Interviews de M. Michel Rocard, premier secrétaire du PS, à France-Inter le 11 mai 1994, à Europe 1 le 20 et extrait d'une déclaration le 19 mai à Montpellier, sur le programme du PS pour les élections européennes, sur la guerre en Bosnie, la levée de l'embargo sur les armes et la liste "Sarajevo".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter - Europe 1

Texte intégral

France Inter : 11 mai 1994

I. Levaï : Comment se fait-il qu'on vous tienne encore en bout de table, à un an des présidentielles ? Vous devriez être assis à la droite de Dieu !

M. Rocard : Le président de la République a d'abord annoncé très clairement, et c'est rarissime, qu'il voterait socialiste et européen, tout en constatant dans un sourire qu'il n'y avait pas deux listes qui répondaient à cette définition. Il a rappelé que mon arrivée au PS –  en fait, mon retour, puisque j'avais adhéré en 1949 – en 1974 avait apporté « un plus »…

I. Levaï : Vous avez adhéré avant lui !

M. Rocard : Absolument. C'est dans tous les livres sur la période. Et je ne me sens pas du tout en bout de table ! J'ai trouvé le Président plein d'humour et de gaîté.

I. Levaï : Pourquoi ?

M. Rocard : Je ne suis pas sûr que la capacité à sourire soit annonciatrice de la retraite. Sinon, notre ami Philippe Meyer serait cruellement menacé dans un avenir proche !

P. Le Marc : F. Mitterrand s'est dit comblé par ses années de pouvoir. Ne les avez-vous pas trouvées longues ?

M. Rocard : Oui et non. Non, parce qu'on n'a jamais le temps de faire les choses, que le temps passe à toute allure. Oui, parce que nous vivons une mutation industrielle, une crise économique. C'est en fait plus grave que cela, comme le Président l'a dit : c'est un changement de monde. Dans tous nos pays d'Europe, le chômage a fait des ravages que nul n'a su endiguer. Ce fut terrible. Chaque jour qui passe est dur pour ceux qui sont au bord de la route, mais aussi pour ceux qui voudraient les en sortir et n'y sont pas encore arrivés. C'est une des raisons pour lesquelles d'ailleurs je réfléchis beaucoup à intensifier le combat contre le chômage et les propositions que nous soumettons aux Français.

I. Levaï : Et la référence à W. Brandt « j'ai fait ce que j'ai pu », sur sa tombe ?

M. Rocard : C'est vrai que toute œuvre est inachevée. N'importe quel grand romancier ou écrivain le dit. Nous avons récemment célébré CAMUS : quelle œuvre inachevée ! Son dernier texte publié n'est même pas fini. Ce « j'ai fait ce que j'ai pu », c'est la très belle phrase d'un homme d'une profonde loyauté, qui n'a pas autant transformé le monde qu'il l'avait sans doute rêvé dans sa jeunesse. C'est notre lot à tous Je trouve la phrase belle.

I. Levaï : Au fond, la candidature de M. Rocard aux présidentielles, c'est un désir de prolonger, de changer, de rupture ?

M. Rocard : C'est une certitude qu'avec l'expérience que j'ai acquise j'ai quelques idées sur le maniement de l'État et sur ce qu'il faut faire pour mieux répondre aux problèmes, une tentative de servir mon pays. Ne me rendez pas grandiloquent, mais on ne mène pas ses combats sans avoir une certaine idée de ce qu'on peut faire.

A. Ardisson : Souscrivez-vous à tout ce qui a été dit hier par le président de la République ?

M. Rocard : Je veux commencer par les convergences absolues, comme les essais nucléaires. Le président de la République a profondément raison. Je souhaiterais pour ma part que tous les Français, ainsi que les membres du RPR, se rendent compte que quand le monde aspire à la paix, quand les cinq grandes puissances détiennent l'arme la plus terrible – le cas de la Chine étant un peu spécial – et ont arrêté leurs essais, la reprise serait un signe de reprise de course aux armements. Ce ne serait compris de personne. Ce serait un désastre diplomatique. Toute la France serait rejetée. Je veux dire là mon accord absolu et enthousiaste et immédiat. C'est sur France-Inter que j'ai exprimé mon accord sur cette position. Je suis heureux de le confirmer. Ça va bien sur l'essentiel. Sur l'essentiel de ce qu'a abordé le président de la République, chacun a ses phrases et ses formules. Nous sommes en accord profond sur ces points.

I. Levaï : E. Balladur a nuancé ses propos sur le nucléaire.

M. Rocard : Ça le regarde. Je suis en désaccord avec cette nuance. Le président de la République l'a dit, si la situation internationale ne change pas, si aucun autre État ne suspend le moratoire. J'espère qu'on s'en tiendra là. Pour le moment, l'intention des autres grandes puissances est bien de s'en tenir là. Mais je crois qu'il faut faire sentir aux Français que le mot de « crise économique » qui est dans notre vocabulaire à tous n'est qu'une description un peu insatisfaisante de cette mutation technologique que nous vivons et qui fait tant de ravages. Nul n'est contraint de faire de la pédagogie à tout moment. Mais quand on parle de crise économique, acceptons le mot.

A. Ardisson : Vous voulez dire qu'il n'y a pas de fin du tunnel.

M. Rocard : On sort aussi des mutations technologiques. Mais on en sort avec une société complètement changée. Nous sommes au milieu du gué.

I. Levaï : L'espoir de fin de crise souligné par F. Mitterrand ne pointe pas encore ?

M. Rocard : Il faudrait que nous prenions tous l'habitude de nous référer d'abord aux faits, plutôt qu'aux commentaires. L'espoir de sortie de crise, il n'est pas dans la bouche de M. Balladur ou dans celle de M. Mitterrand. Il est dans les indices, ce qui est un peu plus vigoureux. Nous sommes effectivement en train de retrouver une relative croissance. C'est bon à prendre. Malheureusement, tout le monde sait que ça ne suffira pas à résorber le chômage. Il nous faut attaquer le chômage plus fortement. C'est pour cela que nous posons trois problèmes, trois objectifs d'une nouvelle donne européenne : la multiplication des emplois de proximité pur mieux accueillir la petite enfance, les handicapés, les personnes âgées. Il y a beaucoup à faire. On voit comment on pourrait financer. Il faut aussi une réduction forte et significative du temps de travail. Mais tout cela appellera des financements pour lesquels on a besoin de croissance.

