Texte intégral
Mes chers compagnons,
En me confiant le soin de conclure ces débats et d'en dégager quelques lignes de force, vous m'avez fait un redoutable honneur. Il est vrai que mettre à l'ordre du jour de ces journées parlementaires le chômage et l'exclusion, comportait un triple risque :
1) Celui de donner à penser que ce thème avait été choisi comme une machine de guerre anti-gouvernementale, pour mettre l'accent sur telle insuffisance ou telle lacune supposées de sa politique économique et sociale.
2) Celui de paraître céder à ce que d'aucuns nomment la "sensiblerie sociale", à laquelle un homme d'État responsable a naturellement le devoir de demeurer résolument hermétique.
3) Celui de sembler se livrer à l'acharnement thérapeutique, tant il est avéré, démontré, vérifié que ce problème n'intéresse pas grand monde et que les réflexions en la matière ne sont tenues le plus souvent que pour de pieuses concessions à l'air du temps.
Vous avez décidé néanmoins de passer outre et de ne pas vous plier à tous ces obstacles. J'en prends acte. Pour autant, je m'exprimerai sans illusion. Je veux dire : sans nourrir l'illusion que je saurai conjurer le moins du monde les trois risques que je viens d'évoquer.
Sur cette question complexe et douloureuse, – nos discussions l'ont assez montré – je tenterai d'être aussi simple et didactique que possible. En vous exprimant des convictions, qui n'engagent que moi. Et en réussissant probablement l'exploit d'être à la fois provocant, ennuyeux et elliptique.
Il est vrai que vous avez affaire, en la matière, à un récidiviste et même à un mufti-récidiviste. Il y a sept ans, j'avais déjà fait scandale en affirmant publiquement que le plein emploi, c'était fini, qu'à analyse, méthodes et raisonnement constants, il existait un socle incompressible de 2,5 millions de demandeurs d'emploi.
Ce que je voulais dire, c'est que le chômage est devenu un phénomène structurel, qui doit être analysé et combattu en tant que tel. Je me réjouis, à ce propos, de voir Valéry Giscard d'Estaing prendre aujourd'hui, lucidement, une position voisine, en indiquant – je cite – qu'"on peut évaluer entre 9 % et 10 % de la population active le chômage structurel, et le chômage conjoncturel entre 2,5 % et 3 %".
Il est d'autant plus urgent d'en tirer toutes les conséquences que ce chômage structurel produit ce qu'on appelle l'exclusion. Exclusion qui frappe des millions de Français et les écarte –littéralement – de la vie économique, sociale et civique. Exclusion qui est à l'origine de la plupart des fléaux qui menacent notre cohésion sociale, des banlieues à la crise éducative, et qui mine, qui hypothèque par son coût financier et par ses conséquences morales, les capacités de développement du pays.
Ce que je voulais dire donc, c'est qu'au-delà des données statistiques, c'est tout à la fois l'évolution de la nature de l'emploi et l'évolution de la nature du chômage qui sont essentielles.
L'évolution de la nature de l'emploi, nous ne la connaissons que trop. Nous savons bien que les licenciements effectués en période de récession portent sur des contrats à durée indéterminée alors que les embauches accordent, elles, la priorité aux formes particulières d'emploi : durée déterminée, temps partiel, intérim… Il faut donc bien comprendre que les emplois créés ne sont pas de même nature que les emplois supprimés.
Une mutation plus fondamentale encore touche la nature du chômage, avec la montée du chômage de longue durée. Ne nous y trompons pas : le chômage de longue durée n'est pas seulement un chômage qui durerait plus longtemps que les autres. Non, c'est un chômage qui produit des effets rédhibitoires, dont les conséquences sont pour une bonne part irréversibles tant pour les individus que pour la société.
