Intervention de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, lors d'un débat sur le thème "Economie libérale, économie sociale", sur le libéralisme, l'économie de marché et la définition d'un nouveau mode de développement, publiée dans "Révolution" du 31 mars 1994.

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Circonstance : Débat sur le thème : "Economie libérale, économie sociale, quel avenir humain ?" à Grenoble, automne 1993

Média : REVOLUTION

Texte intégral

« Économie libérale, économie sociale, quel avenir humain ? » Sous cet intitulé s'est tenu à l'automne dernier, à Grenoble, un vif débat animé par Annie Breyton, conseillère régionale du PCF. Quatre orateurs, Gérard de Bernis, économiste, professeur à l'université Pierre Mendès France, Maurice Pangaud, ancien chef d'entreprise, responsable d'organisations patronales, Jacques Bichot, économiste, professeur à l'université Louis-Lumière, et Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, avaient à répondre aux questions suivantes. 

Serait-il actuellement possible de maîtriser, au bénéfice de tous, les effets sociaux de la libre concurrence, de la compétitivité et de la rentabilité, en état de guerre économique et de suprématie des multinationales ? 

Après l'implosion du socialisme bureaucratique et l'échec de l'économie administrée, dite de dépenses et subventions, y a-t-il encore place pour une économie moderne dont le dynamisme tendrait à l'essor des capacités humaines et à la primauté des besoins personnels et collectifs ? 

De nouveaux équilibres sont-ils encore concevables entre le public, le social et le privé pour un développement Inédit d'économies mixtes ? 

(Extraits.) 

Jacques Bichot : J'ai le redoutable honneur de commencer sur ce sujet où, naturellement, il va y avoir des opinions tout à fait diverses, mais qui est un sujet passionnant… Je le comprends comme la question de savoir ce qui, dans les différentes formes d'organisation de la société, et plus particulièrement les formes d'organisation économique peut comporter soit des avantages, soit des dangers du point de vue de l'humanisme. C'est pour cela que nous sommes ici : pour nous interroger sur ce qui dans les différentes méthodes d'organisation, est plus compatible ou moins compatible avec le respect de la dignité humaine et, finalement, l'épanouissement des personnes. 

J'aurais envie de réagir en débutant sur la définition de l'Encyclopedia Universalis. Elle me parait vraiment typique d'un contresens que l'on peut faire sur ce qu'est le marché. Une idéologie (beaucoup plus qu'une analyse) présente le marché comme un ordre naturel, et c'est tout à fait inexact, à la fois aujourd'hui et historiquement. Le marché comme l'État sont des constructions, des constructions tout à fait sophistiquées, qui naissent à la fois de la volonté des individus et de leur coopération entre eux et d'une très longue histoire. J'aime faire quelques références à l'histoire car il me semble qu'on ne comprend pas bien ce qui se passe dans notre société si l'on ne se réfère pas à ce qui s'est passé avant nous. Or, j'ai toujours été frappé par les quelques incursions que j'avais faites dans l'histoire médiévale, et en particulier dans le fonctionnement de ces institutions remarquables que l'on appelait les foires de Champagne. C'était au 12e siècle, et ces foires rassemblaient des marchands qui venaient des quatre coins de l'Europe. Il ne faut pas croire que c'était une organisation spontanée : elles ne fonctionnaient que parce que l'État correspondant, à l'époque le comté de Champagne, prenait un soin extrême à tout organiser. Il avait conclu tout un ensemble de conventions avec les autres États afin que les marchands aient des sauf-conduits pour venir sans se faire rançonner ; il avait organisé la police des foires de telle manière que si quelqu'un partait sans payer, il était poursuivi jusque dans sa ville italienne ou allemande où il était reparti, etc. D'ailleurs, le jour où la Champagne a été rattachée à la France, les rois de France n'ont pas eu le même savoir-faire que le comte de Champagne pour organiser ce marché, ils l'ont pris pour une poule aux œufs d'or, ils ont plumé un certain nombre de marchands et les foires de Champagne ont purement et simplement disparu. 

Donc, quand on oppose l'État et le marché, cela m'amuse, ou m'attriste, les choses sont toujours ambivalentes, mais je ne prends pas cela très au sérieux sur le plan scientifique. Je crois que les marchés sont des organisations extrêmement complexes, tout à fait complémentaires des organisations étatiques. D'ailleurs, on peut difficilement envisager le fonctionnement de marchés sans un ensemble assez impressionnant de dispositifs étatiques. 

En fait, le débat est plutôt de savoir ce qui dans les sociétés revient à l'organisation de marché, ce qui revient à l'État et ce qui revient à l'organisation d'un certain nombre de corps intermédiaires. Il n'y a pas que l'État et le marché, il y a l'économie sociale, comprenant les secteurs mutualiste, coopératif, associatif : voilà des corps intermédiaires qui peuvent jouer un rôle. Il y a aussi bien sûr les collectivités locales, les partenaires sociaux, dont vous parlerez évidemment beaucoup mieux que l'universitaire que je suis, mais tout cela concourt à l'organisation. Une convention collective, c'est quelque chose qui ne vient pas de l'État mais qui est un facteur d'organisation, un facteur de structuration des rapports entre les hommes. Il y a, dans notre société, un très grand nombre de facteurs d'organisation comme cela. 

