Interviews de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, à France 2 le 2 mars 1994, à France-Inter et Europe 1 le 3, RMC et dans "Le Parisien" le 4 et dans "L'Humanité" le 11, sur le contrat d'insertion professionnelle (CIP) qualifié de "SMIC jeunes".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2 - Europe 1 - France Inter - RMC - L'Humanité - Le Parisien

Texte intégral

Q. : Polémique autour du CIP. Une mesure que vous qualifiez de SMIC-jeunes, ce que nie le gouvernement. Ne faites-vous pas un mauvais procès et ne vaut-il pas mieux un jeune un peu moins bien payé qu'un jeune au chômage ?

R. : Ce n'est pas une querelle de vocabulaire. Si nous contestons le dispositif du gouvernement, ce n'est pas sur le problème de l'appellation, c'est "la chose" qui consiste à faire travailler, car c'est de cela dont il s'agit, de faire travailler des jeunes – bac +2, bac +3, bac +4 – à 80 % du SMIC, voire 65 % du SMIC selon la situation dans laquelle ils vont se trouver dans les entreprises. Est-ce que cela conduit à créer des emplois ? Je demande à ce qu'on me le prouve ; que l'on me prouve pourquoi ça peut conduire à créer des emplois. Par contre, ça va conduire à encourager les chefs d'entreprise à faire travailler ces jeunes à 80 % du SMIC et à se séparer des salariés qui du point de vue du salaire et des charges sociales, représentent un coût bien supérieur. C'est là où l'on retrouve tous les effets pervers de la loi quinquennale sur l'emploi, que l'on combat avec vigueur et qui conduit exactement aux objectifs inverses de ceux affichés.

Q. : Le gouvernement dit que ce n'est pas un SMIC-jeunes puisque cela s'apparente à des formules déjà existantes, comme les CES, comme les contrats d'orientation et ensuite, il y a un tutorat…

R. : Je souhaite personnellement que les jeunes qui rentrent dans les entreprises, bénéficient d'une formation, et soient assistés d'un tuteur, d'autant que la plupart du temps, ce sont des tuteurs qui ont du savoir-faire. Mais on a vu hier dans la presse, que les entreprises protestent déjà sur la charge que représentent pour elles, les fameux contrats en alternance, car elles n'ont pas les moyens d'assurer la formation des jeunes. Partout, c'est la course au temps mort, la chasse à la productivité, c'est toujours aller plus vite, demander toujours plus de rendement. Comment voulez-vous que les chefs d'entreprise prennent sur le temps de leurs agents, de leurs salariés pour former ces jeunes ! Là, c'est vraiment un coup de poker que joue le gouvernement et qui va faire beaucoup de mal à la jeunesse.

Q. : Un jeune sur quatre, en France, est au chômage. Dans une situation exceptionnelle, ne faut-il pas baisser un peu le coût du travail pour inciter les entreprises à employer des jeunes ?

R. : Il y a eu beaucoup de mesures pour faire baisser le coût du travail. Des mesures d'allégement des charges, une pression formidable sur le niveau des salaires dans ce pays, il y a tous les éléments permettant de dire que le coût du travail n'est pas plus élevé en France que dans les autres pays industrialisés. Ça n'a pas créé la moitié du quart d'un emploi tout ça. Ça a conduit au contraire, à ce que l'on continue d'assister à la progression du chômage. Je crois que la mesure que propose le gouvernement, va inciter encore plus les employeurs à embaucher des gens sous-rémunérés.

Q. : Vous êtes hostiles comme les autres syndicats et pourtant, il n'y a pas semble-t-il de vraie riposte unitaire.

R. : Il faut vous tenir au fait de l'actualité, car entre ce qui va se passer demain, où pratiquement au niveau de la région parisienne, une trentaine d'organisations appellent à un grand rassemblement à 15 heures, et en province aussi avec des appels très larges des syndicats, des associations de jeunesse, de parents d'élèves, tout le monde sent bien que l'enjeu est considérable, En outre, le prolongement qu'il y aura le 12 mars avec une grande initiative dont nous avons lancé l'idée début décembre et qui maintenant va prendre la forme d'un formidable rassemblement national interprofessionnel, dans lequel s'engageront plus de 30 organisations, vraiment, je crois que la situation est suffisamment sérieuse pour que cette volonté que l'on sent grandir depuis des semaines parmi les salariés, les retraités, les chômeurs, de ne plus se laisser faire, se concrétise maintenant dans une forme d'expression, pas seulement de mécontentement mais d'exigence d'autre chose. En ce qui concerne le SMIC-jeunes, je le dis clairement : si vraiment tout le monde se donne la main, et s'engage dans la protestation contre cette mesure, on peut faire reculer le gouvernement.