Pour le chômeur de longue durée, les conséquences sont psychologiques, physiques, familiales. La mécanique de l'exclusion – car c'est bien de cela qu'il s'agit – la mécanique de l'exclusion est implacable. Du désœuvrement à la perte complète de son identité, le chômeur de longue durée est voué à l'exclusion au terme d'un processus de déchéance inexorable qui le voit perdre successivement ses attaches familiales et sociales, une bonne part de ses ressources, puis tout lien stable avec la réalité. L'exclusion est, au surplus, un phénomène cumulatif : l'exclu va conjuguer les difficultés financières, familiales, les problèmes de santé. Bref, il s'agit d'une spirale infernale de la déshumanisation.
Violences urbaines, insécurité, crise des grands services publics comme la justice et l'éducation ne sont que des sous-produits de l'exclusion. Ils se situent en aval et non en amont de cette véritable réaction en chaîne qui propage ses destructions dans l'ensemble du tissus social. Le cas de l'éducation nationale est particulièrement significatif à cet égard. On critique souvent les performances de l'école en les imputant à l'insuffisance de ses maîtres ou à la lourdeur de ses structures. Rien de tout cela ne tient la route. L'école ne fait que subir et amplifier les transformations qui affectent la société française. L'école est largement, en particulier dans les quartiers difficiles, le produit de son environnement.
C'est pourquoi la lutte contre le chômage de longue durée est bien une priorité nationale. C'est pourquoi la lutte contre le chômage de longue durée doit être la priorité absolue de la Nation. Le dire et le redire ne relève pas d'une démarche politicienne, d'un propos de circonstance ou d'un acte de charité. En nous penchant sur l'exclusion, nous ne jouons pas, comme on nous le dit parfois, les mères Theresa ; nous nous comportons en responsables politiques, au plus noble sens du terme, en nous confrontant au problème le plus urgent du moment, à celui dont la solution conditionne probablement largement celle de tous les autres.
Ne nous attardons pas sur les chiffres. Les estimations, vous le savez, varient ainsi entre deux et six millions de personnes, selon la dernière et remarquable étude du CERC sur la population en situation de précarité. À la limite, ces querelles de chiffres n'ont aucune importance. Ce qui est important, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'exclusion en arrive à se développer aujourd'hui de manière autonome. J'entends par là qu'elle se répand et croît indépendamment de la situation économique.
Considérons ainsi une classe de 25 élèves dans un quartier difficile. Elle comptera généralement dans ses rangs cinq ou six enfants dont les parents sont en situation d'exclusion. Cinq ou six enfants qui, eux-mêmes, se débattent dans de telles difficultés qu'ils sont déjà au seuil d'une complète désocialisation.
La présence de ces enfants dans la classe va se traduire non seulement par la reproduction mais par la propagation de l'exclusion. Tout le rythme de la classe va se trouver en effet perturbé, et les risques d'échec scolaire de l'ensemble des élèves vont s'en trouver aggravés. Réhabiliter les savoirs fondamentaux – lire, écrire, compter – c'est une excellente orientation. Mais comment la mettre en œuvre avec des enfants qui constituent la troisième génération de chômeurs d'une cité qui ne disposent plus d'aucun repère personnel et social ?…
Du coup l'exclusion va se diffuser. Elle va se diffuser comme une épidémie s'étend, comme un cancer gagne.
Voilà qui explique qu'on puisse, à bon droit, parler d'un véritable découplage entre la croissance d'une part, le développement du chômage et de l'exclusion d'autre part.
J'avais promis d'être provocant et je vais l'être. Il y avait déjà découplage entre croissance et emploi, les entreprises préférant généralement, en cas de reprise, la recherche d'une plus grande productivité aux embauches supplémentaires. Il y a en outre découplage entre la situation de l'emploi et celle du chômage de longue durée. L'emploi peut s'améliorer. Cela n'empêche pas le chômage de longue durée d'augmenter.
D'où le formidable malentendu, qui ne repose pas, quoi qu'on en dise, que sur des arrière-pensées politiciennes, entre ceux qui se réjouissent de l'amélioration des statistiques de l'emploi et ceux qui s'inquiètent de l'augmentation concomitante du chômage de longue durée.
Ils ont tous raison. Mais il serait catastrophique de ne pas prendre en compte, simultanément, les deux dimensions, irréductibles, du phénomène et de ne pas en tirer, je me répète à dessein, toutes les conséquences.