En conséquence, le vrai problème me paraît être celui de l'action collective. Ce problème devient de plus en plus complexe au fur et à mesure que nos sociétés grandissent. Lorsqu'il s'agit d'organiser l'action collective dans un petit groupe, autonome, une tribu vivant isolée au milieu de la nature avec quelques dizaines de membres, les formes d'organisation peuvent être relativement simples. Au fur et à mesure que deviennent interdépendants des milliers, puis des millions et aujourd'hui des milliards d'individus, les formes d'organisation sur lesquelles il faut s'appuyer deviennent de plus en plus complexes. 

Le problème est de savoir parmi ces formes d'organisation lesquelles respectent le mieux la dignité humaine, lesquelles la respectent moins. Je crois qu'il y a des dangers des deux côtés. Il y a des dangers certains au niveau d'une hypertrophie des États : ces dangers ont été constatés, ce sont ceux du totalitarisme ; avant les totalitarismes du 20e siècle, on a connu aussi bien des absolutismes qui n'étaient pas particulièrement agréables pour ceux qui vivaient sous leur joug. Donc, c'est une tentation constante dans l'histoire que la forme d'organisation étatique puisse dévier vers une emprise trop forte sur les individus, une emprise qui soit privative de liberté. 

Réciproquement, l'organisation marchande ne peut pas subvenir à tous les besoins de l'individu et ne peut pas résoudre tous les problèmes. D'une part, il y a des problèmes de justice et de respect des plus faibles, que le marché est assez mal armé pour résoudre, et par conséquent il faut qu'à côté du marché, il y ait un certain nombre de mécanismes, des filets de sécurité par exemple, qui permettent aux gens qui ne sont pas les plus forts et les meilleurs de ne pas être écrasés. Il y a une complémentarité de ce point de vue entre le marché et un certain nombre d'institutions, notamment de protection sociale. D'autre part, le marché ne peut pas résoudre nombre de problèmes qui relèvent de l'échange. J'en prendrai simplement un exemple, celui des échanges entre les générations. Dans le mécanisme des retraites, on a du point de vue économique un échange entre les générations : les adultes entretiennent les jeunes, soit directement leurs propres enfants, soit indirectement par le biais des impôts, qui font fonctionner l'Éducation nationale, et par les cotisations qui donnent ensuite les prestations familiales, etc. Il y a donc d'abord un entretien des jeunes par les adultes. Ensuite, quelques décennies plus tard, les jeunes en question sont devenus actifs tandis que ceux qui les ont éduqués sont devenus ou sont en passe de devenir retraités, et ils leur rendent la pareille en cotisant pour leur retraite, pour leur assurance maladie (quasiment gratuite pour les retraités). Donc, il existe un échange entre les générations ; c'est un véritable échange, je veux dire qu'il y a en quelque sorte un donnant/donnant, il y a un apport d'un côté, qui est suivi d'un apport de sens contraire, un certain nombre de décennies plus tard. Or cet apport ne peut pas être organisé par le marché ; donc il faut des structures de protection sociale qui l'organisent. C'est pourquoi, à mon avis, il n'y a pas lieu d'opposer forcément les structures étatiques à l'échange ; en réalité, un certain nombre de structures étatiques ou para-étatiques réalisent des échanges, encadrent des échanges, et donc je pense qu'il n'y a pas opposition mais plutôt complémentarité entre les deux. 

Voilà, j'ai peut-être été un peu long pour cette introduction. Nous reviendrons là-dessus. 

Gérard de Bernis : Je commencerai volontiers en disant simplement que le libéralisme, c'est un temps à passer. Ceux qui pensent que le libéralisme, c'est bien, doivent savoir que ce libéralisme disparaîtra inévitablement dans assez peu de temps, malheureusement quand il aura réalisé une série de catastrophes auxquelles il conduit. Quant à ceux qui le redoutent, ils savent aussi – ou ils doivent savoir – que s'il n'y a pas un changement assez rapide et s'ils survivent à la catastrophe, il leur sera possible d'accéder à une période où le libéralisme aura disparu. 

Il est tout à fait significatif que nous discutions du libéralisme. Certes, j'étais plus jeune il y a trente ans, mais nous ne discutions pas, nous n'avions pas l'idée de faire des débats sur le libéralisme. Si on a l'idée de faire un débat sur le libéralisme, c'est à la fin du 19° siècle, dans le dernier quart du 19 siècle – je vais aussi refaire un peu d'histoire – c'est dans l'entre-deux-guerres et c'est, en effet, depuis une quinzaine d'années. C'est-à-dire pendant les périodes de grande crise du capitalisme. Dans l'économie politique, il n'y a eu de développement de la pensée libérale que pendant ces périodes, et dès que les stabilisations sont possibles, les forces dominantes rétablissent immédiatement des règles à l'intérieur desquelles l'économie fonctionne; or ce n'est pas une économie étatique, c'est une économie dans laquelle il y a des règles qui ne font pas le bonheur de l'ensemble de la population, mais qui sont effectivement des règles qui assurent une certaine stabilité des structures et qui peuvent assurer une certaine croissance. L'ordre de Napoléon III n'était pas satisfaisant pour tout le monde, il a été quand même une grande période de croissance… Au début du 20e siècle, il en a été de même. Et les années disons 1948-1965, que l'on appelle souvent les « trente glorieuses », même s'il n'y en a eu que dix-sept, étaient des années dans lesquelles il y avait une planification, dans lesquelles il y avait des entreprises nationalisées, un contrôle interne des prix, un contrôle des changes très strict et des douanes non négligeables et où, que je sache, le taux de croissance était beaucoup plus élevé qu'il ne l'est depuis. 