Q. : Justement, le gouvernement dit que cette fois-ci il ne reculera pas.

R. : Jamais je n'ai entendu dire un gouvernement à l'avance qu'il allait reculer. Même quand il l'a fait, il a toujours fait en sorte de dire : "ce n'est pas vrai, je n'ai pas reculé". Ici le problème est très clair : le gouvernement est interpellé par toutes les forces sociales du pays sur une mesure dont tout le monde convient qu'elle va faire du mal. Nous allons à la table-ronde demain matin. La première question qui sera posée au gouvernement c'est : que faites-vous ? Maintenez-vous le décret en état ? S'il répond oui, alors la meilleure riposte que puissent faire les organisations syndicales dans un premier temps, c'est de dire : si c'est ça, au revoir !

Q. : Que pensez-vous du SMIC régionalisé, plus faible pour les régions, et moins élevé qu'à Paris, pour favoriser l'emploi dans ces régions un peu défavorisées ?

R. : Je crois que c'est la meilleure preuve que cette permanence du CNP dans sa guerre contre le SMIC, contre un salaire minimum, dans sa guerre contre toute mesure de réglementation, qui l'empêchent de faire travailler les gens à sa guise, de les payer à sa guise, c'est la meilleure confirmation qu'en définitive, cette pression est continue et que la mesure du gouvernement SMIC-jeunes va exactement dans le sens des prétentions du CNPF.


Jeudi 3 mars 1994
Europe 1

Q. : Comment s'est passé cette réunion ce matin ?

R. : Très difficile, comme c'était prévisible, puisque l'enjeu est considérable et puisque le gouvernement se trouvait face à une véritable unanimité des organisations syndicales pour dénoncer la nocivité de son décret. Le tour de table que nous avons fait ce matin a conduit d'ailleurs le gouvernement à réaliser qu'il n'était pas en mesure de faire passer son décret dans l'état actuel de la rédaction.

Q. : Ça veut dire quoi concrètement ?

R. : Ça veut dire concrètement que le Premier ministre a commencé par lancer l'idée d'un décret complémentaire qui pourrait apporter des précisions. Malheureusement, lorsqu'il a donné le contenu de ces précisions, il s'est avéré qu'il s'agissait essentiellement d'un habillage du décret portant sur des choses secondaires telles que par exemple la définition de ce qu'on appelle les tuteurs qui doivent aider à la formation de ces jeunes, mais que sur les questions essentielles qui touchent à la rémunération, aux garanties à donner pour qu'il y ait effectivement reconnaissance de la qualification et paiement de cette qualification, le gouvernement et le Premier ministre en particulier, a tenu à dire qu'il en restait aux grandes données qui ont conduit à l'élaboration de son texte. Dans ces conditions, nous avons, tout en considérant que le problème est important et qu'effectivement, il y a encore beaucoup de choses à faire pour obtenir des reculs significatifs, qu'il n'était pas possible, tant l'angoisse est forte dans la jeunesse, que nous restions pour simplement discuter de l'habillage de ce texte. Nous avons donc informé le Premier ministre que, pour sa part, la CGT ne participerait pas aux discussions de cet après-midi.

Q. : Avez-vous une idée de ce que vont faire les autres syndicats ?

R. : Ça va effectivement dépendre de la position du gouvernement. Pour le moment, sur la base des déclarations des uns et des autres, je ne crois pas qu'un accord soit possible. Cet après-midi, il va y avoir, à Paris et dans toutes les villes de province, des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes, de salariés, d'étudiants et de lycéens qui vont venir crier leur détermination de voir ouvrir des perspectives autres que celle de se retrouver à 80 ou 60 % du SMIC. Pour ce qui nous concerne, nous serons avec eux.

