Texte intégral
O. Mazerolle :
L. Jospin a dit qu’il n’avait pas l’intention de changer de rythme, mais la crise économique et financière venue d’Asie et de Russie ne va-t-elle pas vous obliger à changer d’allure ? Si la croissance est moins forte, l’emploi risque d’en pâtir ?
M. Aubry :
« Oui, enfin je crois que ce qu’on peut dire, d’abord, c’est ce qui se passe actuellement en Asie, et surtout en Russie, c’est d’abord les conséquences de problèmes internes et qui, finalement mécaniquement, touchent assez peu notre croissance. Même si, comme cela vient d’être dit, cela touche effectivement les Bourses et les marchés financiers. Ce qui veut dire d’ailleurs qu’il faudrait, peut-être, réfléchir à plus de stabilité dans le système financier international. Je crois que nous avons quand même des atouts : l’Europe, et surtout la France, a aujourd’hui une croissance qui est d’abord tirée par sa consommation interne. Et c’est justement ce que nous avons fait cette année, en relançant la consommation interne. Et ceci nous met à l’abri de conséquences majeures en matière de problèmes venant de l’extérieur. Ceci dit, il faut toujours rester vigilant. Je crois que c’est la raison pour laquelle nous devons continuer au même rythme, mais en approfondissant ce que nous avons fait, pour que la croissance soit plus riche en emplois ».
O. Mazerolle :
Qu’est-ce que cela veut dire : approfondir ?
M. Aubry :
« Approfondir, eh bien, cela veut dire : poursuivre de manière majeure. Il n’y a pas d’arrêt sur le rythme, il n’y a pas non plus d’accélération. Il faut continuer à réfléchir aux métiers de demain ; il faut réduire la durée du travail ; il faut aider les gens qui sont les plus fragiles. Voilà ce qu’il convient de faire pour que la croissance continue à être de plus en plus riche en emplois et que nous n’ayons pas d’effets en matière d’emploi ».
O. Mazerolle :
Et les communistes vous disent : mais non, il faut relancer : plus de salaires, plus de prestations sociales, des retraites augmentées !
M. Aubry :
« Oui, enfin je crois que les communistes disent simplement : il faut que la croissance interne soit maintenue à un bon niveau. Je crois que c’est ce que nous avons fait encore à la rentrée scolaire, en multipliant par quatre l’allocation de rentrée scolaire. Nous devons donc continuer à avoir, à prendre des mesures – et c’est ce que nous avons fait, simplement – qui soutiennent la consommation interne, comme nous l’avons fait l’année dernière, notamment lorsque nous avons basculé les cotisations salariales vers la CSG, ce qui a redistribué plus de 1% de pouvoir d’achat aux salariés ».
O. Mazerolle :
Alors le chômage a diminué de près de 5% en un an, de juillet à juillet.
M. Aubry :
« Oui ».
O. Mazerolle :
Mais que répondez-vous à ceux qui vous disent : oui, c’est bien. Mais seulement ailleurs, dans les pays voisins de la France, le chômage est en plus forte décrue encore. Donc c’est bien la preuve que la politique gouvernementale ne permet pas au pays de profiter à plein de l’embellie économique.
M. Aubry :
« Eh bien, je dirais d’abord que, pour la première fois, la France a 1% de point de croissance de plus, est en tête des pays industrialisés – ce qui n’était pas le cas auparavant. Que pour la première fois depuis très longtemps, avec 3% de croissance, la France crée énormément d’emplois – 260 000 cette année – notamment parce que les entreprises avaient besoin – d’ailleurs, souvent, elles avaient restructuré – d’embaucher vite, mais aussi parce que nous avons eu une politique de création d’emplois en aidant les PME, en aidant la recherche et les nouvelles technologies en la matière, et par les nouveaux services, nouveaux emplois. Je rappelle qu’il y a aujourd’hui 120 000 emplois créés ; 85 000 jeunes – dans ces nouveaux emplois – qui sont au travail. Il ne faut pas les oublier et ils comptent ».
O. Mazerolle :
Pourquoi cela va un peu moins vite qu’ailleurs ? Qu’en Allemagne, par exemple ?