Alors, bien entendu, tous les problèmes de la population n'étaient pas résolus, l'exploitation des travailleurs n'avait pas disparu, les luttes sociales étaient indispensables pour maintenir l'ensemble de la vie du travail, mais il y avait aussi, et ce n'est pas négligeable, un droit du travail qui existait, il y avait dans les années 1950-1960 une sécurité sociale qui fonctionnait, sans aucun doute mieux qu'aujourd'hui, et qui prenait en charge davantage les besoins d'une grande partie de la population, et je crois que si l'on veut resituer le débat d'aujourd'hui dans sa perspective, c'est effectivement en comprenant bien que c'est une des manifestations de la crise profonde que nous vivons depuis la fin des années soixante. 

Et pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi le libéralisme fleurit-il dans ces périodes de crise ? Parce que ces périodes, me semble-t-il, sont aussi des périodes de changement des forces dominantes. Si nous regardons quelle est l'organisation de la production, disons l'ordre napoléonien, ce sont de toutes petites entreprises. On voit à peine naître quelques entreprises que l'on appellerait aujourd'hui moyennes, et encore petitement moyennes. Au début du 20e siècle, on commence à voir des entreprises plus importantes qui exportent des capitaux et apparaissent d'autres formes de régulation du capitalisme. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons cette fois-ci de grandes entreprises qui travaillent au niveau national, qui sont les forces dominantes. La concentration s'est considérablement développée au cours de cette période. Elle est passée à une vitesse supérieure depuis le début de la crise. Forme dominante de l'organisation de la production aujourd'hui, les firmes transnationales ne peuvent pas supporter les règles qui étaient les règles des entreprises qui fonctionnaient à l'échelle nationale et qui s'entendaient plus ou moins bien avec un État qui organisait, en effet, les activités économiques générales. Et il n'est pas possible de détruire cet ensemble de règles. C'est pourquoi je disais tout à l'heure que le libéralisme était destructeur. Il n'est pas possible de détruire les règles qui avaient été posées autrefois sans passer au fond par cet argument de la liberté, parce que c'est en effet quand il n'y a plus de loi qu'il est possible d'imposer son pouvoir, que les plus puissants peuvent imposer leur pouvoir. Et ce qui caractérise le libéralisme aujourd'hui, ce n'est pas du tout l'idéologie libérale, philosophie traditionnelle, c'est beaucoup plus cette destruction des règles qui fonctionnaient. C'est la raison pour laquelle c'est au nom de cette liberté que l'on soutient qu'il ne faut plus de contrôle des changes, qu'il ne faut plus de droit de douane. C'est au nom de cette liberté que l'on nous parle de l'interdépendance ou d'un marché mondial. Cela vaut pour le droit du travail. Pourquoi ? Parce que les firmes transnationales ont organisé la concurrence de tous les travailleurs à l'échelle de l'ensemble du monde. À partir du moment où les travailleurs africains, latino-américains ou indiens sont mis en concurrence avec les travailleurs européens, il est évident que ce n'est pas à l'avantage des premiers, qui voient leur économie détruite par ailleurs, ce qui crée les problèmes de migration. Et, ensuite, il est facile de dire : on ne va sûrement pas les accueillir. On a créé le chômage et ensuite on ne veut plus accueillir ces transferts de population. Mais les travailleurs des pays développés se trouvent soumis à cette pression de la concurrence, avec toutes les conséquences qui en découlent, si bien que sous cette forme d'organisation de l'économie mondiale, les uns perdent leur emploi et les autres perdent les conditions dans lesquelles ils travaillaient. La destruction du droit au travail en est la manifestation. 

Alors, où est-ce que tout cela peut mener ? Et d'abord, qu'est-ce qui est aujourd'hui l'essentiel de la situation ? C'est l'incertitude. C'est une chose dont on parle peu. Mais l'incertitude explique le reste. Comment voulez-vous qu'une entreprise importante fasse de gros investissements aujourd'hui quand elle ne sait rien de ce que seront ses échéanciers de dépenses et de recettes dans cinq ans ? Quel chef d'entreprise pourrait me dire qu'il le sait, alors qu'il ne sait même pas ce que sera le taux de change du franc et du dollar dans cinq ans et qu'il n'en a aucune idée ? Il ne sait pas non plus ce que seront les taux d'intérêts. Par conséquent, il vit complètement dans le brouillard. Alors, qu'est-ce que font les entreprises ? Elles investissent de temps en temps, quand il s'agit de faire de la modernisation, parce que là il faut sauver effectivement le capital installé. C'est un critère totalement différent. Péchiney dit froidement mais clairement : nous ne produirons pas un kilo d'alumine de plus par an, mais nous faisons tant de pourcentage de productivité, et pour ça, en effet, de période en période, nous devons faire un certain nombre d'investissements. 