Q. : Est-ce que ça veut dire que c'est le début d'une très grosse épreuve de force avec le gouvernement sur ce sujet ?

R. : C'est le début d'une mobilisation sociale plus forte. Le problème du décret concernant le SMIC-jeunes donne encore des raisons supplémentaires très nombreuses pour élargir le champ de ceux et de celles qui ont intérêt à s'engager dans l'action collective. Mais je précise que c'est en définitive l'ensemble de la loi quinquennale qui est perverse, comme nous avions déjà eu l'occasion de le dire. Il reste encore des dizaines de décrets à publier au nom de cette loi quinquennale Je peux vous dire que chaque fois, maintenant, que le gouvernement va vouloir mettre en application sa loi, chaque fois sur un point ou sur un autre, il va se retrouver avec une contestation sociale qui va aller en grandissant.

Q. : Mais il y a la réalité du chômage ?

R. : C'est bien parce qu'il y a la réalité du chômage que les effets pervers de cette loi quinquennale deviennent maintenant beaucoup plus perceptibles par un nombre beaucoup plus important de salariés.

Q. : Que dites-vous aux 36 % de jeunes qui seraient prêts à essayer le CIP ?

R. : Je leur dis tout simplement que le terme d'insertion est un véritable abus de langage, parce qu'il n'y a aucune garantie d'embauche, parce qu'il n'y a même aucune garantie de formation. La seule chose qui est précisée dans ce texte, c'est le fait qu'en tout état de cause, ils vont travailler, vont être utilisés par les employeurs pour une rémunération à 80 %, 65 % ou 30 % du SMIC et ça, ça n'est pas tolérable. Ce n'est pas tolérable parce qu'à terme, ça va jouer contre l'emploi et non pas pour aider au développement des emplois. À terme, ça va encourager les employeurs à procéder à un véritable turn-over, en remplaçant des salariés plus âgés, par ces jeunes qui sont effectivement angoissés devant les difficultés qu'ils rencontrent pour rentrer dans la vie active.

Q. : Quelle était la position du CNPF ce matin pendant ce tour de table à Matignon ?

R. : Ce n'est pas une surprise : depuis le début, le CNPF est intéressé par les propositions gouvernementales. Évidemment, il soutient le dispositif Balladur.

Q. : Combien de jeunes sont concernés par ce CIP ?

R. : Sur la base des chiffres en notre possession, ça concerne autour de 700 000 à 750 000 jeunes. C'est quand même quelque chose de considérable. Ça ouvre des perspectives au patronat extraordinaires, pour peser sur l'ensemble des salaires, tirer les salaires vers le bas et engager un processus de non-reconnaissance des qualifications pour ces jeunes. C'est dramatique.

 

Jeudi 3 mars 1994
Europe 1

Q. : Vous avez menacé hier de quitter la table-ronde de Matignon si E. BALLADUR ne retirait pas son contrat d'insertion professionnelle. Vous êtes toujours décidé à le faire ?

R. : C'est une partie très importante qui se joue et dans la mesure où toutes les forces syndicales, toutes les forces sociales vives de ce pays sont contre le SMIC-jeunes, si la réponse du gouvernement reste ce qu'elle est sur les bases actuelles de l'argumentation du Premier ministre, il est évident que la logique doit conduire toutes les organisations syndicales à dire : on ne discute plus !

Q. : Vous êtes très en colère déjà ce matin !

R. : Oui, parce que c'est très grave ! Ce que fait le gouvernement, c'est quelque chose qui est grave pour l'immédiat et surtout pour l'avenir.

Q. : Vous êtes donc d'accord avec J. CHIRAC qui dit ce matin dans la Dépêche du Midi : "Si l'on doit permettre aux entreprises d'embaucher des jeunes gens avec un salaire qui soit inférieur au SMIC, il faut que la différence soit la contrepartie d'un vrai service rendu par l'entreprise pour former ce jeune ou mieux l'insérer".

R. : II y a un peu de lucidité dans tout ça. En définitive, le gouvernement essaie d'accréditer l'idée que ce qu'il met en place, c'est un dispositif qui va permettre de donner une formation aux jeunes. J'ai sous les yeux des articles qui sont sortis en début de semaine et qui traitent de la fameuse formation en alternance : une partie à l'école et une partie dans les entreprises. Savez-vous ce que disent les patrons : "N'en jetez plus, on n'en veut plus de cette forme-là !" Pourquoi ? Car dans toutes les entreprises, c'est la chasse au temps mort, la pousse à la productivité, la recherche d'aller toujours plus vite. Comment, à partir de là, va-t-on nous faire croire, que ce fameux CIP ne va pas se traduire par un comportement que l'on va retrouver partout. Les patrons vont les faire travailler à 80 % du SMIC.