M. Aubry :
« En Allemagne, je voudrais dire que ce qui m’étonne aujourd’hui, c’est que l’on regarde la décrue ; on a oublié de regarder que, l’année dernière, l’Allemagne, en six mois, a pris 400 000 chômeurs en plus. Nous, cela ne nous est jamais arrivé. Donc, nous sommes un pays où les rythmes, en montée comme en descente, sont de toute autre nature. Et moi, personnellement, je m’en réjouis. Nous nous sommes engagés vers une réduction du chômage, je l’espère structurelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas un mois ou l’autre – je pense par exemple, sans doute, au mois de septembre, où arrivent beaucoup de jeunes sortis des universités, des écoles sur le marché du travail, où on aura, sans doute, une petite remontée. Mais le rythme est un rythme à la baisse, grâce à la croissance, grâce à la politique que nous menons : comme les emplois-jeunes, comme l’aide aux PME, comme bientôt – les premiers fruits sont là – la réduction de la durée du travail ».
O. Mazerolle :
Autre caractéristique, tout de même : c’est que cette décrue du chômage s’accompagne d’une création d’emplois qui sont plus précaires, d’une plus grande flexibilité. Et votre loi sur les 35 heures, elle est marquée aussi par la flexibilité. Certains accords, comme ceux de la métallurgie, « mettent le paquet » sur la flexibilité.
M. Aubry :
« Ce qui est clair, c’est que, quand la croissance revient, les entreprises n’étant pas encore sûres de sa solidité, préfèrent redémarrer par les emplois précaires. On peut le comprendre. Mais quand la croissance s’assoit, là on ne peut pas le comprendre, et cela fait partie des discussions que j’aurai avec les partenaires sociaux. Autant le contrat à durée déterminée, le travail temporaire, peuvent être utiles en période où on n’est pas sûr de l’avenir. Autant ils ne peuvent pas être un mode de régulation permanent dans une entreprise ».
O. Mazerolle :
Que pouvez-vous faire ?
M. Aubry :
« Nous pouvons faire beaucoup de choses. Et je crois que les partenaires sociaux aussi. Et je sais que c’est un des sujets qui est discuté actuellement, notamment dans le cadre des réflexions sur l’Unedic ».
O. Mazerolle :
Allez-vous revoir le droit de licenciement, par exemple ?
M. Aubry :
Pour l’instant, nous travaillons à une meilleure prévention des licenciements. Comment faire en sorte que les salariés soient mieux préparés aux métiers de l’avenir, aux techniques de l’avenir ? nous travaillons à faire sorte que, lorsqu’il doit y avoir licenciement, les entreprises soient incitées à reclasser les salariés, à mettre plus d’argent en matière de formation, lorsqu’elles en ont les moyens. C’est-à-dire qu’on lie plus le plan social à la situation de l’entreprise. Et enfin, je crois beaucoup dans la réforme de la formation professionnelle – que nous entamons avec N. Péry – à ce que la formation serve, lorsqu’on est en période de chômage, à retrouver une qualification, à progresser. Que le chômage ne soit plus une rupture, où l’on se retrouve isolé et cassé, mais qu’il soit l’occasion de progresser dans la vie. Voilà les trois chantiers que nous avons actuellement ».
O. Mazerolle :
Avec l’accord sur la métallurgie, le patronat n’est-il pas en train de réussir, comme le disait E. A. Seillière, son pari de déstabiliser le Gouvernement, en faisant dériver la loi sur les 35 heures vers la flexibilité essentiellement, beaucoup plus que vers la création d’emplois ?
M. Aubry :
« Moi, ce qui m’amuse beaucoup, en lisant certains journaux cette semaine, c’est qu’il y a encore deux mois, on nous expliquait que la réduction de la durée du travail allait déstabiliser les entreprises. Mais comme maintenant cela marche, cela marche parce que cette loi était une loi d’incitation et qu’actuellement on négocie dans une très, très grande partie des entreprises françaises – pendant l’été seulement, 200 entreprises déjà ont signé un accord, ce qui permet déjà de créer plus de 2 500 emplois. Comme on se rend compte aujourd’hui que c’est en train de marcher, ceux qui nous disaient : c’est mauvais pour les entreprises, essaient de trouver un autre terrain : c’est mauvais pour les salariés. Eh bien, moi, j’ai lu ces accords ; je vois que la plupart des accords – pour ne dire la quasi-totalité – sont signés par tous les syndicats qui y sont. Je vois que les salariés ont trouvé des modalités de réduction de la durée du travail, qui est conforme à ce qu’ils souhaitent. J’habite près de l’entreprise, par exemple : nous sommes dans une entreprise rurale, nous préférons venir travailler tous les matins et travailler moins dans la journée. Au contraire, je suis dans une grande ville : je préfère les quatre jours ou quatre jours et demi par semaine. Nous préférons organiser la modulation sur l’année de telle ou telle manière. Moi, ce dont je me rends compte, c’est que cette réduction de la durée du travail – mais nous allons faire des interviews, nous allons vous aider aussi à montrer comment cela se passe dans les entreprises – eh bien, elle fait finalement ce que l’on souhaitait : une meilleure qualité de vie pour tous, et de l’emploi, je l’espère, demain, pour chacun ».