La première de ces conséquences, celle faute de laquelle nous perdrons la bataille contre l'exclusion ou pire, faute de laquelle nous perdrions la bataille sans même l'avoir réellement engagée, est claire : c'est que la croissance est une condition nécessaire mais suffisante de la lutte contre le chômage et l'exclusion.
De ce constat découlent tous les autres, notamment la nécessité de mettre en œuvre, parallèlement à une orientation de la politique économique et sociale générale dans un sens plus favorable à l'emploi, un ensemble de mesures spécifiques pour attaquer le noyau dur que constitue le chômage de longue durée et, partant, l'exclusion.
Nous pouvons, nous devons nous féliciter de la relance de l'emploi, même si elle demeure fragile et si elle porte surtout sur des contrats d'intérim. Mais de grâce ne cédons surtout pas à l'euphorie. À l'euphorie qui laisserait penser que le retour à une croissance positive permettra, comme naturellement, logiquement de régler le problème du chômage et de l'exclusion.
La croissance peut favoriser la résorption du chômage conjoncturel – et c'est heureux – mais elle n'aura aucun effet spontané sur ce noyau dur, qui représente au moins 10 % de la population active.
L'embellie ne doit donc pas nous anesthésier. L'embellie doit nous inviter, plus que jamais, à nous donner des moyens supplémentaires pour réduire le noyau dur de l'exclusion.
Et s'il fallait un autre argument pour vous persuader définitivement qu'il est dangereux de tout attendre de la croissance, je vous inciterais à reconsidérer l'histoire récente, et plus précisément la période de 1986 à 1990, cette période si éloignée qu'elle n'existe naturellement plus ni pour les médias, ni pour les gourous ou oracles en tous genres.
Rappelez-vous, mes chers compagnons, par exemple, l'année 1987. Dès le mois d'avril, sous l'effet conjoint de la reprise mondiale et des mesures adoptées par le gouvernement de Jacques Chirac, avec Édouard Balladur (et qu'on me pardonne, votre serviteur), la hausse du chômage a été enrayée et la tendance inversée. Et comme en politique, la mémoire reste la chose au monde la moins bien partagée, il ne m'apparaît pas inutile de la rafraîchir.
Souvenons-nous donc des chiffres que nous avions enregistrés sur le front du chômage :
Avril 87 : - 0,22 % ; - 6 000 chômeurs de mois ;
Mai 87 : - 0,07 % ; - 2 000 chômeurs de moins ;
Juin 87 : - 0,45 % ; - 12 000 chômeurs de moins ;
Juillet 87 : - 0,34 % ; - 9 000 chômeurs de moins ;
Août 87 : - 0,03 % ; - 1 000 chômeurs de moins ;
Septembre 87 : - 1,4 % ; - 37 000 chômeurs de moins ;
Octobre 87 : - 0,5 % ; - 14 000 chômeurs de moins ;
Novembre 87 : - 0,78 % : - 20 000 chômeurs de moins.
Et de décembre 1987 à mars 1988, la baisse atteignit en volume - 1 %, c'est-à-dire 25 000 chômeurs de moins. Au total, en un an, le gouvernement de Jacques Chirac avait fait diminuer de plus de 126 000 le nombre de chômeurs. Je dis bien 123 000. Vous ne vous en souveniez peut-être pas. Je vous le rappelle.
Ce bilan n'a jamais été égalé, et nous avons tout lieu, et Jacques Chirac le premier, d'en être fiers.
Mais ce bilan n'a pas empêché, plus tard, une nouvelle vague de chômage de masse qui a porté à près de 3,4 millions le nombre des chômeurs.
La récession était certes passée par là.
Mais la récession n'explique pas tout. La responsabilité historique de Michel Rocard demeure d'avoir cédé aux mirages de la croissance et à l'illusion d'une décrue naturelle du chômage. Il y avait embellie. Et il s'est laissé anesthésier. Alors même que le moment était venu d'amplifier la lutte contre le chômage structurel grâce aux gains de la croissance et aux marges de manœuvres budgétaires qu'elle générait, il les a orientés vers les salariés dotés d'un travail, il les a essaimées et distribuées au gré des conflits sociaux et des revendications catégorielles. Quand il fallait profiter de l'embellie pour prendre des mesures structurelles, il a choisi la facilité.