Quand on regarde les statistiques aujourd'hui, ce n'est pas seulement la baisse de l'investissement qui est importante, c'est qu'il n'y a plus d'autre investissement que l'investissement de modernisation. Et cet investissement de modernisation, ça n'est pas le taux d'intérêt, c'est la manifestation de l'incertitude dans laquelle nous nous trouvons. 

Si bien que c'est là où le problème se pose : quelle est la source de cette incertitude ? Eh bien, je crois très largement que c'est l'instabilité des taux de change. Vous allez me dire que je ramène les problèmes à des questions de technique économique. Mais je n'en suis pas sûr du tout. Dans l'instabilité des taux de change, il est impossible d'investir sérieusement. Et cette instabilité des taux de change, nous la devons à la liberté des mouvements de capitaux. Il suffit d'écouter la radio tous les jours pour se rendre parfaitement compte de cette liaison entre les phénomènes. Et dans ces conditions, on va nous dire : eh bien, que les grands pays coopèrent pour stabiliser les taux de change. Très bien. À condition qu'ils aient une interphase d'intérêts communs qui ne soit pas vide. Et je rappelle simplement un fait qui est très important : en 1938, on aurait peut-être pu sortir de la crise de l'entre-deux-guerres. L'Angleterre n'a pas accepté le taux de change que voulaient lui imposer les États-Unis. Elle ne l'a accepté qu'en 1942, quand elle était sous les bombes allemandes, et qu'elle était obligée de demander de l'aide. Aujourd'hui, il y a trois pays qui peuvent se dire « non » mutuellement : le Japon, l'Allemagne et les États-Unis. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, personne n'est capable de dire s'il est possible de stabiliser les taux de change. Je ne veux pas faire de technique économique, mais je dis qu'il y a là un problème fondamental. Et que ce problème-là, si on veut le résoudre, il exige que ces trois économies s'organisent et organisent, en effet, l'ensemble de leurs relations. Ce faisant, il est indispensable de pouvoir contrôler les mouvements de capitaux. C'est cette situation-là qui me paraît constituer le fond de la crise. Réorganiser l'ensemble des relations internationales impliquent au départ de réorganiser le fonctionnement de chacune de nos économies nationales. Si l'on n'investit pas, si l'appareil productif ne peut pas croître à la mesure, je ne dis même pas des besoins, j'allais presque dire simplement des nécessités de cet appareil productif, nous allons vers une situation profondément déflationniste, avec un écart croissant avec l'ensemble de la sphère financière. Quand on regarde les belles performances des marchés financiers, on est un peu étonné de les comparer à la situation des marchés réels et à la situation des entreprises concrètes. Je crois que le libéralisme nous a conduits à cette situation-là et qu'il serait tout à fait urgent de changer radicalement de politique parce que, effectivement, c'est bien dans une sorte d'économie mixte dans laquelle l'initiative privée et l'initiative de l'État pourront se combiner que l'on peut chercher des solutions. 

Maurice Pangaud : Je ne suis pas un économiste de profession, ou, en tout cas, je ne suis pas professeur et donc il est clair que je me promènerai peut-être avec moins d'aisance dans les concepts qui ont été abordés jusqu'à maintenant. Néanmoins, j'ai réfléchi sur le thème qui nous a été proposé et je vais vous faire part de mes observations sur ce thème. Cependant, deux remarques préalables. 

La première remarque que je voudrais vous faire, c'est la difficulté de la terminologie. L'économie sociale… quand on parle d'économie sociale, il s'agit, dans la terminologie habituelle, des seules activités qui concernent certains besoins individuels et collectifs des personnes, tels que santé, confort de vie, etc. Or, si l'économie a une dimension sociale évidente, on ne peut la limiter à cet aspect des choix. M. Jacques Bichot a évoqué précédemment ce point. 

La seconde remarque que je voulais souligner, c'est l'étendue du sujet ; c'est un sujet très vaste que celui de la construction de nos sociétés sur le plan économique et des systèmes sociaux les accompagnant. 

Il convient de rappeler trois données fondamentales de l'économie actuelle. 

a) Tout d'abord, le phénomène de mondialisation des rapports entre les hommes, entre les nations, entre l'ensemble des populations ; cette mondialisation n'est pas qu'économique, elle est aussi informative ; je vous rappelle le rôle de la radio et de la télévision : nous savons ce qui se passe à l'autre bout du monde de façon pratiquement instantanée. Les hommes voyagent, les moyens techniques qu'on a mis à leur disposition leur permettent de connaître concrètement les différents modes de vie, d'organisation sociale et économique et de faire les comparaisons utiles. Elle est également culturelle, il y a des échanges entre les pays qui permettent d'apprécier, à la lumière de l'histoire des peuples, les formidables différences culturelles qui conditionnent très largement l'organisation de nos sociétés. 

L'homme est devenu, en quelque sorte, un citoyen du monde et ce phénomène de la mondialisation n'est certes pas un phénomène nouveau car, dès le 16e siècle, un certain nombre d'hommes partaient à la recherche de territoires nouveaux. Il y a donc en chacun de nous un découvreur de nouveautés ; il y a tout lieu de penser que les moyens techniques aidant, ce phénomène ira en se développant. 

b) La deuxième observation, et ceci est mentionné dans le document : nous sommes en état de guerre économique et l'objet de cette guerre, il faut le dire, n'est plus de conquérir des territoires comme autrefois, encore qu'il y ait quelques tentatives, mais de conquérir des marchés car le véritable problème, c'est que chaque nation cherche à créer chez elle des emplois, des revenus pour la population concernée. 