P. Le Marc : Le président de la République a plaidé pour la recherche de l'emploi et la conservation d'une monnaie forte. Aux Assises de la transformation sociale de Rennes, on avait cru comprendre que le PS donnait priorité à l'emploi sur la monnaie.

M. Rocard : Non. Il n'y a pas contradiction. Le Président a fait remarquer hier – il a une fois de plus raison – que ce sont plutôt les pays à monnaie stable qui ont le plus faible chômage : Japon, Suisse, États-Unis et Allemagne. Tout le monde comprendra très vite que dès que les prix intérieurs d'un pays augmentent, les produits intérieurs deviennent plus chers et on achète à l'étranger. On importe du travail des autres, et on augmente le chômage chez soi. C'est une évidence. Ayant une monnaie stable et la gardant stable, nous avons présenté aux Assises de la transformation sociale à Rennes s'agissant de la réduction de la durée du travail, de la retraite progressive, du financement des emplois de proximité, je dirais qu'il y a compatibilité. Les opérateurs internationaux, ces soi-disant gnomes ou spéculateurs, Ont peur au sujet du franc des risques que fait courir à notre pays son excès de chômage. Si nous arrivions un peu à faire baisser le chômage, le franc ne s'en porterait que mieux. N'opposons pas ces deux choses : elles sont parfaitement complémentaires. Il est sûr que dans le combat contre le chômage, on a tous manqué d'audace et d'imagination. J'essaie d'en rajouter.

I. Levaï : Nous l'avons dit tout à l'heure, tout le monde va bien. Le Président va très bien, E. Balladur ne va pas mal non plus, les sondages remontent. J. Chirac va bien lui aussi, P. Seguin a été félicité hier. Et puis vous, vous allez bien aussi. Finalement, il n'y a que pour les chômeurs que les choses ne se passent pas très bien et on a beaucoup remarqué, hier soir, l'appui apporté par M, Mitterrand à la bonne idée de P. Seguin, même s'il l'a jugée un peu vague. Est-ce que vous ne regrettez pas, vous, premier secrétaire du PS, de ne pas avoir eu cette bonne idée ?

M. Rocard : Pas le moins du monde. Il faut bien comprendre ce dont il est question. Premier élément : la Constitution actuelle ne permet pas qu'on organise de tels référendums. Deuxième élément : le chômage est urgent à traiter et je souhaiterais que M. Balladur y mette plus d'énergie, en tout cas, je m'engage, moi, à y mettre toute ma volonté politique et mon énergie et ma compétence, dès le lendemain de l'élection présidentielle si je la gagne. Troisièmement, le chômage ne se combat pas seulement à coups de lois et de décrets. C'est une affaire de mobilisation de tous les Français, et d'abord, des partenaires sociaux, c'est à dire des organisations syndicales, patronales et ouvrières.

I. Levaï : Un référendum, ça mobilise.

M. Rocard : Justement, on peut imaginer de mobiliser les énergies françaises. Mais c'est très difficile. La question de savoir si on est pour ou contre le chômage, on fera 99,8 % qui sont plutôt contre. Et j'en serai. Le problème est de savoir quel type de question on pose. Or on ne peut pas poser une question dont la réponse appartient au patronat ou aux syndicats. On ne peut poser une question qui relève de l'État. Donc il est vrai que tout le monde cherche un meilleur moyen de mobiliser les Français autour des bonnes solutions pour le chômage. Il est probable que celle du référendum n'est, de loin, pas la meilleure, et de toute façon, c'est la précision de la question qu'il faut définir maintenant. Veut-on, oui ou non, une réduction massive de la durée du travail ? Ça, c'est une question déjà un peu plus précise.

P. Le Marc : J. Delors a déploré la frilosité des partisans de l'Europe. Hier, F. Mitterrand a souhaité que les pro-européens s'expriment davantage. Il a valorisé le traité de Maastricht. Est-ce que ce reproche ne s'adressait pas un peu à vous, ainsi qu'à D. Baudis, d'ailleurs, car votre discours paraît en retrait par rapport à Maastricht ?

M. Rocard : Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

P. Le Marc : Vous avez parlé de réécrire Maastricht. Vous avez parlé du caractère insatisfaisant de ce traité dont le Président s'est félicité hier.

M. Rocard : J'ai rappelé ce que j'ai dit pendant toute la campagne électorale du référendum de Maastricht. Dans ce traité, il y a beaucoup de choses, les unes très positives, et d'abord, l'union politique. Si elle était faite depuis deux ou trois ans, probablement, l'Union européenne aurait pu faciliter les choses, sinon empêcher les drames en Bosnie. Deuxièmement, elle fixe de nouvelles règles du jeu qui donnent beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen. Il est grand temps. Tout le monde se plaint du manque de démocratie en Europe, et voilà : le Parlement européen, le prochain, ratifiera, et donc, pourra refuser, la désignation de la Commission des communautés européennes, c'est-à-dire du gouvernement de l'Europe. Très important progrès de démocratie. Mais il y aussi quelque chose dans le traité de Maastricht que j'ai combattu et auquel il faut porter remède. Il valait mieux accepter ce que je viens de vous dire, et donc voter pour ce traité, il est derrière nous maintenant. Qu'est-ce qu'il y a dedans ? Des critères dits de convergence des économies européennes, c'est à dire le moyen de les amener à plus d'unité, qui sont exclusivement financiers. Le traité de Maastricht ne parle pas d'emploi, ne parle pas de chômage, ne parle pas de croissance. Et c'est inadmissible. Dieu merci, il comporte écrit dedans qu'on le renégocie en 1996. Quand j'écris qu'il faut le réécrire, je suis fidèle au traité puisque c'est dedans. Il est derrière nous, c'est une étape du passé. Le problème n'est plus du tout sur les institutions ou la règle du jeu en Europe, il est de savoir quelle Europe on veut. Et nous voulons, nous, une Europe .qui soit un instrument au service de la croissance et de la lutte contre le chômage. Et ça, c'est une vision de gauche. Puisque pour toute la droite européenne, ce sont les lois du marché et les forces du marché qui doivent nous sortir de la crise. Depuis 20 ans qu'on y est, il est clair que ça ne marche pas. Il faut plus d'énergie et de volonté et une vision claire d'une incitation à la croissance par l'Europe. Je propose une nouvelle donne européenne. Une forte incitation de l'Union européenne à pousser nos pays à créer des emplois de proximité, et surtout, à réduire la durée du travail, et tout ça est tout à fait compatible. Ne parlons plus de Maastricht, c'est derrière nous. Parlons de l'Europe que nous voulons, et moi je crois qu'il nous faut une Europe de gauche. J'ajoute un mot : c'est la première fois, depuis que le Parlement européen est élu au suffrage universel, qu'il y a une chance honorable qu'il y ait une majorité de gauche dans ce Parlement. Si c'est le cas, et à condition bien sûr qu'elle soit coordonnée, on aura peut-être cette nouvelle donne européenne, et un vrai combat de l'Union européenne contre le chômage, qui est l'enjeu absolument majeur. Voilà le sens de mon combat.