Trois leçons s'imposent donc, au vu de ce rappel historique :
Première leçon : la croissance ne doit pas être un prétexte à ralentir la lutte contre l'exclusion mais un moyen de l'intensifier.
Deuxième leçon : la politique économique générale doit être réorientée afin de prendre en compte le noyau dur du chômage structurel.
Troisième et dernière leçon, au-delà même de cette inflexion, des méthodes neuves et des mesures spécifiques s'imposent si on ne veut pas se résigner.
Entendons-nous bien d'abord sur l'objectif. C'est, ce soit être l'exclusion zéro. Il ne s'agit aucunement d'une proposition démagogique ou d'une situation hors d'atteinte. Il s'agit d'un impératif catégorique. Si nous devions y renoncer, nous renoncerions à la cohésion économique, sociale et morale qui fonde notre Nation.
Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas de revenir au plein emploi des années 1960. Nul plus que moi, vous l'aurez compris, n'est persuadé que le plein-emploi classique, traditionnel appartient au passé. Par plein-emploi, j'entends le système où chaque salarié se voyait offert un poste de travail à durée indéterminée grâce à l'ajustement spontané de l'offre et de la demande d'une part, aux interventions traditionnelles de l'État d'autre part.
En revanche, il est possible de tendre vers la pleine activité, c'est-à-dire une situation où chacun trouve à s'insérer dans la société, fusse au prix de quelques entorses aux règles classiques de l'économie marchande.
Chacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître une regrettable spécificité française, qui fait qu'à croissance égale, la France crée moins d'emplois que ses principaux concurrents, notamment les États-Unis et le Japon. Par des voies très différentes, la flexibilité et la déréglementation pour les premiers, une organisation et un contrôle social très affirmés pour le second, les États-Unis et le Japon ont réussi à optimiser le contenu en emplois de la croissance d'une part, à développer le secteur des services marchands et non marchands d'autre part. Ce sont bien les deux lignes d'action auxquelles il nous faut réfléchir, même si elles ne sont évidemment pas transposables telles quelles.
Contrairement aux idées souvent avancées, la spécificité française n'est pas principalement due aux insuffisances de notre système éducatif et de formation. Les lacunes d'ailleurs ne seraient pas tant à chercher dans le système d'enseignement professionnel que dans la formation initiale, qui doit s'adapter aux mutations de son environnement social (à condition qu'on lui en donne les moyens).
Non, les blocages véritables se situent ailleurs, notamment dans le fonctionnement de la protection sociale et dans l'archaïsme des règles fiscales appliquées au secteur exposé à la concurrence internationale.
La protection sociale est un sujet très passionnel où les confusions et les erreurs d'analyse sont fréquentes. Il vient à l'ordre du jour, et je m'en réjouis. Ma conviction, c'est que le problème de la protection sociale ne réside pas dans son existence, il ne réside pas non plus dans son niveau, il réside essentiellement et d'abord dans un mode de financement.
L'affirmation selon laquelle la protection sociale joue contre l'emploi est profondément inexacte ; c'est le mode de prélèvement qui joue sur la compétitivité des entreprises et sur le coût du travail. C'est pourquoi je demeure persuadé qu'il convient de transférer vers l'impôt une part notable du financement de la protection sociale, afin de permettre une diminution des charges supportées par le travail – en commençant, cela va sans dire, par les qualifications et les niveaux salariaux les plus modestes.
Mais s'impose aussi une réflexion sur la philosophie même de l'État-Providence, même si elle est très difficile. Je confesse que j'ai eu moi-même du mal à m'y résigner. Mais il est clair que le modèle de l'assurance universelle était adapté à une situation de croissance et de plein-emploi, où les risques sociaux étaient équitablement répartis. Avec la logique de l'exclusion, qui concentre les risques sur certaines populations et certains territoires, tout a basculé : l'État-Providence se trouver en porte-à-faux, conjuguant la croise financière chronique et l'incapacité à traiter les nouveaux fléaux sociaux. D'où la nécessaire évolution vers une protection sociale plus sélective, réorientée vers les populations en situation de précarité, ce qui passe par exemple par la fiscalisation des allocations familiale. Et c'est une mesure minimale. De même, le rapport entre le coût et l'efficacité du système d'assurance-maladie impose des révisions profondes.
