Interviews de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales de la santé et de la ville, à Europe 1 le 8 et à France-Inter le 21 mars 1994, sur la faible représentation des femmes dans la vie politique et sur le projet d'extension de l'allocation parentale d'éducation dès le deuxième enfant.

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Média : Europe 1 - France Inter

Texte intégral

F.-O. Giesbert : Les choses ont-elles vraiment changé ?

S. Veil : Certainement moins que les femmes ne l'espéraient il y a 20 ans. Elles ont gagné des conquêtes sur le plan juridique en Europe grâce à la communauté européenne. Mais la sociologie n'a pas du tout changé, les mœurs non plus.

F.-O. Giesbert : La Communauté a décidé de poursuivre cinq pays dont la France devant la Cour européenne de justice car elle refuse le travail de nuit pour les femmes ? Est-ce une bonne chose ?

S. Veil : Beaucoup de femmes souhaiteraient pouvoir accéder au travail de nuit. Dans certains cas, cela ferme certaines possibilités d'embauche. Les hôpitaux ne pourraient pas fonctionner s'il n'y avait pas des femmes infirmières. Mais c'est un problème difficile à régler en France : si les femmes avaient accès au travail de nuit, ce n'est pas bon, il faut le supprimer pour tout le monde, dit-on. Or dans l'organisation du travail, cela poserait des problèmes énormes. Cela laisse le problème en suspens.

F.-O. Giesbert : La France est-elle un pays machiste ?

S. Veil : Un pays machiste quand on regarde la vie politique. Avec la Turquie, c'est le pays du Conseil de l'Europe le plus en retard sur la participation des femmes dans toutes les Assemblées. Nous sommes lanterne rouge depuis des années. On entend encore beaucoup de gens dire qu'il est beaucoup mieux que les femmes retournent à la maison, que si les enfants sont mal élevés, c'est parce que les femmes travaillent. En réalité, on s'aperçoit que le taux d'activité professionnel est le second en Europe, derrière le Danemark, avec du temps complet.

F.-O. Giesbert : La Turquie et le Pakistan ont porté des femmes à leur tête !

S. Veil : Oui, mais qu'à leur tête ! La France est un peu atypique : les femmes françaises veulent pouvoir avoir une activité professionnelle et assumer une maternité. L'image de la Française fait beaucoup d'envieux dans les pays du Nord dont on parle beaucoup.

F.-O. Giesbert : À gauche, on voit les femmes qui vont réussir. M. Aubry, S. Royal, E. Guigou. Et à droite ?

S. Veil : Il y a peu de jeunes femmes. J'en connais qui feraient d'excellentes femmes d'avenir. Malheureusement, c'est très difficile d'arriver à ce qu'elles puissent être élues ou figurer sur des listes. Pour les européennes, il faut absolument un peu plus de jeunes femmes. Mme Missoffe a un rôle très important au Sénat. Il y en a d'autres, mais la droite doit faire absolument un effort.

F.-O. Giesbert : Dans la banque, on ne compte que 10 % de femmes cadres contre 34 d'hommes, alors que la femme représente plus de la moitié des effectifs. C'est effrayant ?

S. Veil : Je suis presque étonnée qu'il y en ait 10 % ! Dans le monde économique, il y a presqu'autant de retard que dans le monde politique. Dans le milieu économico-social, à un certain niveau de responsabilités, il y a quelques femmes : celle qui prend les notes, celle qui sert le café, puis une quarantaine d'hommes. Dans les avions d'affaires du matin, il n'y a pas de femmes.

F.-O. Giesbert : Vos mesures sur la famille visent-elles à encourager clairement les femmes à rester chez elles ?

S. Veil : Il ne faut pas faire d'archaïsme et rester pragmatique. À Bruxelles, nous nous étions réunies femmes ministres, hier. Nous avons regardé concrètement tout ce que nous pouvions faire pour faire progresser la femme. Nous avons adopté une déclaration de principe dans laquelle nous soulignons l'importance pour les femmes de pouvoir concilier activité professionnelle et la maternité. Nous avons prôné qu'il y ait la possibilité pour les femmes de s'arrêter, ainsi que pour les hommes. D'où les allocations que nous sommes en train de prendre, qui sont dans la continuation d'une allocation pour trois enfants étendue à deux enfants. L'archaïsme, c'est de vouloir avoir un modèle dans lequel les femmes se plient dans un moule de société conçu par les hommes.

F.-O. Giesbert : Cette allocation parentale au deuxième enfant va faire rentrer les femmes chez elles, non ?

S. Veil : C'est elles qui le choisissent ! On leur garantit de retrouver leur emploi après les trois ans. On leur garantit d'avoir une formation pour reprendre le travail. Elles peuvent le prendre à temps partiel. C'est une facilité extraordinaire de pouvoir les concilier et de les aider.

F.-O. Giesbert : Votre modèle de femme ?

S. Veil : Ma mère. Je l'ai perdue très jeune, mais elle m'a marquée pour la vie. Elle m'a toujours dit qu'il fallait avoir un vrai métier, un beau métier, alors qu'elle n'a jamais exercé d'activité professionnelle, qu'elle a élevé quatre enfants. C'était son regret.


