Interview de M. Jacques Chirac, président du RPR, dans "La Croix" le 22 septembre 1994, sur la lutte contre l'exclusion sociale notamment au niveau de l'emploi, du logement et de la protection sociale.

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La Croix : Le retour de la croissance sera-t-il suffisant pour vaincre les exclusions ?

Jacques Chirac : La crise a été le révélateur du mal profond dont souffre notre société. Dans sa quête incessante de performance, elle a développé l'égoïsme des hommes et cassé les liens de solidarité de personne à personne qui étaient essentiels. On se tromperait gravement en attendant tout de la reprise. Le retour à la croissance pour diminuer le chômage est primordial. Il ne sera pourtant pas suffisant pour réinsérer tous ceux qui vivent en dehors de notre société. Le chômage commence à baisser légèrement, et comment ne pas s'en féliciter ? Mais le nombre des chômeurs de longue durée et des allocataires du RMI continue à progresser.

Pourtant l'exclusion n'est pas irréversible. À condition que chacun se mobilise. La faire reculer suppose en fait un nouvel état d'esprit : une volonté opiniâtre et, l'engagement collectif de tous. Rien n'est plus délicat à mener et à réussir que cet effort d'insertion. Il demande de l'intelligence, de la compétence, des moyens, mais aussi du cœur.

« Être exclu, c'est devenir invisible aux autres. » Beaucoup de ceux que j'ai rencontrés dans les associations d'insertion me l'ont dit. Parce que le réflexe premier est le repli sur soi, par pudeur, par dignité, souvent par peur. Et parce que les autres, ceux qui ont leur place dans la société, détournent les yeux par indifférence ou par gêne.

L'exclusion ne met pas seulement en cause la participation à la vie sociale mais aussi le lien qui unit chacun à autrui, c'est-à-dire la citoyenneté, Il faut, aujourd'hui essayer d'imaginer de nouvelles pratiques de participation et de représentation des exclus.

La Croix : Quels peuvent être les rôles respectifs de l'État, des entreprises, des collectivités locales et des associations dans la lutte contre les exclusions ?

Jacques Chirac : La crise dans notre société provoque angoisse et souffrances. Mais elle a la vertu d'obliger chacun à évoluer et à inventer. En premier lieu, l'État, parce qu'il est responsable de la cohésion nationale. Dégager des crédits supplémentaires ne suffira pas. Il faut mettre en œuvre une stratégie globale forte et simple. D'abord en se réorganisant pour remédier à la multiplicité des dispositifs. Avec à la tête, une structure d'impulsion qui constituerait le pivot de la lutte contre l'exclusion. Elle réaliserait des études d'impact social, ce qui permettrait d'éviter bien des erreurs. Au niveau local, dans chaque département, la création d'un secrétariat général pour l'insertion est nécessaire.

Ensuite, de nouvelles politiques sont à mettre en place là où l'on peut espérer peser en amont de la marginalisation : la famille, l'école, l'insertion professionnelle.

Bien entendu, quand s'installe une France à plusieurs vitesses, l'État seul ne peut tout faire. Il faut que les cœurs et les énergies se mobilisent partout. Les collectivités locales, plus proches des gens, connaissent mieux les besoins et les réponses. Les associations jouent un rôle irremplaçable pour inventer des solutions nouvelles. Il nous faut mieux les aider. Le système actuel de subventions au coup par coup n'est pas bon il faut lui substituer un régime de financements pluriannuels sur objectifs, et doter leurs bénévoles d'un statut.

Les entreprises ne sauraient rester à l'écart de cette mobilisation. Elles ont des droits mais aussi des devoirs. Leur responsabilité d'entreprises citoyennes est essentielle. Il s'agit pour elles de relever ce pari : moderniser sans exclure, considérer l'homme non comme un coût mais comme un investissement rentable. Il faut mieux encore mettre la prévention de l'exclusion au cœur des logiques d'entreprise : par exemple en diminuant les cotisations chômage de celles qui font un véritable effort d'insertion.

La Croix : Quel bilan faites-vous de l'instauration du Revenu minimum d'insertion (RMI) et quelles sont les améliorations possibles ?

Jacques Chirac : J'ai voté le RMI parce que je suis convaincu de la nécessité d'un ultime filet de sécurité pour ceux que les accidents de la vie plongent dans la détresse.

Aujourd'hui le bilan me semble contrasté. D'un côté, force est de reconnaître que le RMI s'est souvent transformé en un « salaire de l'exclusion ». Et les RMIstes sont fréquemment d'emblée considérés comme inemployables. D'un autre côté, j'ai constaté un foisonnement de projets pour faciliter l'insertion. Une dynamique existe.

Dans ce contexte, je ne crois pas que des changements institutionnels soient le remède miracle à la dérive du RMI. Bien sûr, le dispositif mériterait d'être simplifié et de ce point de vue le transfert envisagé d'une partie des charges du RMI de l'État vers les départements (lire Repères en page 3) me paraît au contraire ajouter une complexité supplémentaire. Mais l'essentiel me semble ailleurs : dans la finalité même du RMI. Il faut le faire progressivement évoluer vers une « activité minimum garantie ». Ce que souhaitent les allocataires du RMI, c'est d'abord un travail. Autrement dit, il faut organiser leur accueil dans les entreprises, dans les associations et dans les administrations, notamment celles de l'État qui ne font pas aujourd'hui les efforts nécessaires.

Le gouvernement vient d'annoncer une première mesure pour faciliter l'insertion en entreprises des allocataires du RMI. Je m'en félicite, c'est un premier pas. Mais d'autres devront suivre.

La Croix : Que doit-on faire dans le domaine du Logement ?