Second étau de la machine qui broie l'emploi, le système fiscal dont la multiplication des projets de réforme n'a d'égal que l'archaïsme et l'immobilisme. Le travail est aujourd'hui surimposé puisqu'il supporte la grande majorité des prélèvements fiscaux et sociaux, tandis que le capital est sous-imposé, notamment du fait de l'alignement par le bas de la fiscalité sur l'épargne dans le cadre européen.
Cela ne peut plus tenir. Voilà en effet qui explique qu'à la différence de la plupart des pays industrialisés, et à côté des vraies raisons culturelles, les secteurs non-exposés à la concurrence internationale se soient acharnés à rechercher une productivité qui tuait l'emploi, baissait la qualité du service rendu et se concluait par un marché de dupes sur le plan financier. Marché de dupes puisque les gains réalisés s'accompagnaient de l'explosion des dépenses d'indemnisation et de réparation du chômage. C'est assez dire que la réhabilitation de la notion de services est une nécessité. Dans le secteur marchand et hors du secteur marchand.
Parallèlement à cette réorientation de la politique générale s'imposent en effet des mesures volontaristes contre l'exclusion. La première d'entre elles concerne le service public de l'emploi. On ne répétera jamais assez combien la dispersion des structures et des moyens de la politique de l'emploi s'oppose à toute action systématique en faveur de la pleine activité. ANPE, UNEDIC, délégation à l'emploi, AFPA, en dépit d'innombrables réformes, se jalousent, doublonnent et s'opposent. L'instauration d'un grand service public de l'emploi géré par l'État constitue donc plus que jamais la première des priorités. Je déplore d'autant plus qu'on ait enterré cette idée qu'avait avancée l'Assemblée nationale en confiant le soin de conduire le cortège funèbre à l'inspection générale des affaires sociales.
Ce ne fut pas très glorieux. Je souhaite donc le dire au passage : c'est aux politiques de prendre leurs responsabilités ; il revient aux fonctionnaires, et il leur revient seulement, d'appliquer les décisions arrêtées. Quand les rôles s'inversent, rien ne va plus.
Et ce d'autant que cette réorganisation est la condition d'une réorientation des mesures passives d'indemnisation du chômage vers les actions actives de promotion de l'activité. J'arriverais, de ce point de vue, quoiqu'au terme d'un raisonnement opposé, à des conclusions voisines de celles qui préconisent de lier l'indemnisation à l'activité. Le retour à l'activité est en effet une excellente idée, la seule idée qui vaille.
Mais l'erreur, la faute de monsieur Bon est de présenter l'activité comme une contrepartie de l'indemnisation ! Ce qui est à la fois absurde et illégitime. On ne va quand même pas demander aux chômeurs de s'excuser. L'indemnité est un dû, de surcroît, puisqu'elle est, dans le cas général, le produit d'une assurance, acquittée par les salariés. En vérité l'activité doit être présentée non comme une contrepartie, mais comme une prestation complémentaire.
Car le retour vers une activité est une exigence légitime du chômeur face à la perte de son travail qui menace, au-delà de ses revenus, son statut et son identité sociale.
C'est un devoir pour la société, au-delà de l'indemnisation d'ailleurs partielle de la disparition d'une rémunération, que de chercher à maintenir le demandeur d'emploi dans le circuit social.
Aussi est-il fort dommageable de voir ainsi gâchée une vraie bonne idée, par celui-là même qui devrait en être le meilleur défenseur.
J'ai évoqué tout à l'heure les services. Alors, revenons un instant sur la question.
