Interviews de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, dans "Le Point" du 10 septembre 1994 et dans "Le Monde" du 19 septembre, sur la prochaine diffusion d'une circulaire aux chefs d'établissements à propos du port du foulard islamique et sur les relations entre l'école et les collectivités locales à propos des rythmes scolaires.

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Média : Le Point - Le Monde

Texte intégral

"Plus de voile à l'école"

LE POINT : Nous voudrions vous mettre sur le gril à propos de l'affaire de Vendôme.

François Bayrou : Laissez-moi d'abord vous dire deux ou trois choses. A-t-on le droit d'être musulman en France ? Oui. Ils sont 5 millions dont nous devons respecter la culture et la foi. Mais il faut leur faire comprendre que, dans notre société, la foi est du domaine du privé. Notre choix de société impose la séparation entre la foi et la loi ; le choix de la République, en outre, est de ne pas laisser la France se constituer en communautés séparées.

LE POINT : Fort bien. Mais les avis du Conseil d'État et les jugements des tribunaux administratifs aboutissent justement au résultat inverse.

F. Bayrou : C'est vrai. C'est cette jurisprudence qui crée le problème, ainsi qu'une impression de faiblesse face à des mouvements qui sont ressentis comme des provocations. Ces décisions sont perçues avec amertume par les enseignants et les chefs d'établissement. Ils sont en première ligne et ont l'impression qu'on les prive des moyens de gérer réellement ces incidents.

LE POINT : Vous êtes donc hostile aux décisions de la justice administrative ?

F. Bayrou : Sans doute, en lisant l'avis du Conseil d'État de 1989, voit-on qu'il est équilibré, et donne des moyens légaux de décisions fermes. Mais l'impression laissée par les décisions administratives est contraire, et cette incertitude n'est pas saine. Je ne souhaite pas laisser plus longtemps les chefs d'établissement assumer des épreuves de force tout en étant désarmés. Je tiens à prendre moi-même la responsabilité de nos deux options : respect de la foi musulmane et des jeunes pour qui la conviction religieuse est importante, mais refus de laisser la société française changer de nature. L'histoire et la volonté de notre peuple ont construit une société une et laïque, en particulier à l'école, et c'est un croyant qui vous le dit. Nous ne pouvons donc pas laisser dériver la situation.

LE POINT : Qu'allez-vous donc faire pour que ne se reproduisent pas, comme à Vendôme, des situations provoquant des affrontements dans une ville jusqu'alors tranquille ?

F. Bayrou : Mes instructions aux chefs d'établissement vont être très claires. Nous pouvons accepter à l'école des signes religieux discrets, cela s'est toujours fait. Pas des signes si ostentatoires qu'ils séparent les jeunes entre eux.

LE POINT : Est-ce que vous comptez les voiles islamiques parmi ces signes ostentatoires ?

F. Bayrou : Oui.

LE POINT : Qu'allez-vous faire d'autre ?

F. Bayrou : Faire œuvre d'éducation avant de faire œuvre de répression et d'exclusion. Et je pense en particulier à l'éducation civique. L'école est l'école de tous. Ceux qui la fréquentent ne doivent pas seulement cohabiter, mais vivre ensemble. Nous devons aussi veiller à ne pas choquer. Par exemple, lors des cours d'éducation physique, prendre des précautions suffisantes pour que filles et garçons se trouvent séparés dans les vestiaires de manière à ce que la pudeur des uns et des autres ne soit pas froissée.

LE POINT : Et si l'éducation, comme vous dites, ne suffit pas ? Et si les tribunaux continuent d'empêcher les proviseurs de refuser les voiles dans leurs établissements ?

F. Bayrou : Si les tribunaux administratifs continuaient à annuler ces décisions, il faudrait que le Conseil d'État soit saisi. Non pas, cette fois, pour donner un avis, mais pour faire jurisprudence. La volonté nationale sur ce point me paraît trop massive pour être ignorée.

