Interview de M. Jacques Delors, président de la commission des communautés européennes, dans "Infomatin" du 24 mars 1994, sur l'élargissement de la communauté européenne à 4 nouveaux membres et la lutte contre le chômage au niveau européen.

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Média : Infomatin

Texte intégral

JACQUES DELORS : "Une crise vaut mieux qu'un mauvais compromis"

– La question de l'élargissement de l'Europe des Douze à quatre nouveaux États amène l'Union européenne au bord de la crise

– Jacques Delors, président de la Commission européenne depuis 1985, et pour neuf mois encore, n'est "pas effrayé par cette crise" …

– Il fait le point pour InfoMatin sur les choix décisifs qui attendent l'Europe.

InfoMatin : Les pays nordiques et l'Autriche ont conclu leur accord d'adhésion. Mais l'élargissement bute sur des problèmes institutionnels. La Grande-Bretagne et l'Espagne s'opposent aux modifications prévues. Les Douze peuvent-ils trouver un compromis en faisant l'économie d'un débat de fond ?

Jacques Delors : L'Union européenne a 37 ans d'âge. Chacun doit savoir que, durant cette période, elle n'a connu que douze années de dynamisme de 1957 à 1962 et de 1985 à 1991. Le reste du temps a été marqué par une relative stagnation ou par des crises. Bien que préférant le consensus au conflit, je ne suis pas effrayé par la perspective d'une crise, celle-ci valant mieux, l'expérience le prouve, qu'un mauvais compromis. Or nous sommes dans une telle situation. Au Conseil européen de Lisbonne, les Douze ont décidé d'ouvrir des négociations d'élargissement à l'Autriche, à la Finlande, a la Norvège et à la Suède. Ce qui vient d'être achevé avec succès. Mais ils ont convenu de vivre à seize dans le cadre du traité qui les régit. Alors que la Commission européenne les avait mis en garde contre les risques de difficultés institutionnelles, ils ont passé outre et, aujourd'hui, ils sont devant une telle difficulté. De quoi s'agit-il ? Des droits de vote attribués à chaque pays et qui sont nécessaires pour le vote à la majorité qualifiée. La règle depuis 1957 est demeurée la même pour bloquer une décision, il faut recueillir 30 % des droits de vote. Compte tenu du passage de douze à seize membres, le total des droits de vote passera 76 à 90 et la minorité de blocage (30 %) de 23 à 27. Or deux pays refusent l'accord de Lisbonne ce qui – condamnable en soi – et veulent maintenant 23 voix, ce qui aurait pour but d'affaiblir la capacité de décision par vote à la majorité qualifiée de l'Union européenne. Par exemple, il deviendrait plus difficile de gérer la "politique agricole commune" ou d'avoir un budget correspondant à l'intérêt commun de renforcer des politiques de développement régional, dont la France bénéficie largement.

Q. : On est à la veille d'élections européennes et on a l'impression que la campagne ne démarre pas. Qu'est-ce qui peut mobiliser les gens, ce ne sont pas les questions institutionnelles, mêmes si elles sont fondamentales ?

J. D. : Il y a deux thèmes qui peuvent les intéresser : la paix et la sécurité d'une part, et la réduction du chômage, donc la réussite du Livre blanc, d'autre part.

L'Europe a le mieux réussi dans ce qui était à l'origine de sa création, la paix et la compréhension mutuelle entre les peuples. C'est un bien inestimable que cache le drame du chômage. Mais imaginez que lors de la tragédie yougoslave, il n'y ait pas eu d'Europe, nous aurions assisté à une tension très grave entre l'Allemagne et la France. Imaginez que la Grèce ne soit pas dans la Communauté européenne, que serait aujourd'hui la situation dans les Balkans ? Si les pays de l'Europe de l'Est et du Centre veulent adhérer à l'Europe, ce n'est pas simplement parce qu'ils y voient l'appui et le couronnement d'un effort d'adaptation de leurs économies. C'est parce qu’eux aussi ont besoin avant tout de sécurité et veulent chasser les mauvais bergers. Ces mauvais bergers, vous les connaissez : le refus de l'autre, l'exaltation des ethnies, l'identification entre l'ethnie et la nation, la confusion entre la religion et la politique, etc. Tous ces maux-là sont à l'origine de la tragédie yougoslave. Ils menacent toute l'Europe de l'Est et une partie de l'ex-Union soviétique. C'est une maladie contagieuse qui risque aussi de venir chez nous. Il suffit d'ailleurs de voir la résurgence des idéologies d'extrême droite. Mais j'oserai dire que, si la construction européenne est au carrefour et hésite entre plusieurs formes, il y a un socle positif quasi irréversible.