Quelles sont les caractéristiques essentielles de cette guerre ? Tout d'abord les nations, les États y sont très fortement impliqués ; l'exemple du Japon est très significatif. C'est avec un appui étatique fort que le Japon est parti à la conquête des marchés, avec ses entreprises, bien sûr organisées d'une certaine manière, mais avec un concours très actif de l'État japonais dans toutes ses composantes. On connaît les résultats aux États-Unis et en Europe. 

Je rappelle d'ailleurs à cet égard qu'en France, un travailleur sur deux travaille pour l'exportation… Un travailleur sur deux… Que se passerait-il si nous étions fermés au monde extérieur ? Que font aujourd'hui les dragons d'Asie, sinon de rechercher à conquérir un certain nombre de marchés européens, américains… pour augmenter leur capacité économique et, ainsi, procurer à ces pays (Singapour, Taïwan, demain la Thaïlande, après-demain la Chine) des ressources qui bénéficient aux populations ? 

Nous sommes donc en état de guerre et cette guerre est beaucoup plus une guerre des États organisés qu'une guerre des entreprises elles-mêmes. Les entreprises et ceux qui y travaillent, en quelque sorte, sont les fantassins de cette guerre économique des États. 

Deuxième caractéristique : cette guerre est globale, elle est industrielle, elle est commerciale, elle est technologique, elle est financière, elle repose sur les capacités des uns et des autres en obligeant chacun à mettre au maximum toutes ses capacités à la disposition de cette guerre économique. 

Et, troisième caractéristique, cette guerre se joue sur le long terme. Depuis cinquante ans, il y a eu une modification très substantielle de la richesse économique mondiale ; en 1960, les Etats-Unis représentaient 27 % ; ils ne représentent plus aujourd'hui que 23 %. Le Japon représentait 4,7 %, il représente près de 10 %. L'Allemagne et la France restent à peu près au même niveau : la Grande-Bretagne a reculé, elle était de 6,4 %, elle est aujourd'hui à 4,4 % de la richesse mondiale. 

On constate donc que la création de richesses est une volonté partagée par le monde entier et que chaque pays mobilise ses forces pour procurer à sa population un niveau de vie par le développement économique. 

Chacun le fait avec ses moyens, ses traditions et il faut bien constater des différences considérables de capacité qui posent au monde entier de très graves problèmes. 

Enfin, dernière observation, il faut rappeler les progrès considérables qui ont été faits au cours des cinquante dernières années en termes de pouvoir d'achat et de niveau de vie dans un certain nombre de pays, particulièrement dans les pays occidentaux et dans un certain nombre de pays orientaux. Je rappelle qu'en France, le pouvoir d'achat entre 1970 et 1980 a augmenté de l'ordre de 40 % et de 1980 à 1990 de 30 %. Les faits sont là et il faut tenir compte des chiffres. 

Ces remarques étant faites, j'en viens au concept même d'économie libérale. Effectivement, on nous a tout à l'heure proposé une définition, qui me parait tout à fait caricaturale de l'économie libérale, selon laquelle la somme des intérêts individuels permet de répondre aux besoins de l'intérêt collectif. 

Or, chacun sait que c'est une situation totalement théorique. La puissance publique inter vient dans tous les pays sur l'activité économique. 

La question qui nous est posée est non pas de savoir s'il faut que la puissance publique intervienne, mais celle de l'intensité et des modalités de cette intervention. 

Il n'y a pas à mon avis de réponse dans l'absolu à ces questions, mais une recherche permanente pour trouver dans un contexte donné les bonnes réponses aux problèmes posés. 

Quelques principes peuvent cependant guider notre réflexion : 

– La capacité de création et de motivation des hommes, premiers acteurs du développement, est essentielle. Tout système qui neutralise directement ou indirectement cette capacité est vouée à l'échec. Un certain nombre de pays de l'Est et du Sud en ont fait la très amère expérience ; 

Toutes nos sociétés modernes aspirent au progrès, et qui dit progrès dit changements, évolutions, mutations. Il faut donc permettre, voire encourager ces évolutions alors que l'on sait que, de façon naturelle, tout homme, tout groupe humain a une certaine tendance à l'immobilité, voire à la sclérose. A cet égard, les relations internationales sont un puissant facteur de progrès et de changements. 

Les capacités des individus et des groupes sociaux sont différentes : chacun de nous peut le constater autour de soi. Il est donc nécessaire que les dispositifs collectifs permettent à chacun de donner le meilleur de lui-même tout en sauvegardant entre les membres d'une même communauté la solidarité nécessaire à l'égard de ceux qui connaissent des difficultés permanentes (handicapés) ou temporaires (chômeurs). 

Enfin, compte tenu des phénomènes de mondialisation dont j'ai parlé, il apparaît évident que la concertation des États entre eux devient essentielle dans cette recherche des interventions nécessaires. 