LE POINT : Est-ce que le mieux ne serait pas que le pouvoir politique fasse son travail et prenne toutes ses responsabilités en faisant voter une loi ?

F. Bayrou : Ce ne devrait être envisagé que si les jugements administratifs restaient ce qu'ils sont. J'ai l'espoir que cette jurisprudence puisse changer.

 

19 septembre 1994
Le Monde

FRANÇOIS BAYROU : "IL FAUT AMÉLIORER L'ÉCOLE PLUTÔT QUE LA DOUBLER"

François Bayrou, ministre de l’Éducation nationale et président du conseil général des Pyrénées- Atlantiques, lance, cet automne, une consultation dans tous les conseils d'établissement sur l'aménagement du temps scolaire. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il précise sa conception des relations entre l'école et les collectivités locales.

Q. : Depuis quelques années, les collectivités locales se sont engagées de plus en plus nettement sur le terrain de l'école en multipliant les interventions complémentaires de l'éducation nationale et les dispositifs de soutien aux élèves, notamment dans les zones difficiles. Le débat rebondit aujourd'hui sur la question des rythmes et de l'organisation du temps scolaire. Quel doit être, à vos yeux, le rôle des collectivités locales dans ce domaine ?

R. : Une réponse de méthode, tout d'abord. Ma conviction profonde est qu'il n'y a pas de solution uniforme, pour l'ensemble de l'Hexagone, du problème du temps scolaire. Il faut tenir compte de la diversité des situations locales, des contraintes différentes liées à l'urbanisation, à la sociologie, etc. Le principe essentiel de mon action dans ce domaine découle de ce constat : il convient de dégager des marges de liberté pour que le service public de l'éducation nationale et les collectivités locales décident ensemble, cas par cas, et dans l'intérêt des enfants. C'est bien l'objectif de la consultation qui va se dérouler cet automne, à ma demande, dans tous les conseils d'établissement, et notamment les conseils d'école.

En outre, il est indispensable – et le débat de ces prochaines semaines doit y contribuer – de dépasser, de désamorcer la dimension fantasmatique trop fréquente. Prenez l'exemple de la semaine scolaire de quatre jours. On confond les sujets. La question du samedi et celle des quatre jours sont distinctes. Vous avez d'abord la question du samedi. Pourquoi le souhait qu'il n'y ait plus classe le samedi matin s'exprime-t-il si largement et dans tous les milieux ? Parce que c'est bien le samedi que les parents qui ne travaillent pas ce jour-là peuvent rencontrer leurs enfants. D'ailleurs, dans les 15 % à 20 % d'écoles qui ont adopté cette nouvelle organisation de la semaine scolaire, l'indice de satisfaction, chez les parents comme chez les enseignants, est très élevé, de l'ordre de 90 %.

Comment choisir, ensuite, la façon la plus pertinente de remplacer ce temps du samedi matin : certains le reportent sur le mercredi matin, d'autres raccourcissent les vacances. Il n'y a pas là matière à s'engager dans des controverses absurdes et de nouvelles guerres religions. Il faut laisser les acteurs locaux trouver la solution qui convient le mieux.

J'ajoute qu'il faut élargir notre réflexion sur les rythmes scolaires, sans hésiter à aborder tous les aspects – celui de la journée, de la semaine et de l'année scolaires – et sans dissimuler aucun des problèmes. D'abord, et avant tout, celui des enfants et de leurs besoins. Ensuite, celui des enseignants, qui sont des travailleurs comme les autres, attachés à des habitudes et à des rythmes de travail que l'on ne peut modifier sans en discuter avec eux. Ou encore celui des enjeux pour le secteur du tourisme qui ne sont pas du tout illégitimes et commandent des millions d'emplois.