I. Levaï : Vous dites l'Europe de gauche, mais l'Europe latine est mal partie. F. Gonzales est en difficulté en Espagne ; l'Italie, avec des ministres néo-fascistes. Vous espérez que les travaillistes gagnent en Angleterre ?

M. Rocard : C'est hautement probable, et c'est annoncé par les sondages. Le score italien n'est pas ce que vous croyez. Le résultat de l'élection européenne, en Italie, il n'est pas du tout joué à l'avance. Et en Allemagne, on est maintenant à une espèce de moitié-moitié entre les deux grandes forces, et je pense que la possibilité est toujours d'une majorité de gauche dans ce Parlement. De plus, d'ici Noël arriveront quatre nouveaux pays. Ils ont des caractéristiques intéressantes. Je rappelle. La Norvège, la Suède, la Finlande, l'Autriche : les quatre pays qui ont le moins de chômage en Europe, les quatre pays qui ont la meilleure protection sociale en Europe, et qui seront les plus acharnés à empêcher qu'on y touche. Et les quatre pays où, de tradition, la social-démocratie est la plus puissante. Et avec leur arrivée, il n'y a pas de doute, on aura la majorité de gauche au Parlement européen. C'est donc important que les Français s'en rendent compte et ne dispersent pas les forces. Il nous faut participer à ce vaste effort.

I. Levaï : Mais quand on élargit, on n'approfondit pas. V. Giscard d'Estaing craint et voit l'Europe se dissoudre, et une partie de la presse anglaise considère que l'Europe des dinosaures européens est en train de disparaître. H. Kohl est en train de disparaître, M. Mitterrand ne sera plus là dans un an.

M. Rocard : Ne mélangeons pas tout, s'il vous plaît. Qu'il y ait du renouvellement dans les directions politiques, c'est bien normal. Que l'Europe vive des difficultés de procédure et de décision, c'est déjà le cas, élargissement ou pas. Les règles du jeu ont été faites pour six pays, il y en a douze, on travaille en neuf langues, et c'est vraiment, parfois, la pagaille, avec une très grande paralysie de décision. Par conséquent, pagaille pour pagaille, l'arrivée des quatre nouveaux ne change rien. L'enjeu de l'Europe n'est plus les règles du jeu : il est comment on en sort et quelle politique on veut faire. L'enjeu, c'est de savoir s'il y aura une majorité de gens qui auront la même volonté, la même ambition pour l'Europe, d'en faire une puissance publique intervenante, au service de la croissance et de l'emploi. Ça veut dire une politique de gauche et rassurez-vous, quand il y aura, dans ce Parlement, une majorité claire, il se trouve que les procédures de décision seront facilitées, et que la réécriture nécessaire du traité… Pour simplifier les choses, j'ai parlé d'une Constitution de l'Europe : il faut des règles courtes, claires, qui définissent ce que l'Europe doit faire et ce qu'elle ne doit pas faire. Plus de cages à poules et d'affaires de ce genre, pour que l'Europe ne se ridiculise pas, et cela sera possible s'il y a une majorité claire. C'est tout le sens du vote français.

A. Ardisson : Qu'est-ce que c'est qu'une Europe de gauche, en dehors de la foi ? On a l'impression que le débat revient à celui entre les maastrichtiens et les anti-maastrichtiens. Qu'est-ce que vous dites à vos électeurs pour les inciter à voter pour vous plutôt que pour D. Baudis ?

M. Rocard : Simple. D'abord, Maastricht n'est plus dans le coup : laissons tomber cette référence qui encombre tout. Il y a deux mois, le Conseil des ministres de l'Europe, où la France était représentée par les amis de M. Baudis, a pratiquement réduit à zéro l'initiative européenne de croissance. Quelle est l'idée ? Nous sommes en chômage massif et en stagnation. Il y a pourtant des choses qu'on devrait faire et qu'on ne fait pas. Par exemple, reconstruire nos banlieues sinistrées, accélérer les programmes de TGV et d'autoroutes de l'information, et même de liaisons aériennes, pour désenclaver toute l'Europe périphérique, de l'Écosse au Portugal en passant par l'extrême ouest français. Tous ces chantiers feraient des centaines de milliers d'emplois dans toute l'Europe.

I. Levaï : Il faut réussir votre rentrée ainsi que celle du PS.

M. Rocard : Il vient de la réussir aux élections cantonales, assez, superbement.

I. Levaï : Il y aura les européennes et les présidentielles. F.-O. Giesbert fait un éditorial sur la nécessité pour F. Mitterrand de réussir sa sortie. Il considère que c'est en partie réussi et il écrit : « on ne se débarrassera pas comme cela de F. Mitterrand, d'un homme qui est entré en politique il y a 50 ans. M. Rocard est en train de l'apprendre à ses dépens. M. Mitterrand est revenu à la surface et reparti en chasse. Avis aux gibiers à poils ou à plumes ». Le gibier, c'est vous ou la droite d'E. Balladur, de J. Chirac, de D. Baudis ou de P. de Villiers ?

M. Rocard : Il me semble que le président de la République vous a répondu : il a dit ce qu'il pensait de la politique sociale d'E. Balladur. Il a annoncé qu'il voterait pour une liste socialiste et européenne.