Deux exemples pour illustrer ces exigences. Dans le domaine des échanges internationaux, le problème des parités monétaires est fondamental. Ainsi, Taïwan, dont le niveau de vie est d'environ 70 % de celui de la France, a un coût de main-d'œuvre qui ne représente que 30 % du nôtre, et ce du fait des parités monétaires. Nous pourrions analyser la situation relative de chaque pays et nous constaterions des distorsions considérables, qui ont les conséquences que nous connaissons bien. 

Il s'agit là d'un problème certes très difficile car chaque État a intérêt à défendre les parités qui lui sont favorables en fonction des objectifs que j'ai précédemment indiqués. Cependant, il faudra bien, par rapports bilatéraux réguliers et organisés, maîtriser ces distorsions. Le GATT constitue bien une démarche dans ce sens, même si, comme nous le pensons, les résultats sont encore très insuffisants. 

En ce qui concerne l'Europe, je suis très frappé de voir que la construction européenne s'est beaucoup concentrée sur l'organisation interne et que le problème des relations économiques de la communauté avec le monde a été insuffisamment traité. 

On en connaît bien la raison ; dans ce domaine, la position des différents partenaires de la communauté n'est pas la même, certains sont beaucoup plus libre-échangistes que d'autres, et donc ces différences d'appréciation conduisent à une certaine inertie dans ce domaine. 

C'est pourtant un point tout à fait fondamental : la communauté européenne ne peut pas se construire et se développer sans qu'elle règle de façon, je dirai structurée – et donc, ça, c'est bien le problème des États dans leur ensemble – ses relations avec les autres pays. Je cite un certain nombre de déficits en milliards d'écus ; avec le Japon, la communauté européenne a un déficit de 31 milliards d'écus (soit 200 milliards de francs). Avec la Chine, 10 milliards d'écus. Avec Taïwan, 4 milliards d'écus. Avec Singapour, c'est un solde légèrement positif. Avec les États-Unis, 16 milliards d'écus. La communauté européenne doit obtenir, et surtout avec des pays économiquement développés, une parité ; l'échange, c'est du donnant-donnant, on ne peut pas accepter durablement des déséquilibres de cette nature aussi importants. 

Autre aspect concernant la communauté européenne, c'est la nécessité de bâtir une charte sociale européenne. 

Le CNPF a demandé que des discussions s'engagent entre organisations patronales et organisations syndicales pour bâtir une charte sociale européenne, car il est vrai que le dumping social au sein de la communauté nous paraît tout à fait dommageable pour l'ensemble des membres de cette communauté. C'est un aspect de la solidarité nécessaire.

Voilà donc trois illustrations de la nécessité de systèmes organisés sur le plan mondial et européen. Nous aurions pu donner des illustrations franco-françaises de cette exigence de systèmes organisés, tant au niveau de l'État que de celui des partenaires sociaux qui montrent la nécessité de permettre aux acteurs économiques de faire preuve de dynamisme et de créativité, seul moyen de créer des richesses tout en sauvegardant une solidarité sur le plan national, européen, voire mondial. 

Pour terminer, je voudrais souligner combien la théorie économique, après l'échec sans appel des économies administrées, est déficiente pour répondre aux besoins d'un monde qui se transforme à grande vitesse. Chacun sait bien que le libéralisme, stricto sensu, est une théorie qui ne correspond plus à aucune réalité, tant est important le rôle des États dans les domaines majeurs de l'activité économique (politique, monétaire, investissements publics, éducation, etc.). 

Il convient cependant de se demander si, précisément, le rôle des États ne doit pas aussi évoluer, celui-ci ayant à fixer les règles du jeu et à les faire respecter plutôt que d'intervenir à tout propos et hors de propos, empêchant ainsi créativité, dynamisme et donc développement : la véritable économie sociale n'est-elle pas celle qui répond aux aspirations du plus grand nombre et non pas aux vœux de théoriciens, voire de doctrinaires ? 

Louis Viannet : L'idée qui est en train de grandir et de perturber beaucoup de schémas, de réflexions et de pensées, c'est l'idée que ce qu'il faut bien appeler l'ultra-libéralisme – j'entends bien que, effectivement, il y a intervention des États, mais celle-ci accompagne la stratégie des grandes multinationales et elle ne vise ni à contrecarrer leurs objectifs, ni même à en modifier le cours – donc, ce qu'il est convenu d'appeler l'ultra-libéralisme conduit à la catastrophe, ou tout au moins risque de conduire à la catastrophe si rien ne change. 

Car cela débouche sur des sociétés ingérables, explosives et sur des situations qui tirent tellement sur le tissu social que ce qui a pu, pendant un temps, être considéré comme des normes autour desquelles s'effectuait – non pas un consensus parce que, en réalité, il n'y a jamais eu de consensus sous ce régime capitaliste mais en tout cas certaines conditions de vie – tout cela est en train de craquer. 