UNIR DES NATIONS ET DES PEUPLES

Q. : Quand on hésite entre plusieurs voies, quelle est celle qui peut donner un nouveau souffle à l'Europe ?

J. D. : Il ne s'agit pas de donner un nouveau souffle à l'Europe, mais de choisir entre plusieurs finalités, plusieurs formes, plusieurs physionomies, plusieurs visages de l'Europe de demain. La date la plus importante depuis que je suis à la Commission n'est pas l'objectif 1992, mais 1989, la chute du Mur de Berlin. Comment m'en plaindrais-je, puisque cela a permis à des centaines de millions de gens de se libérer du joug totalitaire ? La question essentielle est la suivante sommes-nous capables de proposer à ces peuples sortis de la nuit un schéma de coopération qui leur permette à eux aussi de connaitre la paix, de mieux se comprendre entre les peuples et de coopérer pour le bien de tous ? Comment le faire ? L'Europe s'est construite jusqu'à présent à partir de motivations économiques, à la suite de l'échec de la Communauté européenne de défense. Aujourd'hui, ce n'est plus suffisant. Il faut une approche politique parce que chacune de nos nations n'a plus ni la puissance économique, ni les moyens diplomatiques et militaires de garantir son autonomie et, pour les grands pays européens, de maintenir leur rayonnement dans le monde. Nous ne pouvons le faire qu'ensemble. Ce qui implique que, dans des grands problèmes de politique étrangère et de sécurité, nous ayons des positions communes et nous que menions des actions communes. Donc le choix d'une orientation politique, dans la clarté, est décisif.

Q. : L'Union européenne a été incapable de régler le conflit dans l'ex-Yougoslavie, on ne parle même plus de l'initiative européenne. À quoi attribuez-vous cet échec ?

J. D. : C'est très simple. D'un point de vue d'historien, les Douze n'étaient pas d'accord entre eux et même s'ils l'étaient, ils ne disposaient pas des instruments diplomatiques et militaires leur permettant d'agir. Mais malgré cela, l'Union européenne a pris en charge les deux tiers de l'aide humanitaire à l'ex-Yougoslavie et ce sont en majorité ses soldats qui sont sur le terrain. Cette tragédie démontre par l'absurde, par l'échec, la nécessité de mettre en œuvre le nouveau traité en ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité commune. Je n'aime pas beaucoup le terme parce que je crois que ce qui est demandé, ce n'est pas qu'ils unifient complètement leur politique étrangère, mais que, quand il y a des sujets d'intérêt commun, ils se mettent d'accord et agissent ensemble. Mais pas pour tous les sujets. C'est mon point de vue personnel. Les pères de l'Europe disaient, à juste titre : "Il faut unir des peuples." Ma formule est : "Il faut un des nations et des peuples." Il y a une différence. Les Européens les plus militants pensaient qu'il fallait unir des peuples et que, peut-être la nation devrait se repositionner sinon s'effacer. Je pense que la construction européenne ne sera solide que si elle s'appuie sur des nations conscientes d'elles-mêmes et souhaitant agir en commun.

Q. Vous considérez que la question du chômage est essentielle. Trois mois après la publication du Livre blanc, où en est-on ?

J. D. : D'abord un rappel Le Livre blanc (sur l'avenir de l'emploi en Europe – ndlr) a pour objet de répondre à la question ; existe-t-il un mal européen en matière économique et sociale ? Autrement dit, sommes-nous condamnés à un déclin relatif, compte tenu des performances américaines et japonaises et surtout de la montée en force des nouveaux pays en Asie, dans le Pacifique et en Amérique latine. Le Livre blanc est à la fois un plan d'action communautaire et un cadre pour provoquer la réflexion sur l'emploi.

Q. : Comment cela se traduit-il concrètement ?

J. D. : Sur le plan communautaire, c'est l'approfondissement du marché intérieur, avec une vaste zone où il n'y a plus d'obstacles aux échanges ; la mise en place d'un réseau d'infrastructures pour que les personnes, les biens, les capitaux, les services et l'information circulent plus vite et moins cher ; enfin, un programme communautaire sur la société de l'information qui va notamment bouleverser l'organisation du travail et aussi celle de la société.