Q. : Il n'y a pas que vous qui êtes en colère. Vous avez entendu sans doute les propos de L. REBUFFEL, président de la CGPME et pour lui, Le CIP devrait permettre à 100 000 jeunes dc trouver un emploi.

R. : Il est moins fort que GATTAZ son prédécesseur au CNPF qui lui avait dit : si on nous autorise à licencier, à créer des emplois au rabais, on va créer 600 000 emplois. Résultat : on a 3,5 millions de chômeurs recensés, 7 millions d'hommes et de femmes qui sont aujourd'hui hors du champ normal du travail. Voilà le résultat de cette politique !

Q. : C'est un peu de la polémique tout ça non…

R. : Ce sont des statistiques.

Q. : Regardez l'Allemagne où il y a l'apprentissage, qui sert un peu de modèle, aujourd'hui, avec cette affaire du CIP. En Allemagne, 5 % de jeunes seulement sont au chômage, en France, c'est près de 23 %. Il faut donc bien faire quelque chose !

R. : Mais ce n'est pas seulement au niveau des jeunes qu'il y a des différences. Nous venons de traverser une période où, la croissance équivalente, l'Allemagne a créé des emplois, la France a créé des chômeurs.

Q. : L'Allemagne n'a pas un SMIC unique et indivisible, mais plusieurs SMIC.

R. : Ça n'empêche pas que le niveau des salaires en Allemagne est plus élevé qu'en France.

Q. : C'est bien la preuve qu'en France plusieurs SMIC ne font pas automatiquement baisser les salaires.

R. : Mais vous n'allez pas faire croire que c'est parce que l'on paye des salariés moins de 5 000 francs par mois que les entreprises sont en difficulté !

Q. : Je dis qu'il n'y a pas de salaire minimum unique et indivisible en Allemagne et qu'en Allemagne, les salaires sont supérieurs, vous venez de le dire et il y a moins de chômage.

R. : Oui, mais s'ils sont supérieurs en Allemagne, ça n'a rien à voir avec l'existence ou pas d'un salaire minimum unique en France. Je sais bien que le patronat voudrait pouvoir payer en Lozère, dans les Pyrénées-Atlantiques, dans le Sud-Ouest, des salariés à 80, 60 ou 50 % du SMIC. Si on les laisse faire, ils vont faire travailler gratuitement ! Ça commence déjà.

Q. : Mais n'y a-t-il pas trop de rigidité en France. On a plus de chômage qu'au Japon, qu'en Allemagne, qu'aux USA où depuis 1991, 3 millions d'emplois ont été créés ?

R. : Mais que met-on derrière ce mot ? Quels sont ces emplois qui ont été créés aux USA ! Des emplois précaires, des petits boulots, tout le monde le reconnaît voyons ! Et on essaie de nous faire accepter en guise de développement de la formation ou de l'apprentissage, un système que les Allemands sont en train d'abandonner aujourd'hui.

Q. : Mettons-nous cinq minutes à la place des jeunes, et des jeunes futurs chômeurs, futurs exclus : ne vaut-il pas mieux un petit boulot que pas de travail du tout ? Un petit boulot que le RMI ?

R. : Je me refuse à céder à la démagogie. Je dis ceci : toutes les mesures qui ont été prises par le gouvernement – abaissement des charges, cadeaux aux entreprises – n'ont jamais conduit à créer des emplois, les chiffres le prouvent. Ceci, pour une raison très simple. Un employeur embauche s'il a du travail à donner à ceux ou celles qu'il veut embaucher.

Q. : Quand on regarde la vérité en face aujourd'hui, elle est effarante : sur une population active jeune de 3,2 millions, on compte 1,4 million de jeunes en chômage ou en emploi précaire, près d'un jeune sur deux ! C'est une catastrophe nationale, il faut faire quelque chose, que proposez-vous ?

R. : Mais dites-donc, qui est responsable de cette catastrophe nationale ! Si on est là, c'est bien parce que depuis des années, on conduit, dans ce pays, une politique qui facilite les licenciements, les suppressions d'emplois. Vous trouvez normal, vous, qu'une entreprise se paye le luxe de licencier avec l'accord de l'inspection du travail et le soutien de gouvernement, alors qu'elle fait des profits, qu'elle continue de proposer des heures supplémentaires, des exemples comme ceux-ci il y en a plusieurs ; Vous trouvez ça normal ! Et vous croyez que ce sont les CIP qui vont régler cette question ?