Q. : Mais en centrant le débat sur la semaine de quatre jours, vous contribuez à occulter le problème de la journée scolaire, alors que la plupart des observateurs estiment que les écoliers français sont soumis à des rythmes quotidiens excessifs. Philippe Séguin président de l'Assemblée nationale et maire d'Épinal, vient, à cet égard, de lancer un cri d'alarme en qualifiant la semaine de quatre jours de "véritable bombe sociale". Partagez-vous ses craintes ?

R. : Ma crainte n'est pas de même nature. Tout d'abord, je suis profondément choqué par le présupposé de beaucoup d'analyses : au fond, on donne à penser, implicitement, que les "pauvres" ne peuvent pas assumer leur tâche éducative. Je trouve choquante cette façon de penser, cette généralisation selon laquelle les parents de familles pauvres ou très modestes n'auraient rien à transmettre à leurs enfants ou qu'ils n'en seraient pas capables. S'il y a "bombe sociale", elle est bien là !

Quelle que soit la famille, la rencontre parents-enfants est essentielle pour la formation d'un enfant. Je ne méconnais pas les problèmes de certaines cités déstabilisées. Il faut y répondre. Mais je ne veux pas céder à une généralisation excessive.

Q. : Cela signifie-t-il que les initiatives des collectivités locales pour mieux prendre en charge les enfants hors du temps scolaire, après l'école ou pendant les vacances, sont inutiles ?

R. : Évidemment non. Ce serait plus absurde encore que la position inverse. Dans les zones ou les cités où les besoins sont criants, il faut y répondre. Et les collectivités locales, qui sont les premières soumises à cette demande ou à cette inquiétude sociale, se sont engagées naturellement dans cette voie. Mais ma conviction profonde est qu'il ne faut pas en généraliser le principe, en invoquant le fantasme selon lequel les familles ne pourraient plus s'occuper des enfants et assumer leurs responsabilités.

Pas de "société à la Huxley"

Une telle évolution se heurte, en outre, à des contraintes budgétaires. Si les collectivités locales étaient amenées à assumer complètement la responsabilité de l'éducation des enfants hors du temps scolaire, cela supposerait des engagements financiers de l'ordre de 60 à 80 milliards de francs par an, par comparaison avec le budget de l'éducation nationale. Ce n'est pas imaginable dans l'état actuel des finances publiques. Surtout quand on mesure, dès à présent, le coût souvent très lourd des initiatives déjà engagées par un grand nombre de communes.

Mais l'essentiel n'est pas là. Pour moi, la famille reste la première responsable de l'éducation des enfants. L'école est en situation de coresponsabilité avec la famille. L'expérience d'autres régimes démontre que, si on crée des systèmes de prise en charge publics, fonctionnarisés et généralisés, on augmente les risques de dépendance des individus et des familles. L'école doit assumer totalement sa responsabilité, la famille la sienne, et ces deux institutions éducatives fondamentales doivent s'aider l'une l'autre. Bref, je n'ai pas envie de favoriser le développement d'une société à la Huxley, où c'est la collectivité qui s'occupe de tout.

Il y a parfois, ici ou là, quelque inadéquation entre les initiatives locales en faveur des enfants et les besoins les plus criants. Il arrive que l'on dépense beaucoup d'argent pour ceux qui n'en ont pas le plus besoin.

Q. : Mais si les communes ont commencé à investir le champ scolaire, ce n'est pas par électoralisme. C'est bien parce qu'elles constatent des besoins insatisfaits et qu'elles ne peuvent pas se dérober à leur responsabilité sociale…

R. : Je préférerais évidemment qu'il ne soit pas nécessaire de suppléer l'éducation nationale. Mais je suis persuadé que l'école est capable d'affronter et de surmonter beaucoup de situations difficiles, à condition qu'on l'y aide. Inventer des systèmes de remédiation parallèles, extérieurs à l'école, ce n'est pas toujours la solution. Je préfèrerais que l'on aide à améliorer l'école plutôt que de considérer qu'il faut la doubler. Le jour où école et collectivités locales travailleront plus étroitement ensemble, les deux y gagneront.