Texte intégral
La France a ôté la dernière à donner une victoire au camp conservateur. Celui-ci, depuis, a été partout défait : Norvège, Australie, Espagne, Grèce, Canada en 1993. Déjà, en 1994, la Finlande comme le Costa Rica viennent de se choisir des présidents sociaux-démocrates L'Italie vote à la fin du mois, la Suède en septembre, l'Allemagne en octobre et dans tous ces pays, sans oublier la Grande-Bretagne où le scrutin viendra plus tard, la gauche est en bonne position.
Une hirondelle n'annonce pas le printemps, mais un vol d'hirondelles peut-être. S'agit-il d'une sorte de mode, qui mondialiserait les tendances politiques au même titre que le jean, les mouvements de capitaux, le rock ou l'information ? Cela s'analyse. Que la planète aille mal est une évidence. L'arrêt de la croissance dans une partie du monde développé, les dérèglements financiers massifs, le chômage intolérable en Europe et récemment apparu au Japon, l'Afrique ancrée au point mort de la désespérance, telles sont les caractéristiques dominantes dans l'ordre économique.
Mais les inquiétudes collectives ne concernent pas seulement l'économie. L'insécurité, la délinquance, la drogue, le SIDA, la peur de la marginalité, la crise urbaine frappent nos sociétés modernes. Le mal de vivre qui en résulte s'aggrave encore, dans la plupart des familles, d'une angoisse fondée pour l'avenir des enfants.
Et les difficultés de la communauté internationale à imposer la paix là où elle est rompue, ou menace de l'être, parachève jusque dans l'horreur cette vision d'une société contemporaine impuissante à se maîtriser elle-même.
Qu'y a-t-il de commun à tous ces constats, sinon partout, l'incapacité des "pouvoirs publics" à faire ce qu'on attend d'eux ? Leur fonction immédiate est de protéger et ils ne protègent plus. Leur fonction immédiate est de protéger et ils protègent plus. Leur fonction médiate est de prévoir et préparer l'avenir, et ils n'ont ni l'intelligence de le prévoir, ni la force de le préparer.
En d'autres termes, l'humanité n'a pas su s'organiser et faire évoluer ses structures de pilotage – pouvoirs publics nationaux et organisations internationales – au rythme qu'exigeait la rapidité des changements technologiques, économiques et politiques du monde.
À ce décalage, il y a de nombreuses raisons Une me paraît dominante c'est la place qu'a prise dans les affaires du monde, pendant quarante-cinq ans, la lutte contre le communisme.
Sur le plan international, la chose est évidente. La lutte contre le communisme, contre la menace de guerre nucléaire qu'il faisait peser sur la planète, a mobilisé un demi-siècle d'énergies. Surtout, cette lutte ne pouvait s'organiser que sous domination américaine et, pour éviter des complications, laissait de côté les nations hésitantes et notamment les grands du tiers-monde, De là découle l'absence de toute évolution de l'ONU, dans ses formes d'organisation et de décision, la non mise en place du comité des chefs d'état-major prévu dès 1948 et l'inexistence de la police des nations dont l'idée était pourtant esquissée dans la Charte. Ainsi, même lorsque surgissent des crises qui ne relèvent plus de la confrontation Est-Ouest, comme au Moyen-Orient, en Somalie ou en Bosnie, l'ONU, par suite de ce long blocage, n'est pas en mesure de les traiter comme il conviendrait à une organisation moderne,
La vague incontrôlée des dérégulations
Il en va largement de même sur le plan économique. Le communisme s'est effondré sur lui-même, assurant ainsi la victoire de la guerre froide à la coalition des forces qui s'affirment, politiquement, au nom de la démocratie et, économiquement, au nom de la libre entreprise. L'implosion de l'URSS à évidemment eu des causes multiples, mais l'une des principales a été l'asphyxie résultant de l'impossibilité d'assurer à la fois les charges de la course aux armements et le développement économique et social de la population. Aussi, dans cet effondrement, faut-il bien reconnaître que les forces du marché ont joué un rôle plus déterminant que celles de la démocratie.
Cette alliance circonstancielle entre les forces économiques libérales et les forces politiques démocrates – qui sont loin de coïncider toujours – les a amenées à un demi-siècle d'interpénétration. Et de cette interpénétration sont issues au moins deux connotations idéologiques fortes.