I. Levaï : Ça vous suffit ?

M. Rocard : Je pense bien ! Vous pensez qu'un président de la République en exercice, avec ses devoirs de représenter la totalité de la France peut en dire plus ? Quel drôle d'idée ! Pour ma part, je crois que nous sommes aux maximums de ce qui était compatible avec sa fonction.

I. Levaï : Vous pourriez être un peu plus le dauphin. Il a simplement dit que vous avez combattu le PS et que vous y avez apporté des choses.

M. Rocard : J'ai eu l'honneur de cette expression. Nous enfilons des perles. Personne n'a jamais choisi son dauphin. Ça n'existe pas. Cette grande force historique qu'est le PS est en train de refaire ses forces. Nous nous battons bien. Nous avons déjà puissamment monté aux élections cantonales. Je pense que notre score européen sera exemplaire de cette reconstruction, même si l'existence de 16 listes rend cette élection très difficile. Nous ferons après une très grande fête, la première grande fête nationale du PS depuis son réveil en 1971 par F. Mitterrand. Ce sera un rassemblement où la jeunesse écoutera Bob Dylan, mais aussi participera à un peu de débat politique. Il y aura aussi Smaïn et Khaled. Ce sera superbe. Vous verrez ! Le PS est en pleine santé. Nous aborderons l'année prochaine dans la condition physique qu'il faut.

P. Le Marc : Le PS a présenté un réquisitoire féroce contre E. Balladur. Comment expliquez-vous le regain de popularité du Premier ministre ? L'opinion est aveugle ? L'opposition ?

M. Rocard : Les choses sont beaucoup plus simples que cela : le chômage fait des ravages et les gens sont inquiets. E. Balladur par son style et probablement aussi parce qu'il ne prend plus le risque de faire des choses voyantes – il a reculé sur le CIP, Air France, la loi Falloux – ne bouge plus et rassure beaucoup. Mais cette cote de popularité n'a rien à voir avec des intentions de vote.

P. Le Marc : Est-ce que ça ne signifie pas que les Français sentent qu'il n'y a pas d'alternative à gauche ?

M. Rocard : C'est vous qui le dîtes ! Dernière épreuve connue : les cantonales. On nous annonçait la perte de 100 sièges. Nous en gagnons deux. Le prochain résultat, on le commentera la prochaine fois.

I. Levaï : Votre candidat préféré reste J. Chirac.

M. Rocard : Les Français choisiront l'homme et le projet d'avenir et de société qu'ils sentiront le mieux et auxquels ils donneront la plus grande approbation. Mon travail est de taire passer le message suivant : il est encore temps de construire la société solidaire et de le faire en France comme en Europe. Condition première : il faut s'y prendre autrement avec le chômage. Il faut beaucoup de volonté. Ce message est indépendant de l'interlocuteur.

I. Levaï : Qui attendez-vous au premier tour des présidentielles ?

M. Rocard : Ça fait deux siècles qu'il y a deux droites : une droite nationale un peu populaire, un peu populiste parfois, assez protectionniste, un peu cocorico, un peu anti-américaine et une droite beaucoup plus libre-échangiste, totalement asociale et beaucoup plus prête à collaborer avec la grande puissance du moment, qu'elle soit l'Allemagne ou les États-Unis. Ça fait deux siècles que ça dure. Ce n'est pas nouveau. Nous les retrouverons aux présidentielles, bien évidemment.

A. Ardisson : Les voix de B. Tapie, vous les compterez avec les vôtres le 13 juin au matin ?

M. Rocard : Je compterai nos voix et nos élus. J'observerai comment vous faites le décompte. C'est à vous qu'il appartiendra de dire si à votre avis B. Tapie n'appartient pas à la gauche alors qu'il dit qu'il en est. C'est vrai que la gauche est diverse en France. Mais la différence avec la droite, c'est que ce ne sont pas deux poids équivalents : un grand parti de puissante tradition, le PS, autour, certains remue-ménages et des changements.

P. Le Marc : Le Président le place à gauche !

M. Rocard : Lui-même se place à gauche. Il l'est probablement.

P. Le Marc : Il apporte quelque chose de plus ?

M. Rocard : Incontestablement, il y a une certaine capacité de fascination ou d'éveil d'intérêt chez cet homme. Il est en politique. Il fait des propositions. Je les examine. L'idée pour remédier au chômage de travailler six jours plutôt que cinq me paraît hors de propos. C'est une très mauvaise idée. Personne n'imagine comment, sur la base d'une pareille idée on ne diminuerait pas encore le nombre de gens qui travaillent. De même, au sujet du drame de la Bosnie, on ne peut pas plaisanter : l'idée de faire adhérer la Bosnie à l'Union européenne comme l'a dit B. Tapie, en quoi cela arrête-t-il les Serbes ou les combats ? On est aux limites du déplaisant. Le problème est à un autre niveau de sérieux.

I. Levaï : Ne fixe-t-il pas à gauche des électeurs qui auraient glissé très à droite ?

M. Rocard : C'est ce que nous verrons bientôt. Nous n'avons qu'une espérance : que les électeurs se souviennent que la gauche a besoin d'être majoritaire, qu'il est souhaitable qu'elle le soit dans le Parlement européen et que je conduis la seule liste qui appartienne à une coalition de forces ayant le même projet. Les 16 partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes et ex-communistes de la Communauté européenne sont alliés dans le parti des socialistes européens. Nous combattons avec la même plate-forme pour notre ambition d'une nouvelle donne européenne. Nous voulons nous attaquer au chômage par la durée du travail qui nous est commune. Je vais à Londres pour terminer avec J. Smith tout ce travail. J'ai passé la semaine dernière une longue séance de travail avec R. Sharping dont je pense qu'il est futur chancelier d'Allemagne pour mettre au point tout ce projet. Nous nous battons côte-à-côte. Nous nous battons dans le même sens. C'est très important : c'est la crédibilité de notre liste. On verra bien qui veut disperser les voix. L'important, c'est ce combat-là et sa dimension européenne. Nous ne ferons une France solidaire dans une Europe solidaire à condition de travailler chez nous avec le renfort des autres. Il nous faut une France forte dans une Europe forte.

