Article de M. Bertrand Renouvin, directeur politique de la NAR, dans "Royaliste" du 18 octobre 1993, sur la liberté de la presse et les aides financières de l'Etat intitulé : "Le libéralisme est coupable !... ainsi que les journalistes".

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Média : Royaliste

Texte intégral

Curieusement, le point de vue de Jean-Yves Lignel s'appuie sur un constat identique au mien pour défendre le « marché », selon un préjugé encore courant malgré tous les démentis qui lui ont été infligés. Ce qui n'empêche pas notre lecteur et ami de formuler par ailleurs un diagnostic juste sur l'état de santé de certains journaux.

Le constat commun, c'est que la presse a besoin d'argent et que l'argent va bêtement mais utilement là où il a des chances de fructifier. Les décisions financières aboutissent donc à une sélection silencieuse et impitoyable entre les organes de presse, selon qu'ils obéissent ou non aux impératifs de la rentabilité capitaliste.

Dès lors, il me paraît pour le moins paradoxal de soutenir que les subventions de l'État font de la presse une fille paresseuse et soumise, en application d'un catéchisme libéral qui est meurtrier pour la liberté. L'État a le mérite d'établir une aide financière qui vaut pour tous les journaux (par exemple en matière de tarifs postaux) et d'avoir institué une diffusion égalitaire (dans son principe) grâce aux NMPP (1). Sans cette intervention de l'État, plusieurs titres de la presse quotidienne et hebdomadaire auraient disparu depuis belle lurette – notamment Le Quotidien de Paris, L'Humanité, Royaliste… Prétendre que cette aide étatique porte atteinte à la liberté des journalistes n'est pas un argument sérieux : il suffit de lire les journaux précités pour constater que leur opinion ne varie pas en fonction du coût du timbrage.

Nous savons fort bien ce que nous perdrions si l'État cessait de soutenir les entreprises de presse : l'existence même, ou du moins la liberté, ce qui revient finalement au même. Car il faut une belle audace pour affirmer que l'aide publique serait avantageusement remplacée par la rude mais salubre loi du marché. Les années quatre-vingt n'auraient-elles pas assez illustré la métaphore du renard libre dans le poulailler libre ? Faut-il vraiment rappeler que la loi de l'argent, dans l'économie, dans le sport, dans la politique, est celle de la corruption des personnes et de la destruction des valeurs ? En ce qui concerne la presse, l'idéologie libérale s'est traduite par ce que Jean-Yves Lignel déplore et condamne : la prise de pouvoir par les gestionnaires (au Monde notamment) et le recours aux recettes annexes afin d'équilibrer les bilans.

Je ne dis pas, pour autant, qu'il faille se moquer de l'intendance : nul n'ignore que Royaliste et les autres journaux du même genre font de nécessité vertu et pratiquent une gestion draconienne. Mais je rappelle qu'une presse « libérée » des subventions étatiques serait, plus encore qu'aujourd'hui, l'esclave des financiers, des annonceurs et des diffuseurs.

Abandonnons les illusions du « marché » pour aborder la question centrale, qui est celle du public. Jean-Yves Lignel pose à cet égard la question décisive du désintérêt croissant des lecteurs, qui entraîne la baisse des tirages et la disparition de trop nombreux titres. Pour prolonger son propos, je voudrais poser à mon tour une question et proposer quelques éléments de réponse.

Qui est malade ? Ni la presse régionale, souvent florissante, qui vit en situation de monopole ou de duopole, ni la presse spécialisée (mode, voyages, érotisme etc.), mais la presse quotidienne parisienne, posant des questions idiotes nationale par situation et par vocation, et qui est une presse de parti (L'Humanité), engagée (Le Figaro, Le Quotidien, La Croix), ou d'information (Le Monde, Libération) plus ou moins orientée. On se souvient de la mort du Matin de Paris, on connaît la baisse vertigineuse des ventes de France soir, le tirage modeste de Libération…

Pourquoi cette crise ? Le poids du syndicat du Livre n'explique pas tout, et les erreurs de gestion de certains patrons de presse ne sont pas non plus des causes suffisantes. Les analyses sociologiques (l'individualisme moderne qui détourne de la politique) ou structurelles (l'influence de la télévision) me paraissent tout aussi partielles puisque certains titres japonais se vendent chaque jour à plusieurs millions d'exemplaires – preuve que la radio et la télévision n'empêchent pas de lire les journaux. Il y a une crise française spécifique, qui tient à des formes graves de perversion du métier de journaliste.

1) La complaisance : la classe politique et les journalistes évoluent dans un milieu fermé, où abondent les miroirs. De déjeuners en voyages, les distances s'effacent : on parle le même langage, on vise la même notoriété, on se fait des clins d'œil en public, et l'on risque de tomber dans un deuxième travers.

2) La confusion des rôles : tel journaliste devient conseiller en image d'un homme politique, tel autre mène une campagne partisane dans son journal – pourtant voué à l'information. Cette ambiguïté est séduisante à droite comme à gauche, comptez ceux et celles qui se retrouvent dans un cabinet ministériel, parfois dans une ambassade, ou au gouvernement…

3) Les compromissions cadeaux somptueux, voyages délicieux, les confidences publiées par certains journalistes et la petite chronique des tribunaux prouvent que la corruption ne frappe pas la seule classe politique.

4) L'illusion « communicationnelle », souvent dénoncée ici, et qui aboutit paradoxalement à l'oubli du lecteur tant on se « focalise » sur la stratégie « multimédia » et la vente d'« espaces » aux annonceurs.

5) L'amateurisme par rapport à ses équivalents étrangers, la presse nationale française est d'une médiocre qualité. Informations non vérifiées, ignorances étonnantes et synthèses hâtives finissent par décourager.

Ajoutons, pour faire bonne mesure, un réflexe de défense corporative qui disqualifie la critique au nom de la liberté. La ruse du quatrième pouvoir est de nier sa propre puissance, sa malice est de mener de bout en bout les débats en posant des questions idiotes (« Faut-il brûler les journalistes ? ») et en répondant par des évidences : oui, des journalistes meurent sur tous les fronts, oui, il y a en France des journaux intègres et des journalistes excellents. Tout le monde en convient, ce qui n'empêche pas la crise de confiance. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il faut quasiment être du métier, et si possible du sérail, pour savoir qui est honnête, indépendant, scrupuleux, et faire son miel de ce qu'il publie. La crise de la presse, c'est qu'elle est en train de devenir une affaire d'initiés.

(1) Organisme qui assure la distribution de tous les journaux chez les marchands et dans les kiosques de la France entière.