Q. : Êtes-vous sûr que c'est en diminuant le temps de travail, en augmentant les salaires que l'on va créer des emplois ?

R. : Nous ne disons pas que cette seule mesure va nous permettre de sortir de la situation. Je dis que la réduction du temps de travail, sans perte de salaire, car aujourd'hui c'est possible, car les statistiques que vient de publier le ministère de l'Économie, montrent que la France est le deuxième pays au monde, après les USA, du point de vue de l'augmentation de la productivité, donc la réduction du temps de travail sans perte de salaire, est une condition incontournable si l'on veut sortir de cette situation.

Q. : Ne faudrait-il pas commencer à envisager une représentation syndicale pour les exclus, les chômeurs, tous ceux qui ne parlent pas ?

R. : Je dois vous dire que la CGT est décidée à faire tous les efforts pour que les chômeurs puissent s'organiser, se faire entendre et on n'a pas fini d'en parlez croyez-moi !

 

Vendredi 4 mars 1994
RMC

Q. : Vous aviez tellement menacé de quitter la réunion de Matignon avant d'y entrer que je me demande si vous n'aviez pas décidé de la quitter quoi qu'il arrive juste avant le journal télévisé ?

R. : C'est une question qui restera toujours sans réponse puisqu'en définitive nous avons quitté la séance hier, tout simplement parce que les propositions sur lesquelles se battait le gouvernement étaient pour nous absolument inacceptables. Ce n'est pas négociable de laisser s'instaurer dans ce pays une entrée de la jeunesse dans la vie active à 80 % du SMIC.

Q. : Pourquoi avoir quitté la réunion avant de connaître la fin ?

R. : On savait ! Dès l'instant où la question posée dès le départ était très claire, nous avons dit au gouvernement : "La seule réponse que vous pouvez donner au mécontentement qui est en train de grandir à la fois dans la jeunesse et dans le monde du travail, c'est de retirer votre décret". Il a dit : "Pas question ! La loi est maintenue. Le décret est maintenu". Que reste-t-il à négocier après cela ?

Q. : Tout le monde dit ce matin qu'E. BALLADUR a révisé son projet.

R. : je demande à ce qu'on regarde la copie et qu'on mette de bonnes paires de lunettes. Le fond de ce projet, c'est de créer les conditions pour que l'essentiel des jeunes qui galèrent puissent être embauchés par les patrons à 80 % du SMIC. Cela reste. Ce que le gouvernement se propose de changer, c'est ce qui avait été rajouté après concernant les jeunes diplômés qu'on se proposait de faire embaucher à 80 % du SMIC. Devant l'énormité du scandale, on est revenu à 80 % du salaire conventionnel, dont chacun sait bien que, pour une grande part, certains sont au niveau du SMIC. On va recruter des Bac + 2 ; Bac + 3 ; Bac + 4 au SMIC. Le patronat va bel et bien utiliser ces jeunes, les utiliser et les faire travailler, gagner beaucoup d'argent sur leur dos.

Q. : N'est-ce pas mieux que d'être au chômage ? E. BALLADUR disait cela hier soir : ils n'ont jamais travaillé avant. N'est-ce pas mieux que rien ?

R. : Ces jeunes sont mis entre parenthèses. Ils sont au chômage, on les met entre parenthèses pendant un an en les faisant travailler au niveau du SMIC pour les jeunes diplômés, à 80 % du SMIC pour les autres, mais sans garantie d'emploi. Sans garantie de formation. Sans débouchés sur un réel emploi. Après où vont-ils ? Au chômage ! Qu'on ne vienne pas dire qu'il s'agit d'une mesure qui va permettre de combattre le chômage. C'est une mesure qui va faciliter tous les comportements que l'on constate dans les entreprises et qui vise à faire travailler les jeunes et les moins jeunes le moins cher possible et à remplacer chaque fois qu'on le peut des salariés à temps complet, qui ont une qualification, dont on a été obligé de payer la qualification, par des sous-salariés qu'on utiliser avec des salaires au rabais.

Q. : Contestez-vous le principe qu'on puisse payer un peu moins cher quelqu'un qui débute dans une profession si la baisse de ce salaire est équivalente à une formation qui lui est donnée dans l'entreprise ? N'est-ce pas une bonne idée sur le plan du principe ?