Pour les services marchands, les nouvelles orientations fiscales devront, je le crains, s'accompagner de mesures de contrainte. De contrainte forte. Rien ne serait en effet plus absurde que de laisser s'accélérer la folle course à la productivité qui s'est installée, en particulier dans le secteur non exposé à la concurrence internationale ou rien ne la légitime… Il faut donc dans ce cas ne pas hésiter à recourir à l'arme réglementaire pour assurer à la fois la défense de l'emploi et celle de la qualité des services, comme en témoigne l'exemple désormais fameux des pompes à essence.
En ce qui concerne le secteur des services non marchands, parfois qualifié de tiers secteur, la pleine activité passe par l'exploitation systématique des nouveaux besoins sociaux – garde d'enfants, aides aux personnes âgées, assistance familiale… – Répondre à ces besoins, ce n'est ni créer des emplois au rabais, ni favoriser la résurgence des ateliers nationaux. Les obstacles financiers, administratifs et institutionnels qui freinent encore l'exploitation de ces nouveaux emplois de services doivent désormais être levés.
Comment d'ailleurs ne pas se féliciter de voir ces idées progressivement gagner du terrain et être intégrées à l'action de l'actuel gouvernement ? Dès 1986, j'avais moi-même proposé que les emplois à domicile ouvrent droit à une déduction intégrale du revenu imposable des salaires et cotisations sociales versées, afin de créer ou blanchir un grand nombre d'emplois.
J'avais été battu en arbitrage. Battu à plates coutures. Dans leur légendaire sagesse, les administrations financières s'étaient ingénié à priver le dispositif de sa portée en le limitant aux mères de famille de trois enfants, aux handicapés et aux personnes âgées de plus de 70 ans. Ma joie est donc complète devant la mesure annoncée par le Premier ministre qui, huit ans après, fait un pas significatif vers la mesure efficace, simple et directe qu'est la déduction totale du coût d'un emploi familiale.
De la même façon, je me réjouis du regain d'intérêt pour la politique active de l'emploi contenue dans la formule nouvelle d'incitation à l'embauche des titulaires du RMI. Cette mesure n'est ni anecdotique, ni mineure. Elle a valeur de principe et représente un revirement complet de la doctrine qui s'inscrit parfaitement dans le cadre de ces mesures spécifiques de lutte contre l'exclusion que j'appelle de mes vœux depuis bientôt dix ans.
Mais le champ qui demeure à explorer est à l'égal des gisements d'emploi potentiels : il est immense. J'en donnerai un nouvel et décisif exemple avec la question de l'aménagement du temps scolaire. Nous nous trouvons dans ce domaine confrontés à des habitudes et des intérêts – ceux des parents, ceux des enseignants, ceux des industries du tourisme – très légitimes mais qui ont tous un point commun : celui de s'opposer complètement à l'intérêt des enfants qui consiste à travailler plus longtemps dans l'année, mais moins longtemps dans la journée, sauf à multiplier les risques d'échec scolaire et à accroître les inégalités sociales. Et c'est pourtant le système de la semaine de quatre jours, le plus inégalitaire et le moins favorable à l'emploi, qui tend à émerger spontanément, avec la connivence active des ministres successifs.
L'intérêt des enfants milite au contraire pour une année plus longue et une journée répartie entre le temps scolaire le matin, des activités complémentaires l'après-midi, à la condition expresse que les pouvoirs publics prennent en charge l'organisation de ce temps extra-scolaire. Si les familles en difficulté transmettent bel et bien un héritage culturel à la génération future, – ce que je n'ai jamais nié – cet héritage culturel porte un nom, c'est l'exclusion. Voilà pourquoi l'aménagement du temps scolaire représente un enjeu décisif, qui dépasse largement le strict cadre éducatif ou pédagogique pour intéresser l'ensemble de la société. Il est en réalité un test de notre volonté de reproduire ou de combattre l'exclusion.
Généraliser un véritable aménagement du temps scolaire, ce n'est pas seulement renforcer les chances d'efficacité du système éducatif. C'est se donner le moyen de créer des centaines de milliers d'emplois. Et l'exemple me paraît significatif de l'objectif à atteindre : limiter le chômage et l'exclusion en assurant parallèlement la promotion d'une société plus conviviale et solidaire.
