organisations humanitaires et sociales. Elles nous montrent une fois de plus les bienfaits du travail et de la solidarité conjugués.
Je vois dans le dynamisme toujours plus grand de cette Foire de Paris, le signe d'encouragements toujours plus vifs. Je vois en ces atouts de notre pays qu'expose chacun de ces stands, dans les talents qui sont prêts à les développer, un grand espoir pour notre pays et notre société tout entière.