Texte intégral
La Croix : 23 mars 1994
La Croix : Dans quel état d'esprit se trouvent les agriculteurs français, après un an d'application de la réforme de la politique agricole commune et alors que les accords du Gatt sont signés depuis quatre mois ?
Luc Guyau : Les agriculteurs français sont inquiets car on ne mesure pas encore toutes les conséquences de ces évolutions. Ceci d'un point de vue économique bien sûr, mais aussi dans le domaine des relations entre agriculteurs qui deviennent de plus en plus concurrents.
Les relations avec l'opinion publique vont aussi se compliquer. Le système d'aides ayant changé, certains agriculteurs comme les céréaliers ou les éleveurs bovins, vont recevoir de fortes compensations pouvant atteindre 300 000 F par exploitation. Comparés au montant de l'indemnisation du chômage, par exemple, cela peut paraître énorme… Il faut faire comprendre aux gens que c'est une aide à l'exploitation et non pas un revenu net pour l'agriculteur.
Certaines productions comme les fruits et légumes et l'horticulture sont en outre en grande difficulté. Ces cultures non protégées souffrent du manque d'organisation des marchés, à l'inverse des grandes cultures végétales ou animales dont les revenus sont aujourd'hui beaucoup plus stables.
La Croix : Y a-t-il une volonté de s'adapter aux nouvelles donnes de la politique agricole ?
Luc Guyau : Les agriculteurs sont très déterminés. Ils viennent assez nombreux aux assemblées générales – et davantage pour trouver des solutions face aux changements que pour pleurer. Une certaine pression individualiste se fait sentir mais nous souhaitons que cette recherche de nouveaux débouchés se fasse collectivement. Je suis en outre étonné de voir à quelle vitesse un grand nombre d'agriculteurs ont compris que leur métier sera de plus en plus diversifié, comprenant – outre la production alimentaire – des activités de service, par exemple.
La Croix : Le débat s'est intensifié au sein même de la FNSEA entre les tenants d'une agriculture « sociale » vouée au maintien des paysans sur leur terre et les partisans d'une agriculture « économique » privilégiant la compétitivité. Quelle est votre position ?
Luc Guyau : Ce débat date de près de quarante ans. Aujourd'hui encore, la solution est dans le compromis. Le libéralisme pur ou le « social » pur n'ont aucune chance d'être pénalisés. Dans le premier cas, même les meilleurs de nos agriculteurs n'ont aucune chance sur le marché mondial, face à des pays qui, par exemple, ne paient pas leurs salaires. Dans le second cas, on ne pourra pas justifier à long termes les aides versées aux agriculteurs. Il faut que les uns acceptent un minimum de règles et donc de soutiens et que les autres ne se contentent pas des aides mais trouvent un revenu dans les produits de haute qualité, les services, etc.
Dans le rapport de synthèse qui sera présenté au congrès, nous prenons le passage d'une politique de compensation à une politique d'orientation. Il fait ainsi distribuer les aides de l'État et de Bruxelles en lien avec un minimum d'organisation de marché. Rien ne sert de produire trop d'un produit si le marché n'est pas suffisant, car cela provoque l'effondrement de prix.
Comme nous voulons d'autre part maintenir la meilleure réparation possible des agriculteurs sur le territoire, il faut procéder dans le cadre de priorité de développement en attachant au territoire, voire au sol, les aides compensatoires pour éviter la surconcentration des productions.
La Croix : La FNSEA pourra-t-elle préserver l'unité malgré des conflits d'intérêts de plus en plus intenses entre catégories d'agriculteurs ?
Luc Guyau : Nous avons toujours eu à arbitrer des intérêts opposés. Le débat s'est intensifié ces derniers temps face à l'accroissement de la concurrence entre agriculteurs. Mais on ne peut pas se payer le luxe, avec 55 000 agriculteurs à temps plein et 300 000 double-actifs, de se diviser en petits groupes face aux pouvoirs publics français et européens. Il y aura des débats en congrès, mais je pense que cela débouchera sur une bonne synthèse. La discussion ne sera pas close pour autant et reprendra après le congrès.
La Croix : L'affaiblissement général de la syndicalisation en France touche aussi le monde agricole. Quelle est votre stratégie face à cette désaffection ?
Luc Guyau : Nous ne sommes pas très touchés. Certaines régions comme le Centre ont effectivement des problèmes (lire page 2), mais on constate que les départements qui s'en sortent le mieux font du syndicalisme de proximité.
Le Figaro : 23 mars 1994
Le Figaro : Deux tendances s'opposent au sein de la FNSEA. D'un côté, les tenants d'une agriculture compétitive. De l'autre, ceux qui prônent une agriculture sociale. Quelle est votre position ?