O. Mazerolle :
La prochaine loi sur le financement de la Sécurité sociale va-t-elle comprendre la baisse des charges sur les bas salaires, comme le préconise M. Malinvaud dans son rapport ? On dit que vous y êtes favorable, vous ?
M. Aubry :
« Oui, moi je suis favorable à ce qu’il y ait une première étape. C’est-à-dire que nous entamions un processus qui illustre clairement, aux yeux de tous – entreprises, salariés – que nous allons faire ce que nous avions dit, c’est-à-dire faire en sorte que les charges sociales pèsent moins sur le travail et donc sur l’emploi. Vous le savez aujourd’hui, les salaires représentent un peu plus de la moitié du revenu national distribué. Or, c’est sur eux que pèse la totalité des cotisations patronales. Donc nous devons à la fois réfléchir à trouver une assiette plus large, comme nous l’avons fait l’année dernière avec les cotisations salariales – avec la CSG. Et deuxièmement, à aider à la baisse des charges sur les bas salaires ».
O. Mazerolle :
Combien de temps de réflexion ?
M. Aubry :
« Moi, je suis prête. Mais dans des délais complètement normaux. Nous avions dit que nous commencerions fin août des réunions interministérielles pour des décisions qui devront être annoncées le 22 septembre. Nous sommes dans le rythme. Pas de panique. Le Premier ministre prendra ses décisions – comme il l’a toujours fait – après un certain nombre de réunions, et sans précipitation ».
O. Mazerolle :
On dit que les syndicats sont contre. Et puis, on dit que les explications entre D. Strauss Kahn et vous sont tellement orageuses que le Premier ministre préférerait peut-être renvoyer cela à plus tard…
M. Aubry :
« Je crois que les syndicats sont pour, parce que je pense que ce que les syndicats souhaitent, c’est que le coût du travail soit moins élevé, pour qu’on embauche plus. Ce qu’ils ne souhaitaient pas – et moi non plus – c’est faire comme l’avaient fait MM. Balladur et Juppé, c’est-à-dire payer la baisse des charges sociales par les ménages. Ce n’est pas ce que nous ferons. Et ils ne veulent pas non plus d’une trappe à bas salaires, comme c’est le cas aujourd’hui, où on a des charges sociales bases sur les très bas salaires, et du coup on hésite à augmenter les salaires. Sur ces deux points, je suis d’accord avec eux, et je suis convaincue que le système sur lequel nous avons travaillé entraînera derrière nous une large majorité. Non seulement de ceux qui souhaitent plus d’emploi, mais aussi des entreprises qui ont beaucoup de main-d’œuvre et beaucoup de main-d’œuvre qualifiée. Et donc, nous en reparlerons. Je crois que nous aurons une très grande majorité des acteurs derrière nous ».
PRISES DE PAROLE
LES MEMBRES DU GOUVERNEMENT
M. Aubry – France 3 – 19h30 – E. Lucet.
E. Lucet :
200 cents accords signés, bien sûr, c’est un premier bilan positif pour vous, mais est-ce que ça n’oblige pas les salariés à accepter plus de flexibilité en échange des emplois qui vont être créés ?
M. Aubry :
« Je crois qu’on l’a toujours dit, la réduction de la durée du travail n’est pas un problème simple et si on veut que ça crée beaucoup d’emplois, il faut qu’on arrive à faire en sorte que tout le monde y gagne ; l’entreprise, par plus de souplesses, mieux utiliser ses équipements, mieux organiser le temps de travail par rapport aux commandes, par rapport à ce que souhaitent les clients ; les salariés aussi : ils peuvent choisir comment ils souhaitent réduire leur durée du travail ».
E. Lucet :
Parfois, on leur impose un peu ?
M. Aubry :
« Cela se discute. Chacun doit avancer. J’étais, cet après-midi, chez Thomson-Optronic : la direction avait proposé de fermer le vendredi après-midi, les salariés ont préféré avoir les jours de congé. Ils se sont finalement mis d’accord. Et puis, l’emploi : il faut que tout le monde y gagne. Donc, c’est vrai que ce n’est pas facile et que ça nécessite une négociation. C’est pour ça que ceci doit avoir lieu au niveau de l’entreprise. Ce qu’on peut dire maintenant, c’est que la loi a eu raison de faire confiance à la négociation car, un peu partout en France, on négocie et, en deux mois, déjà 200 accords et 2 500 emplois créés, je crois que c’est loin d’être négligeable ».