R. : Ce qui est une bonne idée, c'est la recherche de moyens pour développer des actions de formation en entreprise. Nous n'avons jamais contesté la nécessité de travailler et de rechercher des solutions de ce côté-là. Cela suppose qu'il y ait dans des entreprises des formateurs compétents avec du savoir-faire, du temps, des moyens. Cela n'existe pas actuellement. Un exemple permet d'éviter tout procès d'intention : les contrats en alternance. Les bilans qui viennent de s'établir sur les contrats en alternance montrent que c'est un fiasco parce que les employeurs refusent de mettre à la disposition de ces jeunes les moyens en formation nécessaires. Pénaliser au niveau de leur rémunération les jeunes parce qu'ils sont jeunes et en plus parce qu'ils sont chômeurs, c'est complétement inadmissible !

Q. : Instituer des tuteurs contrôlés par l'État pour former les jeunes ne justifie-t-il pas une décote de 20 % du salaire d'embauche ?

R. : Nous verrons comment se précise la définition du tuteur et les moyens de contrôle qu'indique le gouvernement. Je constate que depuis que le gouvernement décide de cadeaux aux entreprises, il n'a jamais demandé de contrepartie, ni de mesures contraignantes, ni aucun garde-fou.

Q. : Hier, en partant, vous avez, seul, eu raison contre tout le monde ?

R. : La CGT ne pouvait pas cautionner la poursuite d'une discussion qui allait bel et bien donner l'illusion qu'on négociait alors qu'on habillait un décret qui garde toute sa nocivité. Je n'ai pas été surpris quand j'ai entendu les dirigeants syndicaux sortir de la réunion en disant : c'est l'échec parce que le gouvernement résiste sur l'essentiel et parce que le patronat ne veut pas bouger de position. Les seules modifications qui sont intervenues telles que nous le voyons ce matin l'ont été à cause des manifestations dans toutes les villes de France hier. C'est cela qui a fait bouger le gouvernement.

Q. : Tous les autres syndicats – sauf vous – ont "cédé à l'illusion de la négociation" pour reprendre votre expression ?

R. : Je ne porte pas de jugement sur ce qu'on fait les autres. C'est une bataille de longue haleine. L'objectif est clair : il faut absolument obtenir l'abrogation de ce décret. Pour y parvenir nous allons continuer tout ce que nous avons déjà entrepris pour réaliser l'unité d'action la plus large. Mais hier, j'ai considéré qu'il était du devoir de la CGT de marquer un coup d'arrêt à une opération qui prenait quand même un singulier caractère d'illusion.

Q. : Quand vous avez entendu le Premier ministre, hier soir, dire qu'il avait "le sentiment d'avoir en face de lui une société complètement bloquée qui s'oppose par principe à toute réforme, même lorsqu'elle est indispensable", vous sentez-vous visé par cette remarque ?

R. : Sûrement pas ! Il y a assez longtemps que nous ne nous sommes pas trouvés en présence d'une proposition de réforme qui aille dans le sens d'une amélioration de la situation. Toutes les mesures et les dispositions sur lesquelles, pour le moment, travaille le gouvernement, sont des mesures et des dispositions dont on a la preuve qu'elles ont contribué à enfoncer encore plus le pays dans des difficultés ! Je n'ai pas du tout l'impression d'être un archaïque quand je me bats pour que les jeunes puissent rentrer dans la vie active avec un salaire digne de ce nom.

Q. : C'est exactement ce que dit E. BALLADUR ! Il se bat "pour que les jeunes puissent entrer dignement dans la vie active avec un salaire normal".

R. : Et lui, il les met à 80 % du SMIC ! C'est la différence entre nous.

Q. : Il dit qu'il les forme.

R. : La preuve qu'ils ne sont pas formés, c'est que malgré tous les contrats qui ont été mis en place, on est encore en présence de difficultés.

Q. : Sur le terrain, vous allez dorénavant accentuer l'opposition de la CGT à la politique de M. BALLADUR,

R. : Ce n'est pas une pétition de principe : c'est vraiment à partir des revendications telles que les salariés les expriment que se construit l'action syndicale et que nous voulons construire l'action collective. Nous préparons une grande manifestation pour le samedi 12 mars et nous la préparons sur les thèmes du droit au travail, le droit de vivre, sur des exigences sur lesquelles se retrouvent l'énorme majorité des hommes et des femmes de ce pays.