P. Le Marc : Existe-t-il un pacte de non-concurrence entre vous et J. Delors ?

M. Rocard : Nous avons entre la droite et la gauche des traditions bien différentes. À gauche, en ce qui concerne ce type de combat, le respect de la parole donnée a un grand sens. J'avais dit en 1979 que je ne serai pas candidat contre F. Mitterrand s'il l'était. J'ai tenu deux fois parole. Votre réponse, vous l'avez eue il y a 15 jours : c'est J. Delors qui a dit « je ne serai pas candidat contre M. Rocard quel que soit le score des européennes ». J'ai une confiance absolue dans sa parole.

I. Levaï : Même s'il a plus de chances que vous ?

I. Levaï : Quel rapport avec la parole donnée ? On ne joue pas que sur des hommes. L'espoir d'une gauche qui fasse son métier est aussi lié à un projet, un discours et à des forces en voie de reconstruction.

P. Le Marc : Vous ne craignez pas un complot au sein du PS après les européennes ?

M. Rocard : Le mot « crainte » ne reflète pas la bataille politique. Si on a la crainte comme instrument de travail, on ne va pas dans ce monde.

P. Le Marc : Vous prenez cela comme un élément possible dans votre stratégie ?

M. Rocard : Plus maintenant.

I. Levaï : Le meilleur à gauche, c'est vous ?

M. Rocard : Je suis en situation.

M. Garibal : Y a-t-il une politique économique de gauche ?

M. Rocard : Nous sommes arrivés au pouvoir en 1981 avec un projet, mais pas beaucoup de réalisme. Les faits ont été si brutaux, balance des paiements, inflation, que nous avons fait le retour vers le réalisme et un peu abandonné le projet. Aujourd'hui, il s'agit de retrouver le projet dans le réalisme. On a besoin d'une monnaie stable : dès que les prix dérapent et que la monnaie n'est plus stable, on importe le travail des autres et le chômage augmente. Mais dans ce cadre, on peut faire tout autre chose. Deux exemples : 3,5 millions de chômeurs, la plus grande part est encore indemnisée. La France dépense 130 000 francs par chômeurs et par an, moitié pour l'allocation, un quart parce qu'on les assure maladie alors qu'ils ne paient pas de cotisation, un autre quart en complément de formation. Dès qu'un chômeur est embauché, la société française fait 130 000 francs d'économies. On pourrait peut-être utiliser celte économie prévisible pour préfinancer les emplois. C'est l'incitation à la baisse de la durée du travail. Voilà en plus une marge budgétaire qui, à monnaie stable, se reconstitue au fur et à mesure qu'on enregistre des résultats sur le chômage. C'est le structurel qui doit jouer. Autre exemple : l'assurance-maladie. Son déficit et ses dépenses augmentent beaucoup chaque année. On corrige avec un point de cotisation en plus ou de déremboursement tous les deux ans. C'est du prélèvement de pouvoir d'achat. Après 10 ans de négociations infernales et insolubles avec les professions médicales, il va falloir passer à l'acte législatif unilatéral pour ramener la vitesse de croissance de l'assurance-maladie. La clé de l'affaire pourrait être les malheureux Français généralistes qui sont les brimés du système, un peu écrasés, et qui seraient les régulateurs de l'excès d'examens de l'excès de médicaments. Il faut mettre cela sous enveloppe budgétaire contrôlée et faire une marge budgétaire de 10 ou 15 milliards de francs. Il y en a des quantités d'autres. Nous n'allons pas taire de la technique. L'autre politique, elle est celle-là : s'attaquer plus vite et plus fort a toutes les difficultés structurelles de l'économie française en restant sérieux.

I. Levaï : S. Veil va dans le bon sens ?

M. Rocard : J'ai des relations de respect amical avec S. Veil. J'ai deux grands regrets : rien ne se passe comme on vient de le dire sur le plan de l'assurance-maladie. Quant à la politique de la Ville, elle est en complète déshérence. On est en train de diminuer le soutien aux associations de prévention de la délinquance, aux associations qui travaillent à l'insertion des jeunes chômeurs. C'est dramatique. Le fait d'être passé de 400 quartiers fragiles à 900 sans augmenter les dotations fait que c'est en diminution. Tous les maires sont dramatiquement inquiets. Nous ne comprenons pas comment la voix de S. Veil ne s'élève pas pour protester contre ces diminutions budgétaires.

I. Levaï : Ce qui s'est passé à Évreux, c'est une question d'argent, de moyens ?

M. Rocard : On ne répond pas, question d'argent ou pas, sans savoir. Ce qui est clair, c'est que le tissu est inflammable, c'est que la politique de la ville, de la prévention, est une politique progressive, délicate, qui exige beaucoup de temps, de travail, d'hommes et d'argent. Et ensuite, elle s'essouffle. Est-ce qu'il y a eu un incident plus fort qu'ailleurs, est-ce l'arrêt des subventions qui a entraîné un désencadrement social, je ne le sais pas pour Évreux. Mais ce que je sais bien, c'est qu'en France entière, la politique qui est en train de se faire est un drame.

I. Levaï : Beaucoup de gens écrivent et parmi vos amis, qui dissent : « Où est passé le rocardisme imaginatif, rafraîchissant et jeune d'autrefois ? » Avez-vous le sentiment que les jeunes vous écoutent aujourd'hui ? Vous rangent-ils parmi les dinosaures ou le dernier des Mohicans ?

M. Rocard : Nous avons pris en 93 une défaite historique, ramené à 17 % après avoir été à 34 ! Je m'acharne à la reconstruction. La société solidaire avec trois caractéristiques : 1/ personne au bord de la route. On accélère les processus d'insertion et on les fait mieux. Tout marginalisme a besoin d'un accompagnement humain. 2/ la protection sociale avec de la démocratie. Vous mutualisez la Sécurité sociale. 3/ la société donne plus d'espace, plus de responsabilité à chaque citoyen, plus d'autonomie à nos communes ou tissus associatifs et démocratie de l'entreprise. Il faut reprendre et continuer ce qui a été commencé avec les lois Auroux et qui aujourd'hui, ne sont guère appliquées. C'est un combat pour la dignité des hommes. Et tout cela, c'est ce que la jeunesse attend. En plus, la jeunesse avec une autre différence cependant : ce qui se passe est purement franco-français alors que toute la jeunesse d'aujourd'hui chante international, vit et s'habille international, aspire à voyager et que nous sommes les seuls à lui proposer ces…

A. Ardisson : Elle ne chante plus l'Internationale…

M. Rocard : L'Internationale a 140 ans et ses paroles ont quelque archaïsme, mais c'est une admirable musique. Du reste, ce n'est pas exact, on l'entend chanter ici ou là. Ce que je veux dire, c'est que l'espoir d'un monde qui s'interpénètre, qui vive ensemble, l'espoir d'une multiplication de l'intervention humanitaire, la mise en place du droit d'ingérence, tout ça c'est nous qui l'avons apporté, c'est Kouchner. Et c'est autour de cet ego-là, de ces volontés-là que la jeunesse d'aujourd'hui est libre. C'est pour cela, que nous lui proposons un grand rendez-vous de notre fête les 2-3 juillet.