Mes chers compagnons,
Par plus que la crise, le chômage et l'exclusion ne sont un problème seulement économique. La crise que nous traversons est culturelle. Le chômage et l'exclusion sont un problème de société. Un problème de société parce qu'ils touchent l'ensemble des équilibres et des régulations entre les citoyens et les parties du territoire. Un problème de société parce qu'ils remettent en question les dispositifs d'intervention publics mais aussi l'ensemble des modes traditionnels de représentation, des syndicats jusqu'au Parlement.
Dès lors que nous nous trouvons confrontés à un problème de société, nous nous trouvons face à un problème politique, au sens le plus élevé du terme. C'est dire qu'il ne peut être traité par des lois quinquennales, voire même septennales, mais qu'il relève prioritairement du peuple. Voilà pourquoi ce débat devra être au cœur de la prochaine campagne présidentielle.
Une campagne présidentielle, en effet, ce doit être quelque chose de sérieux. Cela doit porter sur des projets, sur des idées. Cela ne peut pas se réduire à la comparaison du nombre de convives acceptant nos invitations respectives. Je sais bien qu'il y a des précédents fameux. Je sais bien qu'il y a eu des campagnes de banquets, qui ont fini par ébranler des régimes honnis. Mais outre que cela avait quand même une autre allure, je crois me souvenir que les commensaux de l'époque étaient, eux, porteurs de grandes idées, de grands projets. Alors, inspirons-nous plutôt de cet aspect de leur combat plutôt que de nous demander ce que nous pouvons bien avoir dans notre assiette…
Les querelles d'hommes sont secondaires. Il ne s'agit pas uniquement de choisir un champion ; il ne s'agit pas seulement de se demander qui possède les meilleures chances de gagner ; il s'agit surtout de dire quelle France nous voulons.
L'heure n'est plus à dresser nos poitrines devant les hordes socialo-communistes qui menaceraient de déferler. Cette positions défensive et finalement confortable avait pour principal mérite de nous épargner de proposer quoi que ce fût. L'heure n'est plus à l'affrontement entre deux types de sociétés radicalement différentes mais dont les modèles étaient connus.
Non, il s'agit d'imaginer une autre société, une société nouvelle dont les règles demeurent à inventer. Et cela n'a rien d'évident. Le débat sur l'école et sur le temps scolaire est particulièrement révélateur à cet égard, tout autant que celui sur l'exclusion. Il ne s'agit pas là de gadgets électoraux. Il s'agit de questions majeures, de questions de principe. Doit-on laisser sans réagir se reproduire et s'accroître les crises culturelles ou sociales, ou bien avons-nous un devoir d'intervention ? Faut-il s'orienter vers un État minimum ou bien renforcer l'État Républicain ?
À travers ces exemples, chacun d'entre nous doit se persuader de l'absolu nécessité de recentrer le débat présidentiel. Si nous ne parvenons pas à imposer la distance et la hauteur qui conviennent, ne nous y trompons pas, le septennat sera un échec, quel que soit celui qui en assumera la conduire ; le septennat sera un échec, avant même d'avoir débuté. Et avec lui disparaîtront bien des chances pour la France…
Ce recentrage est d'autant plus urgent que la crise du politique ne cesse de s'amplifier.
Au scepticisme sur la capacité collective de changer le cours des événements, s'ajoute un climat de suspicion généralisée vis-à-vis des responsables publics qui, après une brève période d'accalmie au lendemain de la défaite socialiste s'aggrave à nouveau.
À la veille de la prochaine session parlementaire, à la veille surtout du grand rendez-vous qui rythme la démocratie de notre pays, chacun de nous se doit donc d'avoir une attitude responsable. Chacun de nous doit se persuader qu'il n'aura pas qu'à défendre son pré carré respectif. Chacun de nous doit plus que jamais avoir présent à l'esprit que c'est de la France qu'il nous faut traiter. C'est à la France qu'il faut nous adresser. C'est la France qu'il nous faut écouter et convaincre. C'est la France dont nous sommes dépositaires.