Lundi 21 mars 1994
France Inter

J.-L. Hees : Quel est votre sentiment sur ces élections ?

S. Veil : Je crois que tout le monde avait dit que cela allait être la sanction du gouvernement, ce n'est pas ce qui s'est passé. Il y a une amélioration par rapport aux législatives, en pourcentages. Je crois que c'est un succès pour le gouvernement.

J.-L. Hees : A. Juppé notait ce matin que ce bon résultat aux élections ne résout pas les problèmes de la société française ?

J.-L. Hees : Bien sûr, et je dirais que la présentation de notre projet sur la famille s'inscrit bien dans cette préoccupation de prendre en compte le souci des familles, et de leur apporter des mesures concrètes qui s'inscrivent dans les désirs des femmes. On a dit, c'est un salaire maternel, on veut se débarrasser des femmes pour créer des emplois, d'autres ont dit que c'étaient des mesurettes, je crois pouvoir montrer que ce sont des mesures qui ont un dispositif qui a une grande ambition, qui est important, qui cherche vraiment à répondre à des situations très diversifiées, et c'est pour ça que l'on a un éventail, notamment en ce qui concerne les aides apportées aux femmes qui ont des jeunes enfants. Cela correspond à la réalité, les femmes ont des contraintes différentes, c'est cela que nous voulons regarder.

J.-L. Hees : Cet effort se décompose comment ?

S. Veil : En priorité, cela se décompose par des mesures pour les couples qui ont un deuxième enfant. C'est l'extension de l'allocation parentale au troisième enfant, mais qui interviendra dès le deuxième enfant, étant observé d'ailleurs que dans les couples dans lesquels le père ou la mère s'interrompt de travailler, c'est une prestation qui est versée, de 3 000 francs si on arrête à temps complet, et modulée si on arrête de travailler à temps partiel. Pour les autres ménages, c'est, pour le même montant global de 4 milliards, des aides pour que les couples puissent garder l'enfant à domicile, soit pour un soutien des assistances maternelles des crèches, par une aide apportée aux communes par les caisses d'allocations familiales.

J.-L. Hees : Les syndicats disent que l'on va renvoyer les femmes derrière leurs fourneaux ?

S. Veil : Quand ils verront le dispositif mis en place, ils verront que ce n'est pas l'intention initiale, dans certains cas nous espérons que cela créera des emplois, puisqu'il y a des femmes qui vont être incitées à quitter des emplois, qui seront occupés par d'autres personnes, et que par ailleurs, comme on donne des fonds pour des crèches ou des haltes-garderies, nous espérons que cela créera des emplois de proximité notamment. Sur trois ans, on pense à 50 000 emplois. Ils auraient été libérés autrement, on sait qu'au second enfant un certain nombre de femmes arrêtent de travailler. Pour ce qui concerne les assistances maternelles et les crèches, le coût est tel, sur les communes ou les familles, qu’il y a là une barrière, et que c'est dans ce domaine que nous pensons qu'il y aura de vraies créations d'emplois.

B. Jeanperrin : Vous n'aidez pas les femmes qui n'ont pas travaillé, et qui aimeraient peut-être revenir dans le monde du travail ?

S. Veil : L'expérience montre qu'il y a très peu Je femmes qui n'ont pas travaillé et que les jeunes femmes, avant de se marier, avant leur premier enfant, ont une activité professionnelle. Souvent, elles continuent après la naissance d'un premier enfant. Mais elles arrêtent en général après !a naissance d'un second enfant.

B. Jeanperrin : Et les femmes qui sont au chômage et qui voient l'arrivé d'un deuxième enfant ?

S. Veil : Le temps de chômage est décompté, donc là aussi cela prolonge la durée, lorsqu'il s'agira d'un troisième enfant, on en tiendra compte aussi.

J.-L. Hees : L'idée, c'est de faire davantage d'enfants ?

S. Veil : On constate qu'un certain nombre de couples n'ont pas le nombre d'enfants qu'ils souhaitent, ce sont souvent les difficultés de la vie quotidienne, les problèmes de logement, un des volets ultérieurs sera de favoriser encore les aides au logement, et également des questions d'activité professionnelle, qui font que l'on retarde. Donc, c'est répondre vraiment à un souhait de beaucoup de familles. C'est pourquoi nous accordons une place importante au temps partiel.

J.-L. Hees : Comment expliquez-vous les réserves de certaines femmes ?

S. Veil : Il n'y en a pas eu beaucoup, je reçois du courrier, j'ai fait trier toutes les lettres, je vous assure qu'elles n'ont pas l'impression qu'on les renvoie d'office à la maison, et pour un certain nombre elles sont contentes qu'on prenne en charge les difficultés de la vie quotidienne. Dans le cadre d'un ménage à deux SMIC, le transfert sera de 87 %, si on compte l'ensemble. Pour deux salaires de 10 000 francs cela représentera 63 %. Cela n'est pas un renvoi à la maison, c'est répondre à la réalité.

L. Joly : Lorsqu'une femme quitte son emploi pour retourner à la maison, son contrat de travail est rompu ou maintenu ?

S. Veil : Certaines avaient arrêté de travailler, là elles trouvent un soutien qu'elles n'avaient pas autrefois.