Le combat initial contre le communisme a peu à peu cédé la place à la mise en cause de la toute-puissance de l'État, laquelle, d'étape en étape, a conduit à mettre en doute la légitimité même de l'intervention économique. Par principe, tout défenseur d'un projet tendant, par l'encadrement réglementaire, à améliorer les conditions de vie économique et sociale, était aussitôt accusé de faire le lit de "l'économie administrée", dans lequel le communisme ne tarderait pas à se glisser. La confusion constamment entretenue entre socialisme démocratique et communisme a joué un grand rôle dans cette affaire. Qu'importe que les socialistes, partout, aient été les premiers à être emprisonnés ou assassinés au lendemain des prises de pouvoir communistes, la synonymie suggérée était trop commode pour qu'on y renonçât. Ainsi, toujours suspects de vouloir administrer l'économie, les socialistes ont dû donner des gages. Et la pression a parfois été telle que la volonté de se dédouaner a pu les conduire, non seulement à ne pas faire ce qui aurait été utile, mais encore, parfois, à aller au-delà de ce qu'osaient les libéraux eux-mêmes.
La seconde connotation idéologique consiste en ceci que les forces économiques dominantes sont parvenues à imposer au monde entier l'idée que le marché serait d'autant plus efficace – notamment pour faire prévaloir ce modèle contre celui d'adversaire communiste – connaîtrait moins d'entraves. C'est là qu'a pris sa force la vague incontrôlée des dérégulations, déréglementations et autres privatisations qui nous submerge depuis une quinzaine d'années. C'est la même vision qui explique l'étonnante négociation du GATT qui tenait pour acquis un monde devant vivre sous la loi du libre-échange général, sans que soient prises en considération les inégalités, pourtant énormes, de développement ou de protection sociale, pas plus que les variations des niveaux relatifs des monnaies. Ce sont là des myopies que nous, citoyens du monde, risquons de payer fort cher dans un avenir proche.
Les effets intolérables d'un chômage massif
C'est à cette même vision que nous devons aussi et l'anarchie totale du système financier mondial, et les théories monétaristes qui soumettent le gouvernement des hommes à une mathématique inhumaine.
Ainsi se paie aujourd'hui le prix de cette alliance fusionnelle qui, dans l'opposition conjointe au défi communiste, a réuni démocrates et libéraux. Son centre de gravité s'est déséquilibré en faveur du libéralisme, provoquant l'abandon du rôle de l'État comme garant de la cohésion sociale au sein de chaque nation.
La volatilité anarchique des monnaies dissuade des accords de longue durée en matière commerciale, encourage les opérateurs financiers et accule les États à donner priorité absolue à des soldes à court terme. La croissance ou l'emploi deviennent ainsi seconds, Tout comme l'intérêt général dont le concept même s'évanouit, érodé, voire disqualifié, par les déréglementations qui laissent les spéculations ou les anticipations les plus hasardeuses faire la loi sur le marché tandis qu'elles diminuent la sécurité, celle des petits épargnants en Bourse comme celle des passagers des transports maritimes ou aériens.
Tous les dommages en résultent. La protection sociale menacée, l'environnement dégradé, les territoires déséquilibrés suffiraient déjà à justifier qu'on réagisse. Mais que dire des effets intolérables d'un chômage massif ? Destins avortés pour les jeunes, destins brisés pour les moins jeunes, extension de la drogue, de la délinquance, insécurité pour tous, avenir angoissant… Et il demeure convenable de désengager l'État de la vie économique et sociale !
De ces constats, quelles conclusions ? La civilisation progresse en se donnant des règles. La liberté, comme l'écrivait Saint-Exupéry, n'est pas celle d'errer dans le vide, mais bien celle de choisir sa voie, avec ses bornes, ses limites. Ce constat d'évidence vaut pour la vie économique aussi, domaine particulier de la violence sociale Or l'humanité contemporaine s'est laissée prendre aux pièges de la non-organisation, de la non réglementation, du mythe selon lequel la somme algébrique de tous nos comportements de producteurs ou de consommateurs aboutit au meilleur équilibre possible, celui que constate le marché.
Dans cela disparaît toute aspiration à maîtriser une destinée, à assurer une cohésion sociale, et s'estompe même la volonté de vivre ensemble qu'incarnent des pouvoirs publics démocratiques. C'est parce que le balancier est allé beaucoup trop loin dans ce sens que ceux qui l'ont poussé sont aujourd'hui écartés du pouvoir dans un nombre croissant de nations.
Et c'est pour préparer un autre avenir qu'il faut bâtir la société solidaire. C'est le seul enjeu qui vaille. La société solidaire sera le fruit d'une compréhension, d'une volonté et d'un idéal. Comprendre que dans solidaire il y a et "solide" et que les liens tissés entre individus, entre nations, entre générations se renforcent du profit que chacun en tire. Vouloir qu'une pensée et un but guident l'action et séparant le bon grain des efforts utiles de l'ivraie des réponses au jour le jour. Un idéal, celui d'une société de partenaires où n'existent pas d'un côté ceux qui donnent et de l'autre ceux qui reçoivent, mais où tous donnent et reçoivent.
Voilà le "pourquoi ?" de la société solidaire. Les autres questions – comment ? Sur quoi ? Quand ? etc. – viendront chacune à son tour.