I. Levaï : Et qu'elle applaudit Mandela et qu'elle s'attriste de ce qui se passe en Bosnie et au Rwanda. Un sondage remarquable de CSA pour La Vie sur les croyances des Français. Dans ce sondage, 62 % des Français interrogés par CSA estiment que l'homme sera le destructeur de sa propre planète. Vous êtes avec nous depuis 7 h 45 et pas un mot des écologistes, c'est peut-être de notre faute. Ils voteront pour vous au second tour de la présidentielle ?

M. Rocard : Pas un mot des écologistes, c'est un hasard de questionnement, merci de le constater. Je mène un grand combat pour introduire une vraie pensée écologique dans toute la bataille écologique, je l'ai du reste menée quand j'étais à Matignon. L'appel de la Haye, c'est moi qui l'ai inventé, le sauvetage de l'Antarctique, c'est une initiative franco-australienne qui me tenait chaud au cœur, la politique de l'eau, des déchets, tout ça, c'est moi qui ai fait ce travail et j'en suis profondément convaincu.

I. Levaï : L'écologie est à gauche ou pas, même si Mamère est chez Tapie ?

M. Rocard : Je le crois mais je pense aussi que les Français qui nous écoutent, peuvent être agacés de formules aussi sommaires. Pourquoi l'écologie serait-elle à gauche ou à droite ? Beaucoup d'écologistes, dans ce qui s'est passé ont dit : ni gauche, ni droite. Ils s'aperçoivent qu'il n'y aucune espèce d'espoir de maintenir la planète propre ou de la rendre plus propre avec le marché. Ce n'est pas le fonctionnement du marché qui va nous permettre de protéger notre environnement. Donc, la vision d'un État qui fait son métier, qui ne se retire pas de l'économie, mais qui intervient, est nécessaire à l'écologie. C'est la vision de la gauche. Nous revoilà dans le combat européen.

I. Levaï : Un mouvement écologique en miettes ça vous arrange ou ça vous dessert ?

I. Levaï : L'écologie méritait mieux que ça. Ça nous fait l'obligation de reprendre le message et c'est le travail que nous faisons. J'ajoute que ces convergences, s'esquissent dans ce vaste mouvement qu'on appelle les Assises de la transformation sociale et où nous nous rencontrons tous pour préciser tout ça. Ça fait partie de l'autre politique économique, que d'intégrer une vision écologique de notre croissance et de notre développement, c'est nécessaire. C'est ça le projet de la France solidaire dans une Europe solidaire.

I. Levaï : On vous montre dans la presse magazine dans un planeur. C'est très dangereux : on peut être candidat à l'élection présidentielle et se permettre de planer un an avant ?

M. Rocard : Ce n'est pas dangereux. J'ai des responsabilités, je ne suis pas un casse-cou. Il se trouve que c'est un avion sans moteur, que ça se pilote admirablement. Il y a des choses très dangereuses, relativement : le parachute, le deltaplane, parapentes qui ne résistent pas aux coups de vent. Le planeur et le saut à l'élastique encore pire. Le planeur résiste très bien aux coups de vent et il se pilote. Et je ne me permets cela que parce que justement, le degré de sécurité y est ce qui est nécessaire à l'idée que je me fais de mon destin. Je n'aime pas le risque.

I. Levaï : Est-ce que vous voulez allez au-delà ?

M. Rocard : Oui, bien sûr ! En utilisant chaque occasion possible pour traduire en politique le vol à l'équilibre qui est celui de l'humanité. Nous sommes à peu près à moitié-moitié, il y a même dans notre société, un peu plus de femmes, j'ai la conviction que ce n'est pas normal et que ce déséquilibre, nous le payons dans certains mauvais fonctionnements de la sphère politique. Je me battrai sur ça. Il faut créer les réflexes, les attitudes, ce n'est pas qu'une affaire de lois. C'est le grand combat de l'avenir que de rééquilibrer la société et ça fait partie d'une société solidaire.


Extraits du discours de Michel Rocard, à Montpellier, le jeudi 19 mai

… Et je ne peux manquer, ce soir, d'évoquer le Rwanda et la Bosnie. L'horreur du Rwanda, sur laquelle Bernard Kouchner nous a rapporté un témoignage atroce et poignant, qui montre l'urgence de l'intervention à laquelle l'ONU s'est enfin décidée.

Quant à la Bosnie, peut-on envisager, aujourd'hui, au cœur même de l'Europe, la partition d'un pays obtenue par les armes ? Peut-on envisager d'un côté une Bosnie démocratique, pluriculturelle, pluriconfessionnelle, et, de l'autre côté, un État ethniquement purifié, c'est-à-dire, appelons les choses par leur nom, un État fasciste ?

Cela serait inacceptable et la communauté internationale n'a purement et simplement pas le droit de l'accepter. C'est une question de morale, c'est une question de dignité, c'est une question de sécurité pour notre avenir à tous.

Alors se pose naturellement la question du comment faire. La réponse que j'y ai donnée a suscité des commentaires. Alors un mot là-dessus avant d'évoquer le fond.

Je tiens à rappeler qu'avant-hier soir à la Mutualité, j'ai été conduit à qualifier d'infâme le procès fait à François Mitterrand. Je peux vous dire que ce n'était pas chose facile devant un tel auditoire…

Quant à l'hypothèse d'une liste Sarajevo, si l'intention de ses auteurs est d'amener à se prononcer clairement les responsables politiques qui ne l'ont pas encore fait, je pense que cette initiative est juste. Mais s'il s'agit de faire une liste en tout état de cause, quoi que les responsables politiques puissent dire, alors je demande simplement à ses promoteurs de s'interroger vraiment pour savoir si c'est bien ainsi qu'ils serviront le mieux la Bosnie démocratique, et les idéaux et les principes que nous défendons avec elle et pour elle.