Q. : Comment faire pour qu'un jeune sur quatre ne soit plus au chômage ?

R. : 1) Il faut commencer par relancer la consommation. On a accordé une prime de 5 000 francs pour permettre une accélération du changement des automobiles. Tout le monde reconnaît qu'effectivement, c'est bien un problème de baisse de consommation qui empêche les gens d'acheter. 2) Il faut arrêter les décisions de casse. Dans une région comme la Provence-Alpes-Côte d'Azur on est en train en ce moment de casser Sud-Marine et d'empêcher de redémarrer la Ciotat, alors que tous les chiffres prouvent qu'il y a des perspectives du point de vue de la construction navale lourde et de la réparation navale.

Q. : Vous n'êtes jamais passé dans cette émission sans avoir évoqué Sud-Marine et la Ciotat : c'est fait, bonne journée !

 

4 mars 1994
L'HUMANITÉ

Louis Viannet : pas d'aménagement possible

Q. : Vous avez quitté Matignon en fin de matinée. Pourquoi ?

R. : Les raisons en sont simples. Dès le début des discussions, nous avons indiqué au gouvernement que la vigueur des réactions, l'unanimité des critiques portées contre le texte par l'ensemble des organisations syndicales, associations de jeunesse, ou de parents, ne pouvaient conduire qu'à une seule réponse : le retrait ou l'abrogation du décret. Après un tour de table qui a souligné l'isolement du camp patronat-gouvernement, le Premier ministre a réaffirmé le maintien de la loi, le maintien du décret et il a suggéré que les aménagements pourraient être envisagés dans un décret complémentaire portant sur la définition du tutorat, une différenciation plus marquée entre jeunes diplômés et jeunes sans formation, sans rien changer au fondement même du texte, c'est-à-dire en laissant intacts ses aspects les plus pervers. On nous proposait donc de participer, à un simple habillage du texte, tout en donnant l'impression que se déroulait une vraie négociation alors que des milliers de jeunes, de salariés, s'apprêtaient à défiler pour crier leur exigence de véritables mesures antichômage. L'échec de la suite des discussions conforte notre décision.

Q. : Quelles propositions faites-vous à propos du chômage et des salaires ?

R. : Soyons clairs. Nous ne sommes pas opposés, par principe, à des actions de formation en entreprise pour des jeunes qui en ont besoin. Mais encore faut-il bien s'entendre. Les formateurs doivent avoir compétence, savoir-faire et surtout moyens, c'est-à-dire du temps à consacrer à ces jeunes. Ces qualités doivent se payer, la formation doit être suivie et déboucher sur du concret. Or, les CIP n'offrent ni garantie de formation, ni garantie de l'emploi. La seule chose qui soit claire, c'est l'amputation de la rémunération. En fait, ce n'est rien d'autre qu'un contrat à durée déterminée au rabais. Au risque de nous répéter, pour que des dispositions aient une portée, il faut un contenu contraignant pour les employeurs : donner de l'argent, beaucoup d'argent par le biais de l'allègement des chartes ou des salaires au rabais ne crée par la queue d'un emploi, mais encourage au contraire plans de licenciements et spéculation financière. C'est ce qui se passe aujourd'hui. Est-ce un hasard si, parallèlement aux CIP, le patronat relance la campagne sur la régionalisation du SMIC ? En clair, la loi du marché est : "Plus il y a de chômeurs, moins je paie ceux et celles que je fais travailler." Ainsi, les régions les plus frappées se retrouveraient avec un SMIC à moins 20 %, 30 % ou 40 %. Or, ce pays a besoin de reprise de la consommation, de crédits moins chers pour les ménages, d'augmentation des salaires, de réduction de la durée du travail sans perte de salaire. Ce n'est pas vraiment de ce côté-là que s'orientent gouvernement et patronat.

Q. : Quelle suite envisagez-vous pour la mobilisation en cours ?

R. : Beaucoup de choses peuvent se passer dans les prochains jours. En tout état de cause, le 12 mars constituera un prolongement dynamique. Actuellement, une trentaine d'organisations, associations de jeunes, de parents, de familles, appellent à son succès. Je rappelle que cette initiative a mûri à partir de la prise en compte des réalités du chômage, de l'exclusion, de la précarité, de la dégradation des conditions de vie et de travail, bien avant la publication des derniers décrets. La mobilisation de ces derniers jours témoigne d'une volonté profonde de donner maintenant beaucoup de force aux premières prises d'élan du mouvement revendicatif. Je souhaite que l'unité d'action déjà réalisée se renforce et s'élargisse encore.