Q. : Vous êtes depuis toujours un spécialiste du partage du temps de travail. Où en êtes-vous de cette réflexion ?

J. D. : Le Livre blanc ouvre des perspectives pour l'éducation. la formation, l'organisation du travail dans les entreprises, le fonctionnement du marché du travail. Le progrès technique va provoquer une diminution du temps de travail. Il en est ainsi depuis le début de la société industrielle. On peut penser qu'actuellement une personne qui a la chance de travailler consacre 70 000 heures de sa vie à son travail. Dans vingt ans, elle ne lui consacrera plus que 40 000 heures. C'est à partir de cette donnée fondamentale que l'aménagement du temps de travail se pose et que des solutions diverses doivent être trouvées dans un cadre contractuel et décentralisé. Nous avons créé moins d'emplois que les États-Unis et le Japon dans les vingt dernières années. La seule période où nous en avons créés, c'est à la suite de la relance de la construction européenne : 9 millions entre 1985 et 1991. Mais la question est de savoir si ce phénomène était éphémère et si l'Europe arrivera à sortir de cette déferlante du chômage qui mine la société et amplifie les phénomènes d'exclusion.

Q. : Dans le Livre blanc, vous distinguez trois sortes de chômage…

J. D. : Il y a en effet un chômage conjoncturel dû à la récession économique, mais, même si la croissance reprend, nous arriverons à peine à réduire le chômage global. Le chômage technologique est une donnée permanente des sociétés industrielles, c'est-à-dire que le progrès technologique va beaucoup plus vite que notre capacité à imaginer de nouveaux besoins. Et, enfin, un troisième type de chômage, le chômage structurel. Je rejette a priori toutes les solutions qui consistent à abandonner la philosophie et l'esprit de l'État-providence pour pouvoir créer des emplois. Je pense que c'est une voie à la fois dangereuse politiquement et socialement erronée. S'il n'y avait pas eu en Europe des systèmes de sécurité sociale, nous aurions connu depuis longtemps une crise économique encore plus grave et plus précoce.

NE PLUS ACCEPTER CERTAINES CONCURRENCES

Q. : Si, à croissance égale, les États-Unis et le Japon créent plus d'emplois, n'est-ce pas parce que leur société est moins réglementée ?

J. D. : Non, on ne peut pas dire les choses comme cela. C'est parce que l'économie est plus flexible. Le président américain Bill Clinton est un grand partisan du Livre blanc. Il s'est aperçu que, chez lui, les emplois créés étaient à faible qualification, précaires et à bas salaires. Et comme le système de sécurité sociale est faible, les intéressés ne peuvent pas vivre décemment. On ne peut pas importer le modèle américain. En schématisant, on peut dire que les États-Unis souffrent d'un système qui n'aboutit pas à donner à chacun une formation convenable et un salaire décent. En Europe, nos systèmes d'éducation sont bien meilleurs, mais nous souffrons d'une trop grande rigidité dans l'organisation interne des entreprises comme dans le fonctionnement du marché du travail.

Q. : On est en concurrence avec des pays qui ont des règles plus souples. Un peu de protectionnisme arrangerait peut-être les choses ?

J. D. : On ne peut pas vouloir tout et son contraire. Se plaindre que ces pays accèdent au festin de la croissance, alors que pendant trente ans tous les hommes politiques de droite ou de gauche ont mis l'accent sur un nouveau rapport entre le Nord et le Sud et sur la nécessité de sortir les deux tiers de l'humanité du sous-développement. Entre 1970 et 1990, l'économie européenne a perdu 5 millions d'emplois. Elle a choisi de remplacer la main-d'œuvre par du capital technique, pour conserver son système de sécurité sociale. Si nous n'avions pas fait cela, nous n'existerions plus aujourd'hui. Quant à ce que l'on appelle le dumping social, il va être traité dans le cadre de la nouvelle organisation du commerce, dont la mise en place a été décidée lors de l'Uruguay Round. Il ne faut pas que nous acceptions de recevoir chez nous des produits fabriqués par des prisonniers ou des enfants en bas âge. Dans une économie qui se mondialise, il faut établir des règles du jeu. Et je n'exclus pas toute forme de défense contre des pratiques qui ne seraient pas conformes à ces règles du jeu.