Sur le fond, l'embargo est une question beaucoup plus compliquée qu'on ne le dit. Alors essayons d'y voir clair.

Ma position peut se résumer de la façon suivante : lever l'embargo, en faveur des seuls Bosniaques qui sont les agressés, c'est une décision dont on n'a plus le droit de refuser le principe, mais c'est une décision grave.

Pourquoi ne peut-on plus en refuser le principe ? Parce qu'on ne peut pas à la fois se révéler incapable de protéger les Bosniaques et, dans le même temps, leur refuser les moyens de se défendre eux-mêmes contre l'agression dont ils sont victimes.

Mais pourquoi cette décision est une décision grave ? Premièrement, parce que cela pourrait provoquer une vaste offensive serbe, par exemple contre Sarajevo, pour essayer de conquérir de nouvelles positions avant que les. Bosniaques aient reçu des armes et appris à s'en servir. Et cela ne pourrait être évité que par des frappes aériennes de bien plus grande ampleur que celles qu'on a connues jusqu'à présent. Deuxièmement, la présence des casques bleus de la FORPRONU de nos propres soldats, dont le rôle est d'imposer la paix et non de participer à la guerre, cette présence non seulement perdrait sa raison d'être mais deviendrait très dangereuse.

Donc, le choix n'est pas entre, d'un côté une attitude facile et de l'autre une attitude téméraire. Le choix est entre deux positions qui présentent toutes les deux des risques graves, mais toutes les deux des risques différents. Il faut recourir aux frappes aériennes chaque fois que reprennent les agressions. Quant à l'embargo lui-même, le Sénat américain a proposé de le lever. Encore faudrait- il être assuré alors de toute la couverture aérienne de l'OTAN qui apparaît nécessaire. Mais compte tenu de l'attitude des Serbes de Bosnie, c'est désormais le seul moyen d'aboutir à une solution politique qui échouera aussi longtemps que les agresseurs penseront qu'il y a plus à gagner par les armes.

Oui tous ces choix sont difficiles. Mais ces choix, je le répète, sont dictés par la morale et dictés par l'histoire qui nous enseigne qu'on a toujours à se repentir de n'avoir pas réagi assez fort, assez tôt.


Europe 1  : vendredi 20 mai 1094

F.-O. Giesbert : Votre campagne marche moins bien dans les sondages que sur le terrain…

M. Rocard : Allons bon, on ne doit pas lire les mêmes ! Celui paru hier, annonce une petite progression. Je sais depuis longtemps que cette élection européenne est une épreuve mais ça ne va pas si mal, la moyenne est stable avec une petite progression dans le tout dernier. Que vous faut-il de plus !

F.-O. Giesbert : Mais lorsque vous lisez dans les journaux « …il y a un doute Rocard, un problème Rocard… » Comment réagissez-vous ?

M. Rocard : Ça fait 30 ans qu'on dit n'importe quoi. A. Duhamel a eu un diagnostic exact : ces élections sont difficiles pour toutes les grosses listes, car il y a beaucoup de petites listes. Donc, c'est une épreuve que l'on va franchir et on en reparlera.

F.-O. Giesbert : Ce n'était pas une erreur pour M. Rocard, candidat naturel et virtuel, à la présidence de la République, de se présenter aux élections européennes, élections difficiles, car à la proportionnelle ?

M. Rocard : On vous racontera après, quand on aura les résultats. Je ne le pense pas. Je me demande ce qui se passerait si je ne l'avais pas fait incidemment.

F.-O. Giesbert : Vous avez pris un gros risqué…

M. Rocard : Bien sûr. Mais vous croyez que l'on obtient des résultats sans prendre des risqué ! Ce n'est pas en tout cas, ma conception politique.

F.-O. Giesbert : Un an après sa défaite, on a le sentiment que la gauche, dans l'opposition, n'a pas retrouvé ses valeurs.

M. Rocard : Je ne crois pas que cela soit vrai. Je suis sûr en tout cas, que le réseau le plus actif, le réseau militant, proche du parti lui, a retrouvé l'espoir, le goût de la bataille et du reste les élections cantonales l'ont bien montré. C'est moins vrai de l'ensemble de l'opinion, mais déjà, quelle amélioration ! Souvenez-vous des résultats des cantonales, qui sont le seul instrument de mesure que l'on ail de tout ça. Les choses vont mieux. Mais c'est vrai que nous n'en avons pas tout à fait fini de faire quitter à tout le monde, la vision d'un socialisme d'économie administrée, que nous avons abandonné depuis 10 ans mais ça ne se sait pas encore, l'image collant à la peau, pour la remplacer par une vision de la société solidaire, en économie ouverte. Cette vision sera l'enjeu de tous les combats, de ces élections européennes, comme des suivantes.

F.-O. Giesbert : Mais vous aurez aussi remarqué que ça va sans doute mieux pour E. Balladur qui remonte dans les sondages et dans la presse ce matin, l'INSEE, l'OCDE, révisent leurs prévisions à la hausse. Vous ne croyez pas que la reprise économique est vraiment là ?

M. Rocard : J'espère qu'elle est là, elle n'est pas encore bien solide. Ce qui n'a pas encore bougé, c'est l'investissement. Or c'est la clé de l'avenir et c'est sur ce point que nous avons eu un grave ralentissement et même une baisse ces deux dernières années. Quant à M. Balladur, les affaires semblent pour lui aller bien, mais dans la mesure où il ne prend plus de risques, il ne fait plus rien. Ses dernières grandes mesures ont été des reculades affreuses, aussi bien sur l'école que sur le CIP-jeunes, heureusement du reste car c'était une mauvaise idée. Depuis, il ne prend plus de risques et donc, il ne fait plus de mal à personne Mais c'est pour la France que ça ne va pas encore très bien.

F.-O. Giesbert : Est-ce que ce regain d'optimisme économique, ne risque pas de changer la donne politique, de favoriser la droite ?