Jacques Chirac : Notre système de construction et de financement du logement est devenu inadapté. Il doit être modifié pour reconnaître à chacun un droit à être logé. Je pense à ceux qui ne peuvent pas acheter un logement parce qu'on leur refuse un prêt ou qui ont peur de ne pouvoir le rembourser s'ils perdent leur emploi. Il faut inventer un nouveau type de prêt qui, en cas d'accident dans les revenus de l'emprunteur, reporte automatiquement les échéances.

Par ailleurs, des locataires se retrouvent au chômage et sont dans l'incapacité de payer leurs loyers. Pourquoi ne pas créer un fonds garantissant le paiement des loyers en cas de chute brutale de revenus ?

Si l'on veut développer l'offre locative, encourager l'accession à la propriété, répondre au défi des sans domicile fixe, il faut une politique du logement nouvelle. Je sais qu'Hervé de Charette réfléchit et agit en ce sens. J'aurai pour ma part prochainement l'occasion de prendre à Paris des initiatives.

La Croix : Une nouvelle politique de l'emploi est-elle nécessaire ?

Jacques Chirac : Reconquérir l'emploi suppose une action déterminée et à long terme. Il n'y a aucune recette miracle. Cela suppose d'abord que l'emploi, aujourd'hui surtaxé par rapport à la machine, devienne un investissement. Réduisons donc les cotisations de toutes sortes qui pèsent sur lui et finançons par l'impôt les dépenses sociales qui relèvent de la solidarité nationale.

Il faut aussi développer les emplois de service. Sachons en particulier donner toute leur place aux métiers de proximité et de solidarité que nous ne développerons pas sans formation, statut et rémunération convenable. Il faut aussi aller plus loin en permettant à chaque ménage de déduire intégralement non seulement les charges, mais le salaire même des personnes employées et créer une véritable allocation de garde des enfants à domicile. D'autres pistes sont à explorer sur une beaucoup plus large échelle comme le temps partiel, et plus encore le « temps choisi ».

En revanche, je ne crois pas que la réduction généralisée du temps de travail soit « la » solution au problème de l'emploi. Je ne dis pas qu'elle ne doive pas être expérimentée par voie d'accords contractuels. Mais je ne crois pas qu'on puisse en faire un principe général.

La Croix : La réforme de notre système de protection sociale est toujours à l'ordre du jour. Quelles doivent être les grandes orientations à mettre en œuvre ?

Jacques Chirac : Notre système de protection sociale constitue encore un véritable rempart contre l'exclusion. Mais il est actuellement malade : déficits, baisse des remboursements, difficultés à s'adapter aux nouveaux besoins, les symptômes sont connus. Et trop nombreux sont aujourd'hui ceux qui ne bénéficient pas de la Sécurité sociale.

Pour conduire une réforme, il faut d'abord clarifier le financement de notre système de Sécurité sociale. Au Parlement de se prononcer sur les dépenses de solidarité, à financer par l'impôt. Aux partenaires sociaux, en pleine autonomie, de gérer les dépenses financées par les cotisations sociales, et d'assurer la responsabilité de chaque branche de la Sécurité sociale : famille, maladie, vieillesse.

Nous pourrons alors réaliser de nouveaux progrès. En particulier pour l'accès aux soins des plus démunis. Ils devraient pouvoir bénéficier automatiquement de la Sécurité sociale, comme je l'ai fait à Paris, avec la carte « Paris Santé », financée par la ville, qui concerne 130 000 personnes.

La Croix : L'allocation dépendance semble au point mort. Est-ce, pour vous, une priorité ?

Jacques Chirac : La montée de la dépendance constitue un défi majeur de solidarité. La situation actuelle se résume en trois mots : insuffisance, incohérence, injustice. Insuffisance des systèmes d'aide mis en œuvre, en particulier pour le maintien à domicile. Incohérence d'un dispositif qui fait prévaloir des distinctions administratives et juridiques sur l'appréciation de l'état de dépendance de la personne âgée. Injustice en fin de compte, dans les aides apportées, qui varient d'un département à l'autre ; d'une caisse de retraité à l'autre, voire d'un établissement à l'autre.

Il faut mettre en place une politique globale qui réponde à trois objectifs : la dignité des personnes âgées par des soutiens matériels et financiers, la liberté du choix de la forme d'hébergement, la continuité des actions en diversifiant les modalités de financement. C'est en ce sens que je propose la création d'une allocation de grande dépendance, financée par l'État, puisqu'il s'agit par nature d'une dépense de solidarité.

La Croix : Comment financer toutes ces dépenses liées à l'exclusion ?

Jacques Chirac : Avant de dépenser plus, il s'agit d'abord de dépenser autrement. C'est possible, l'exemple de l'emploi le montre. Depuis des mois, je plaide pour une transformation des dépenses passives d'indemnisation en dépenses actives d'insertion. On a longtemps expliqué qu'une telle évolution était inenvisageable. Et voici que le gouvernement vient d'annoncer la création d'un dispositif facilitant l'embauche des « RMIstes », en versant à l'entreprise sous forme d'aide à l'emploi l'équivalent de ce qu'il aurait réglé en allocations. Je suis heureux que le bon sens l'ait emporté.

Chaque fois que l'on peut, pour un coût inférieur à l'indemnisation du chômage, favoriser la formation ou la remise au travail d'un chômeur, il faut le faire. Et si des dépenses nouvelles sont nécessaires, sachons définir nos priorités. Et dégager les moyens nécessaires: TVA, cotisation généralisée, taxes sur la pollution, relèvement des droits indirects... Peu importe, c'est à l'État, donc à l'impôt, de financer les dépenses de solidarité. Est-ce que l'on peut laisser une partie des Français aller à la dérive et se marginaliser complètement ? Évidemment pas. Et donc il faut faire le choix de ces réformes indispensables.