D'ailleurs, en même temps que les Douze acceptaient les conclusions de l'Uruguay Round, ils ont décidé, sur proposition de la Commission, de renforcer leurs instruments de défense commerciale. Ce n'est pas encore parfait, mais maintenant, nous avons les moyens de répliquer lorsque les États-Unis prennent des mesures unilatérales ou quand un pays vend un produit en dessous de son prix de revient Je vais vous donner un exemple : c'est la Commission européenne qui a réussi à obtenir un accord mondial sur l'aluminium. Sans cet accord, nous étions condamnés à fermer un tiers de nos usines. Quant au protectionnisme pur et simple, il suffit de rappeler qu'en France un travailleur du secteur privé sur trois travaille pour l'exportation pour se rendre compte de ce que donnerait l'application de la politique que préconisent certains.

Q. : L'Union économique et monétaire n'est-elle pas arrivée au mauvais moment ?

J. D. : Non pas du tout. Celui qui dévalue sa monnaie s'octroie une euphorie toute provisoire. Il prend des emplois à qui ? Aux autres Européens. Par conséquent, la convergence des économies est une garantie supplémentaire pour avoir des économies saines qui créent durablement des emplois.

Q. : Mais les gouvernements sont parfois obligés de lâcher sur le budget ?

J. D. : Ils ont raison de le faire lorsqu'il s'agit de compenser les effets de le récession économique. Il ne faut pas devenir des esclaves d'une idéologie de la monnaie forte ou des victimes de cette idéologie banale qui consiste à concentrer son regard uniquement monnaie et le budget. D'ailleurs, le Livre blanc est le contraire de cela. Il explique que la politique économique, c'est la monnaie, le budget, la politique des revenus, le développement de la recherche et de la technologie, une meilleure organisation des systèmes de l'emploi, des réformes structurelles et l'aménagement du territoire… et aussi une bonne concertation entre les entrepreneurs, d'une part, les travailleurs et le syndicats, d'autre part.

Q. : Vous dites que sans l'Europe il y aurait encore plus de chômage. Franchement, ce n'est pas un discours très mobilisateur…

J. D. : Il y a deux semaines, j'ai discuté avec tous les syndicats européens des moyens de créer des emplois. En Italie, patronat, syndicats et gouvernement ont étudié ensemble des moyens d'appliquer le Livre blanc. Donc, il y a un réveil. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de débat en France qu'il n'y en a pas ailleurs.

En Europe, il y a deux catégories de pays : ceux dans lesquels les forces patronales et syndicales ont conclu des formes de pacte social avec l'État, tels les Pays-Bas, l'Italie et l'Allemagne. Et il ya des pays où ce pacte social n'a pas pu être conclu, comme l'Espagne ou la Belgique. Mais il y a en ce moment une prise de conscience du problème qui, évidemment, ne pouvait pas avoir lieu dans la période précédente où l'on a créé 9 millions d'emplois.

Le Livre blanc, c'est une fenêtre ouverte sur l'avenir, c'est l'appel à la mobilisation contre le chômage, c'est un message d'espoir ! Si nous n'avons pas le droit à la reconnaissance immédiate des peuples, peu importe. N'oubliez pas que gouverner, c'est prévoir : nous allons imaginer et mettre en œuvre des nouveaux gisements d'emplois, notamment dans les services et les PMF.

Q. : Que vous inspire la concomitance dans le temps des accords salariaux en Allemagne et les manifestations contre le "smic-jeunes" en France ?

J. D. : Mon devoir de réserve m'interdit de débattre de la situation française. Ce que je peux vous dire, c'est que les Allemands font un effort considérable pour s'adapter à la nouvelle donne mondiale et à la globalisation des problèmes. Un effort qui m'impressionne parce qu'il se fait sur la base d'un consensus social.

Q. : Vous êtes à quelques mois de la fin de votre mandat, qu'est-ce que vous espérez le plus réaliser d'ici là ?

J. D. : C'est qu'on puisse dire que la Commission européenne a contribué par ses propositions et ses actions à inverser la courbe du chômage. Les Européens doivent savoir que, d'après nos prévisions, il est possible de ramener le niveau de chômage de 12 % actuellement à 5 ou 6 % à la fin du siècle. Si, en 1995, on s'aperçoit qu'on est sur cette voie, le climat va changer, le succès appellera le succès, un climat de confiance envers l'avenir s'établira et, ensemble, nous pourrons faire de grandes choses pour la paix, pour l'emploi et pour la solidarité entre les peuples. La construction européenne est plus que jamais la voie royale pour l'avenir de notre pays, à condition bien entendu qu'il accepte de mettre en œuvre les réformes nécessaires. Mais ceci, c'est un autre débat !