M. Rocard : Non. Ce regain change les chances de la France. Plus il y a de la croissance, plus le problème de savoir comment on l'utilise, et comment on fait que celle croissance se traduise par des baisses du chômage, par une remontée forte de l'emploi, devient le problème aigu.

F.-O. Giesbert : Comment expliquez-vous que la campagne des européennes, n'arrive pas à prendre son envol, on s'ennuie un peu…

M. Rocard : Parce que vous êtes toujours trop pressés. Une campagne ça dure 3 semaines et nous commençons. J'aime mieux vous dire que la salle à laquelle je me suis adressé hier (à Montpellier, hier soir) était non pas électrique mais chaleureuse, enthousiaste.

F.-O. Giesbert : Vous n'êtes pas un peu agacé de voir 6 listes aujourd'hui à gauche, ce n'est pas beaucoup ?

M. Rocard : Il y en avait déjà 15 pour les dernières élections européennes. Le mode de scrutin y incite, à chaque cause sa liste. C'est une affaire qui est liée au mode de scrutin, nous le savons. Beaucoup de listes sont annoncées, plus que l'année dernière. On verra si elles y sont toutes. La référence est à 15, il n'y a pas de changement.

F.-O. Giesbert : Hier, à Montpellier, vous avez beaucoup parlé de Sarajevo. Il y a encore quelques jours, tout le monde saluait la détermination d'A. Juppé qui a obtenu beaucoup de choses et on parle aujourd'hui plutôt de son réalisme. N'est-ce pas un peu injuste. Est-ce que finalement, la France n'a pas fait beaucoup de choses ces dernières semaines ?

M. Rocard : Le problème n'est pas seulement de faire des choses. La France a fait des choses, c'est vrai, c'est elle qui a le plus de soldats là-bas, c'est elle qui a le plus contribué à sauver des vies humaines.

F.-O. Giesbert : C'est elle aussi qui a mené l'offensive diplomatique…

M. Rocard : Laquelle ? L'offensive diplomatique pour arriver au cessez-le-feu de Sarajevo, je l'ai demandée et ensuite chaudement approuvée, y compris une fois sur votre antenne. Mais jusqu'à présent, les combats continuent, les tirs aussi, il y a une paralysie internationale. Le problème d'aujourd'hui, c'est qu'on n'arrive pas à étendre les cessez-le-feu ponctuels, aux 6 zones de sécurité, ni à protéger les populations. Ce que disent pourtant deux résolutions de l'ONU. Alors, j'en suis arrivé à me dire, et nous le disons tous, puisque c'est une décision du Bureau national des socialistes qui date du 20 avril déjà, que l'on n'a pas le droit d'enregistrer notre incapacité, notre impossibilité de protéger les Bosniaques et de leur interdire en même temps, de s'armer. Ça devient maintenant scandaleux et il faut examiner ce problème.

F.-O. Giesbert : Hier soir, vous avez dit : « La levée de l'embargo est le seul moyen d'aboutir à une solution politique. » Vous pensez donc qu'il faut laisser les Bosniaques s'armer ?

M. Rocard : J'ai dit cela, car je le crois dans la mesure où, le Conseil de sécurité de l'ONU demeure paralysé. Je vous rappelle que j'ai eu des propos à peu près équivalents le 20 avril, puis il y a 3 jours à la Mutualité.

F.-O. Giesbert : H. Kohl est sur la même position.

M. Rocard : Oui et d'une certaine façon, le Sénat américain aussi. Il faut savoir que c'est une décision très lourde, car dès l'instant que l'on reconnaît l'impuissance à protéger les Bosniaques, la guerre locale ne peut que s'intensifier. Il faut au moins qu'elle soit à chances égales, d'où le problème de la levée de l'embargo. Mais chacun sait qu'on ne contrôlera plus grand chose, sur la manière dont cela peut évoluer. C'est très grave et je préférerais tout de même, que l'ONU, dans les deux, trois jours, redonne des ordres de frappe aériennes à l'appui d'exigence de négociations immédiates, visant à préserver l'intégrité territoriale de la Bosnie, quelle que soit sa structure interne qui peut être fédérale, multiple.

F.-O. Giesbert : Vous remplissez maintenant, la principale condition posée par Bernard-Henri Levy et ses amis de la liste « Sarajevo » ?

M. Rocard : Je ne fais pas sur un problème aussi grave, de politique intérieure. Je vous rappelle, ce qui est très important, que ma position sur ce sujet a été officialisée le 20 avril, avant que ce problème tactique ne se soit posé. On ne fait pas de la tactique sur le dos des Bosniaques.

F.-O. Giesbert : Les intellectuels demandent aussi aux responsables politiques, de se sentir comptables de la reconnaissance de la Bosnie et de la Croatie…

M. Rocard : C'est une évidence, c'est une décision internationale, je ne suis pas de ceux qui accepteraient facilement qu'une reconnaissance internationale enregistrée par la totalité des nations, par l'ONU, soit bafouée par la force.

F.-O. Giesbert : Les intellectuels vous demandent aussi « de dénoncer et de juger les responsables de la répression et de la politique de nettoyage ethnique… ».

M. Rocard : Cette demande pressante vient, pour des raisons peut-être liées à notre calendrier électoral en France depuis 7-8 jours. Moi, c'est en décembre 1992 que j'ai écrit dans « Le Monde » un grand article, en exigeant la création d'un Tribunal international pour juger les crimes de guerre. En plus, l'ONU l'a décidé. Ce Tribunal est en place et il n'y a plus qu'un problème, c'est de le faire fonctionner. Ce n'est donc pas la peine d'en rajouter pour des raisons politiciennes internes. Il y a une ligne, elle est longue et la mienne est continue.

F.-O. Giesbert : Vous êtes exactement sur les mêmes positions que les intellectuels de la liste « Sarajevo » ?

M. Rocard : À cette nuance près peut-être, que j'insiste sur le fait que lever l'embargo, ce n'est pas pour se faire plaisir, c'est une décision relativement terrible. C'est l'enregistrement de notre faillite et c'est maintenant le seul moyen de respecter un peu de morale dans cette affaire. Mais encore une fois, il est toujours temps pour l'ONU, de reprendre la pression, sous menace de frappes aériennes. Ça a réussi à Sarajevo et ça peut encore réussir pour toute la Bosnie.