(…) Je ne veux pas pousser trop loin la recherche d'une définition achevée du libéralisme, mais je demande qu'on regarde lucidement à quoi conduit ce libéralisme : inactivité humaine de masse, avec sept millions d'hommes et de femmes hors des normes de la vie sociale dans notre pays aujourd'hui ; dix-sept millions de chômeurs dans les pays constituant la Communauté économique européenne. Quand je parle « d'inactivité humaine de masse », c'est plus que de simples statistiques comptables, qui posent pourtant bien des problèmes pour le financement du RMI. C'est d'autre chose qu'il s'agit. C'est cette espèce de tournant qu'on essaie de faire prendre à la société pour lui faire accepter l'idée que l'inactivité humaine est quelque chose qu'il va falloir accepter comme normale pour longtemps. Dans l'esprit de certains, c'est même irréversible. Le nombre de partisans du libéralisme qui accompagnent leur profession de foi par cette affirmation : « Le plein emploi, c'est terminé », sont légion ! Donc, inactivité humaine de masse et nouvelle forme de servage moderne. Les mots sont durs mais moins que la réalité ! Nos sociétés dites industrielles et les pays du tiers monde construisent un phénomène d'effrayante concentration urbaine. On parle beaucoup du problème des banlieues en liaison, notamment, avec le chômage, avec la dégradation des conditions de vie. Les derniers chiffres qui viennent de sortir font état de 600 millions d'hommes et de femmes qui ne sont pas dans les banlieues, mais qui sont dans des bidonvilles, autour des grandes agglomérations sur cette planète. Le processus qui est enclenché va s'accentuer puisque, aussi bien dans les pays industriels que dans les pays du tiers monde, on assiste à une intensification de phénomènes qui poussent à la désertification de régions entières. Il y a des départements chez nous, en France, qui sont confrontés à cette réalité. 

Je pourrais poursuivre avec d'autres exemples. Mais je dis cela parce que si nous nous posons la question « où va-t-on ? » en ayant à l'esprit ces réalités, vous pensez bien que la recherche de réponses n'est quand même pas rien ! Je comprends tout à fait qu'il y ait des formules dures à entendre. Mais il faut les entendre. Qui, nous sommes dans une société où l'argent pervertit tout, où la recherche du profit et de la rentabilité saccage tout. C'est la raison pour laquelle je crois qu'il faut le dire, il faut vraiment s'attaquer à la construction d'autre chose. Cela ne peut pas être le socialisme étatique. Cela ne peut pas être la recherche d'une société centralisée basée sur la négation de la créativité des individus, des groupes. Les résultats de ce type de société sont suffisamment probants ! 

Je pense au contraire que l'avenir est à une société qui fonde son développement sur l'investissement dans un mouvement social, dynamique, créateur, mais conscient que s'il a des aspirations et des ambitions, il va falloir qu'il se donne les moyens de les imposer et de les faire triompher. Tout simplement parce que cela ne peut pas être non plus le capitalisme, même aménagé, même humanisé, même régulé pour pouvoir durer et pour limiter les effets destructeurs de sa propre dynamique. Nous avons suffisamment d'éléments qui montrent que le capitalisme ne peut pas répondre aux grandes questions du développement de la société basé sur l'épanouissement des hommes et des femmes. 

D'autres voies sont donc à explorer. Je ne suis pas en train de dire : « Dans ma poche, là, j'ai le petit livre… » Non, non, pas du tout ! D'autres voies sont à explorer pour construire effectivement autre chose en posant avant tout l'assise de ce que doit être la société à construire, l'assise de la finalité de l'existence humaine. C'est de faire en sorte que ce soit l'homme. La réponse aux besoins des hommes et des femmes devient alors le moteur du développement de la société et non pas la recherche du profit. 

On nous dit le marché… le marché… Certes, je ne fais pas partie des gens qui considèrent qu'il faut supprimer le marché. On a vu que cela ne marchait pas, que cela comportait une certaine dose d'utopie qui conduisait à des situations dramatiques. Mais encore faut-il s'entendre. Qui domine ? Qui commande ? Le marché ou les sociétés ? Est-ce que le marché, c'est un moyen, un moyen de rapports économiques, de rapports d'échanges, de rapports de créations, de rapports de coopérations… ou est-ce qu'on veut des sociétés soumises aux lois du marché ? Cela n'est quand même pas tout à fait la même démarche. Ce ne sont pas non plus tout à fait les mêmes réponses. Le marché ne peut pas être un but en soi. Le jour où l'on affirme que tous les mécanismes économiques doivent être soumis à la loi du marché, c'est la déréglementation telle qu'on la connaît, c'est la déstructuration des sociétés.

On dit qu'aujourd'hui la caractéristique est l'intervention des États. Il faudrait regarder la réalité avec une précision plus affinée, parce que de quoi discute-t-on à Bruxelles ? De déréglementation. De faire sauter les règles qui peuvent : empêcher la circulation des capitaux. Car ce que l'on appelle abusivement la circulation des hommes, c'est, en fait, la mise en concurrence des salariés, c'est la mise en concurrence des unités de production, c'est la marche en avant d'un productivisme au service du profit, donc soumis aux lois du marché. 

Je le dis sans ambiguïté : si le terme « économie sociale » vise effectivement à nourrir une vaste réflexion et à animer un mouvement social qui s'engage vraiment dans l'exploration d'autres pistes et d'autres voies, alors je suis preneur ! Mais encore faut-il le préciser. Parce que si l'on en reste à la conception étriquée de l'économie sociale parente pauvre et périphérique d'une économie globale dominée par la loi du marché, alors, je ne suis pas preneur ! Je ne veux pas créer des conditions pour semer des illusions et tromper les travailleurs et les salariés. Je suis d'accord : il y a nécessité de se mettre bien d'accord sur la terminologie. 