E. Lucet :
Est-ce qu’on ne risque pas, non plus, de voir de plus en plus d’emplois précaires. L’Unedic annonce aujourd’hui une progression de l’emploi intérimaire de 23%, c’est beaucoup par rapport à l’année dernière ?
M. Aubry
« C’est beaucoup parce que la croissance a redémarré, cela n’a rien à voir avec la réduction de la durée du travail, bien au contraire. Puisque nous sommes sûrs qu’il faudra des emplois permanents pour remplacer les heures non-travaillées par les salariés qui sont là ».
E. Lucet :
Vous ne pensez pas que les chefs d’entreprise pourraient être tentés d’employer quelqu’un six mois, pour voir, et d’attendre ?
M. Aubry
« Ils n’auraient pas droit à l’aide, dans ce cas-là. Le système est quand même bouclé. Je crois vraiment que, sur la durée du travail, les chefs d’entreprise aujourd’hui regardent, voient qu’ils peuvent réorganiser leur entreprise, que ça peut leur rapporter et, actuellement, on est en train d’y travailler. Les salariés y gagnent, l’emploi y gagne. Un mot quand même sur la précarité : moi aussi, je suis soucieuse du fait que, maintenant que la croissance s’établit dans notre pays, il n’y ait pas un emploi précaire comme un emploi permanent et nous devons travailler à faire en sorte qu’effectivement, très rapidement, ces emplois deviennent des contrats à durée indéterminée. J’en parle avec les partenaires sociaux dans les semaines qui viennent ».
E. Lucet :
Justement, vous parlez de la croissance : on a beaucoup parlé, ces derniers jours, de la crise russe et des risques de contagion. Est-ce que ça ne risque pas de provoquer un ralentissement de la croissance et de briser net, justement, vos efforts sur l’emploi ?
M. Aubry :
« La crise russe, c’est d’abord des problèmes internes à la Russie ».
E. Lucet :
On va dire la crise asiatique, alors.
M. Aubry :
« Et la crise asiatique aussi. Des problèmes propres à ces différents pays. Pourquoi sommes-nous, en grande partie, protégés ? d’abord, parce qu’aujourd’hui notre croissance est surtout soutenue par notre consommation interne et nous avons bien relancer la consommation et de faire en sorte que notre croissance soit d’abord fondée sur notre propre consommation. Deuxièmement, l’Europe a maintenant l’euro. L’euro, c’est un peu un bouclier qui lui permet de se protéger. Enfin, c’est vrai qu’il y a des problèmes sur les bourses, sur les marchés financiers, ce qui nécessite que l’on recherche plus de stabilité dans le système monétaire international. Tout ceci me conforte dans une idée : la croissance est là, d’abord grâce à notre consommation ; nous devons continuer à faire en sorte qu’elle crée le maximum d’emplois : par les nouveaux services, il y a aujourd’hui 120 000 emplois-jeunes créés ; par mes nouvelles technologies de l’information, par l’aide aux PME, par la réduction de la durée du travail et peut-être, demain, par la baisse des charges sociales sur les bas salaires ».
E. Lucet :
Il y a 48 heures, les radiologues menaçaient d’interrompre la campagne de dépistage des cancers du sein en raison des mesures d’économies que vous leur imposez. Que leur répondez-vous aujourd’hui ?
M. Aubry :
« Très franchement, je crois que tout le monde a considéré que c’était consternant. Les radiologues ont augmenté leur chiffre d’affaires de 10% pendant les quatre premiers mois de l’année, c’est une des professions qui a les rémunérations les meilleures. J’ai discuté avec la plupart des professions qui ont débordé : les kinésithérapeutes, les laboratoires biologiques, les fabricants de matériels, de prothèses ou autres ; ils sont venus s’installer autour de la table, nous avons trouvé les solutions. Les radiologues ont refusé, donc nous avons pris une mesure, pour éviter quoi ? Pour éviter que ce soient les médecins généralistes ou ceux qui sont restés dans les clous qui payent à la place de ceux qui ont débordé. Et pour éviter aussi que ce soient les malades qui voient les augmentations de cotisations. Leur seule réponse, c’est de dire : nous allons priver les femmes du dépistage du cancer du sein. Je trouve que c’est consternant, il n’y a rien d’autre à dire ; je crois que les Français apprécieront. Quant à ce qui me concerne, je pense que nous devons garder la ligne, la Sécurité sociale, c’est notre bien à tous, c’est ce qui permet à chacun d’avoir une meilleure santé. Nous allons continuer et nous ferons que, peu à peu, tout le monde rentre dans le rang, qu’on soit mieux soigné en France, à moindre coût. C’est ce que j’espère ».