Luc Guyau : Ce débat n'est pas nouveau. Mais, aujourd'hui, il est plus important et public. L'objet du congrès est d'en discuter ouvertement et sereinement. Le souci du président de la FNSEA et de trouver la synthèse entre le développement économique et l'aménagement du territoire. Parce qu'il en va de la vie, voire de la survie de tous les agriculteurs, qu'ils soient de type économique ou de type social. Si on sépare les deux types d'agriculteurs, c'est la fin de l'agriculture.
Faire croire que l'on peut avoir des agriculteurs de type économique sans aucun soutien et dans un libéralisme outrancier est un leurre, puisque d'autres régions du monde n'ont pas les mêmes coûts de production ou bénéficient d'autres plus substantielles que les nôtres. La pérennité des exploitations, même des plus compétitives n'est pas assurée.
D'un autre côté, faire croire que l'on peut maintenir des populations d'une façon sociale sur le territoire sans lien avec une activité de production serait un leurre. Nous nous battons d'abord pour créer des richesses. À cet égard, il faut faire feu de toutes les possibilités.
Le Figaro : Ce débat ne risque-t-il pas d’entraîner une scission au sein de la FNSEA ?
Luc Guyau : Lorsqu'il y a un débat fort, il y a toujours un risque de scission. Mais les agriculteurs savent qu'ils doivent se défendre tous ensemble pour pouvoir s'en sortir. Que représentent les plus performants à titre individuel et même les filières les plus performantes à titre collectif, face aux pouvoirs publics français, européens et la concurrence européenne et internationale ? Pas grand-chose. On a besoin du soutien de tout le monde.
Il est beaucoup plus enrichissant d'avoir un débat pluraliste à l'intérieur d'une profession que d'avoir un débat conflictuel. Je suis convaincu que l'on arrivera à trouver une synthèse. Tout le travail réalisé pour la préparation du rapport qui sera présenté au congrès a déjà permis de gommer les différences et de trouver des positions communes.
Le Figaro : Compte tenu des contraintes budgétaires, la ratification par le Congrès américain des accords du Gatt pourrait être reportée à 1995. Cela aurait-il des conséquences sur la FNSEA ?
Luc Guyau : Il est exclu que les accords du Gatt ne soient pas ratifiés par les Américains. Il n'est pas question que les Américains n'appliquent pas les mêmes règles que l'ensemble des pays concernés par ces accords. Le cas échéant, si nous devions aboutir à une négociation plus contraignante que celle validée le 15 décembre 1993, la FNSEA relancerait l'action syndicale à ce sujet.
Le Figaro : L'émergence de la Coordination rurale a-t-elle porté tort à la FNSEA ?
Luc Guyau : Ce nouveau regroupement de mécontents a chassé sur les terres de tout le monde. Il a traversé le monde agricole comme tous les autres secteurs de l'économie. Mais ce mouvement a vécu ses plus beaux moments il y a un an, un an et demi, après la réforme de la politique agricole commune (PAC). Même si aujourd'hui l'esprit de révolte sectorielle ou conjoncturelle est toujours présent. La Coordination rurale est appauvrie parce qu'elle n'a pas proposé de projet d'avenir pour l'agriculture.
Alors que nous, nous nous battons pour améliorer les situations, pour atténuer les conséquences de la PAC et des accords du Gatt, pour que les agriculteurs trouvent de nouvelles orientations. Cela a permis de réserver autour de la FNSEA bon nombre d'agriculteurs qui s'étaient un peu égarés. Aujourd'hui, les mouvements minoritaires et de coordination ne représentent pas plus d'adhérents qu'il y a deux ans. La FNSEA se trouve même confortée.
Le Figaro : La FNSEA se porte donc bien.
Luc Guyau : Tout est relatif. En termes d'adhérents, nous sommes dans une position relativement stable. Mais nous devons gérer la diminution du nombre d'agriculteurs. On compte actuellement 900 000 à 950 000 exploitations et près de 600 000 agriculteurs à temps plein. En l'an 2000, nous espérons avoir 450 000 agriculteurs à temps plein.
Cette diminution est due en grande partie à la pyramide des âges. La population est assez âgée, souvent sans successeur, et les problèmes posés par la réforme de la PAC et les accords du Gatt ont entraîné le désintérêt de jeunes agriculteurs à l'égard de nos métiers. Il ne faut pas que cette attitude dure trop longtemps. Pour renouveler les actifs à plein temps, il faudrait entre 12 000 et 15 000 installations par an, comme c'était le cas entre 1970 et 1985. Aujourd'hui, nous sommes descendus au-dessous de 10 000. Il y a là un manque de confiance dans l'avenir.