Il y a effectivement besoin de s'attaquer à la modification en profondeur d'un certain nombre de concepts et, en particulier, tout ce qui touche à la place du travail humain. La place du travail humain est posée partout, y compris dans les pays que l'on considère comme à la pointe des progrès technologiques. Nous aurons sans doute l'occasion d'en débattre. Mais que constate-t-on aujourd'hui ? Plus les progrès technologiques avancent et plus les conditions de travail s'aggravent. Le dernier rapport du ministère du Travail le confirme. Même si les conditions d'exploitation sont différentes, même si aujourd'hui le stress a remplacé la fatigue physique, même si aujourd'hui les conditions qui conduisent au suicide des ouvriers mais aussi des cadres, des hommes et des femmes âgées, mais aussi des jeunes, sont effectivement liées à ce que nous venons d'évoquer, donc même si les formes et les conditions se sont modifiées, les rapports de l'homme et de la femme au travail restent bel et bien des rapports d'exploités. Et c'est la raison pour laquelle on parle du « devenir du travail humain ». 

Ce n'est pas une petite question. C'est dans le travail et par le travail que l'homme s'est historiquement forgé son identité humaine. Je fais partie de ceux qui, pour le moment, ne mordent pas à l'hameçon de toutes les recherches qui visent à remplacer le travail par des « activités », Sauf à considérer alors que le mouvement social dont je parlais tout à l'heure serait devenu aujourd'hui suffisamment dynamique et suffisamment fort pour imposer un grand débat sur ce que doit être, par exemple, la durée du travail. Le problème de la réduction de la durée du travail aujourd'hui est devenu une question incontournable. Mais quand je parle de réduction de la durée du travail, je ne parle pas de passer de 39 à 38 heures. Un seul chiffre – parce ce que je n'aime pas beaucoup citer les chiffres – Jacques Calvet, le PDG de PSA, a annoncé, il y a quelques jours, un plan de 4 000 suppressions d'emplois supplémentaires sur le groupe PSA, et en même temps il a dit à la radio : « Il faut comprendre, à PSA nous avons eu une augmentation de productivité en 1993, et nous allons avoir la même augmentation de productivité en 1994 » 36 % d'augmentation de la productivité sur l'ensemble du groupe PSA en trois ans ! Je me dis qu'à partir de là, comment ne pas voir qu'existent aujourd'hui des conditions pour abaisser la durée du travail en dessous de 35 heures dans un certain nombre de branches. C'est possible de le faire sans porter atteinte au pouvoir d'achat, au niveau des salaires et sans avoir une augmentation de productivité plus forte que celle qu'atteint le groupe PSA. 

On ne dit pas assez que la France est, de tous les pays industriels, le pays où le taux de productivité s'est élevé dans des proportions les plus fortes, y compris par rapport à l'Allemagne, aux Etats-Unis. Et on ne dit pas assez que dans cette élévation de la productivité en France, l'intensification du travail, c'est-à-dire l'augmentation des cadences et la pression sur les salariés, occupe une part importante. Oui, il y a la modernisation. Mais on en revient à ce que disait Gérard de Bernis tout à l'heure : pour l'essentiel, les investissements qui se font dans ce pays sont des investissements de modernisation, et ils se font contre l'emploi. Je peux vous citer des exemples d'entreprises où on n'était pas encore tout à fait au point pour savoir quel volume d'investissements de modernisation on allait faire, à quel moment on allait les implanter, mais on savait déjà combien d'emplois on allait supprimer ! Ce qu'il faut approfondir à partir de tous ces problèmes, c'est comment apporter les réponses qui conviennent. Faire venir plus fort dans les débats, dans les entreprises, l'interdiction des licenciements, l'augmentation des salaires, la réduction de la durée du travail, l'introduction d'un temps de formation équivalant à 10 % sur le temps de travail, parce que cela est nécessaire, sont des questions d'actualité et aussi de mûrissement de ces questionnements. 

On va m'objecter – je le sais par avance – que si les autres pays ne prennent pas des mesures de même ampleur, la France seule serait handicapée. Je ne connais pas d'avancées sociales qui n'aient pas obligé les décideurs économiques à trouver des réponses. Ainsi, lorsqu'on parle de 1936 – mais on pourrait prendre d'autres avancées sociales très importantes – on a imposé les congés payés en France alors que le nombre de patrons qui disaient « je vais mettre la clé sous la porte » était impressionnant. Mais aucun n'a mis la clé sous la porte ! Et ceux qui l'on fait, ce n'était pas à cause des congés payés !

Nous avons à la fois besoin d'un mouvement syndical qui se ressource autour de valeurs très fortes, telles que je viens de les indiquer et qui, en même temps, porte des exigences nouvelles, parce qu'il y a besoin d'exigences démocratiques nouvelles, de pouvoirs d'intervention pour les salariés et les syndicats : pour connaître les projets des entreprises, pour pouvoir peser sur les décisions, pour pouvoir discuter des investissements, des marchés, des productions et au nom de quoi on abandonne telle ou telle production. N'est-ce pas dans le secret des conseils d'administration qu'on a bradé une partie importante des capacités productives du pays ? 

J'ai encore beaucoup de choses à dire, notamment sur la politique de M. Balladur. Mais j'y reviendrai dans le débat.

Propos mis en forme par Gérard Streiff