 

11 mars 1994
LE PARISIEN

Viannet : la crise s'accélère

Avant la manif de la CFDT, de FO, de la CFTC et à nouveau des étudiants le 17 mars, la CGT appelle samedi à une manifestation "sur le droit au travail et à la vie". Louis Viannet, secrétaire général, prévoit une mobilisation record.

Q. : La CGT est une quarantaine d'organisations manifestent demain. Attendez-vous une forte mobilisation ?

R. : C'est par centaines de milliers que les gens vont descendre dans la rue le 12 mars. Vraiment par centaines de milliers. Sur la base du nombre de cars et de trains déjà commandés, nous estimons que la manifestation devrait se situer à un niveau comparable à celle du 16 janvier pour l'école. Ce mouvement s'inscrit d'ailleurs directement dans la continuité des luttes qui se sont déroulées à l'automne, en janvier et tout récemment autour du Smic jeunes.

Q. : À travers les contrats d'insertion professionnelle, vous mettez en cause l'ensemble de la loi quinquennale pour l'emploi. Pourquoi ?

R. : Je pense que la bataille autour du Smic jeunes joue un rôle de révélateur sur la société de cette loi quinquennale. La mobilisation qui s'est faite et qui va se prolonger autour de ce décret me fait penser qu'on peut mettre en échec l'application de la loi même. Je rappelle que la quarantaine de textes à publier touche à des choses décisives comme l'annualisation du calcul de la durée du travail, le repos dominical, la représentation des salariés… Au fur et à mesure de leur publication, le Premier ministre va se casser la figure. Il ne pourra pas appliquer sa loi.

Q. : Vous avez claqué la porte de la table ronde de Matignon. La CGT n'est-elle pas du coup isolée par rapport aux autres syndicats ?

R. : Notre objectif, partagé par beaucoup, était d'obtenir l'abrogation du décret sur le Smic jeunes. Le Premier ministre a dit non, nous ne pouvions pas rester. Raisonnablement on ne peut pas participer à l'aménagement de l'inacceptable. L'inacceptable, ça se combat, ça ne s'aménage pas ! Nous allons créer les conditions pour en imposer l'abrogation. Le rôle du syndicalisme n'est pas de faciliter l'habillage pour permettre la mise en œuvre d'un décret inacceptable, c'est d'empêcher qu'il soit appliqué. Quelle que soit la position prise à Matignon par les uns et par les autres, toutes les organisations syndicales continuent d'appeler à la lutte.

Q. : Quels éléments concrets vous permettent-ils d'affirmer cela ?

R. : Je pense que les conditions vont se préciser pour une grande initiative de tous parce que la situation nous y pousse. Sur les aspects les plus forts de la situation actuelle, l'emploi, avec la loi quinquennale, le mécontentement sur la baisse du pouvoir d'achat… Il y a le 12 mars, la perspective du 17 mars, celle d'une action fin mars et probablement courant avril. À un moment donné tout le monde devrait se retrouver sous le même mot d'ordre.

Q. : Comment justifiez-vous cette subite levée de boucliers contre des "atteintes aux acquis sociaux" qui pourtant ne datent pas seulement d'aujourd'hui ?

R. : Je vous rappelle les nombreuses critiques que nous avons portées contre les gouvernements précédents ; Mais aujourd'hui nous vivons une phase d'accélération. Accélération de la crise, des difficultés. Donc duite en avant dans la mise en œuvre des dispositions qui tournent toutes autour de la même logique : la baisse du coût du travail. Tout est fait pour faire travailler les gens en les payant moins, en ne reconnaissant plus les diplômes ou en leur imposant des heures supplémentaires gratuites.

Q. : Après tout si cela permet de créer des emplois !

R. : Soyons sérieux, on a passé le cap des trois millions de chômeurs il y a deux ans, les experts parlent désormais de celui des quatre millions. Avec l'augmentation du nombre de chômeurs on constate une progression de la durée moyenne d'inactivité, du nombre de catégories concernées. Il y a aussi le développement de la précarité, du temps partiel, des CDD, des petits boulots, des stages en tout genre. Voilà ce qui passe réellement. D'ailleurs aujourd'hui le chômage n'est plus considéré comme une situation marginale mais comme une classe sociale identique aux autres. Ça, ce n'est pas tolérable.