Texte intégral
O. Mazerolle : L’INSEE fait de bonnes prévisions pour l’année prochaine, mais le chômage est toujours là. Comment expliquer ce contraste ?
É. Balladur : Parce que le fait est le suivant : notre pays a traversé, l’année dernière, une crise qui était la plus grave qu’il ait connue depuis la guerre, sur le plan économique, sur le plan social, je dirais aussi sur le plan moral, de la sécurité, de l’inquiétude qui était celle des Français. Souvenez-vous, c’était les négociations du GATT mal engagées, c’était la politique agricole commune révisée, qui suscitait l’inquiétude et la colère des agriculteurs, le chômage qui augmentait de 30 000 chômeurs par mois, les déficits budgétaires qui, l’an dernier, étaient deux fois plus importants que celui qui avait été voté dans la loi. Voilà quelle a été la situation de la France en mars 1993. Je le rappelle parce qu’aujourd’hui, on a tendance à ne plus en parler, comme si tout avait été facile et que tout était allé de soi. C’était dans ces conditions-là que la nouvelle majorité et le gouvernement ont pris leurs responsabilités, en mars et en avril 1993. Certains disaient qu’il ne fallait pas les prendre. Je pensais, moi, que l’urgence du redressement du pays était telle que personne n’avait le droit de refuser d’apporter son concours. Le gouvernement a donc beaucoup travaillé, et la majorité aussi.
O. Mazerolle : Certains attendaient un signe tangible, notamment sur l’emploi, qui montre que quelque chose avait changé.
É. Balladur : Nous allons y arriver. O. Mazerolle ! Alors, qu’est-ce qui s’est passé depuis 18-20 mois ? Moi, je m’étais engagé dans la direction du gouvernement en disant, ce que je voudrais, c’est qu’au bout de deux ans, on dise que la France va mieux deux ans après que deux ans avant. Est-ce que nous en sommes là ? On le saura dans deux ou trois mois. Mais enfin, aujourd’hui, on peut quand même essayer de dresser très vite un bilan. La production reculait, la France s’appauvrissait, aujourd’hui, la production redémarre, l’INSEE vient de le dire. Le chômage a augmenté l’an dernier sur la lancée de plus de 300 000 chômeurs. Cette année, le chômage augmentera pour l’instant – 1994 n’est pas terminé – de 30 000 personnes, c’est-à-dire 10 fois moins. Ce n’est pas encore gagné, j’en suis bien d’accord.
O. Mazerolle : Vous espériez même la stabilité.
É. Balladur : J’espérais la stabilité, nous allons voir si nous y parvenons. Le déficit budgétaire – on va y revenir – commence à être réduit. Les agriculteurs ont un revenu qui a augmenté beaucoup plus que depuis de nombreuses années. Nous sommes sortis de l’épreuve du GATT en défendant les intérêts de la France. Je ne suis pas en train de peindre un tableau en rose. Je sais très bien qu’il y a beaucoup de choses qui ne vont pas. Je sais très bien que, dans un pays où il y a plus de 3 millions de chômeurs, les gens ont tendance à dire : « bon, eh bien, c’est très bien, mais tout ça, ce sont des statistiques, le Premier ministre vient nous expliquer que cela va mieux, il a peut-être raison dans l’abstrait, mais concrètement, qu’est-ce que cela change pour ma situation à moi ? »
M. Cotta : La richesse produite par l’économie devrait progresser de 1,7 % dans les 6 premiers mois de 1995, ce qui devrait conduire à une baisse de 60 000 chômeurs. Quelle croissance faudra-t-il pour une baisse de 200 000 chômeurs par an, puisque c’est cela votre objectif ? 200 000 par an et 1 million en 5 ans.
É. Balladur : Je pars d’une constatation très simple. La France a, aujourd’hui, plus de chômeurs en proportion de sa population que n’en ont des pays tels que l’Allemagne. Il n’y aucune raison pour cela. Nous devons, en l’espace de 5 ans – ce n’est pas une promesse, c’est une sorte d’engagement collectif que je souhaite que prennent tous les Français, les dirigeants, les syndicats, les entrepreneurs, tout le monde – nous devons réduire le chômage d’un million en 5 ans. Nous aurions un chômage, à ce moment-là, qui serait d’ailleurs encore élevé mais comparable au chômage actuel en Allemagne.
O. Mazerolle : Cela se traduit par quoi, un engagement collectif ?
É. Balladur : Un engagement collectif se traduit par le fait que tout le monde adhère à cet objectif et décide de faire tout ce qu’il peut pour atteindre cet objectif.
O. Mazerolle : Il y a quelque chose qui est signé ?
É. Balladur : Peut-être ne vous a-t-il pas échappé que nous entrons dans une période électorale. Ce n’est pas la période la plus favorable pour des accords de ce genre, mais peu importe. Il faut prendre les mesures nécessaires pour y parvenir. L’objectif est 200 000 de moins par an. Est-ce qu’on peut y parvenir ? Il faut de la croissance d’abord. Si nous avons plus de 3 % de croissance, c’est un premier élément. Il faut toute une série de mesures qui ont été prises déjà : réduction des charges sur les bas salaires, développement de la formation professionnelle, assouplissement des réglementations. Toutes ces mesures additionnées peuvent faire que nous parvenions à cet objectif, 200 000 chômeurs de moins en 1995.
O. Mazerolle : L’INSEE ne dit pas tout à fait cela…
É. Balladur : Je n’ai pas dit que c’était ce que l’INSEE disait. L’INSEE dit que ce sera moins…
O. Mazerolle : … donc, elle a l’air de vous dire : « Il faudrait encore d’autres mesures, en plus de celles qui ont déjà été adoptées. »
É. Balladur : Écoutez, il se trouve que j’ai reçu l’ensemble des organisations syndicales et patronales depuis quelques jours. C’était pour parler de l’Europe. J’espère que nous y reviendrons. Nous avons très rapidement, j’ai, très rapidement, évoqué ce problème pour dire que j’étais tout prêt – comme je le suis toujours d’ailleurs – à prendre les mesures complémentaires nécessaires, voire à modifier certaines des mesures qui ne parviendraient pas à l’objectif que nous nous sommes fixé pour atteindre cet objectif. Il faut que les Français fassent entre eux – ce n’est pas une affaire de politique, de gouvernement, d’opposition, de majorité, c’est une affaire nationale et collective –, qu’ils prennent la décision de tout faire pour réduire le chômage, étape par étape.
M. Cotta : La méthode de la concertation est-elle la meilleure ? Les chômeurs ne sont pas représentés par les syndicats et les syndicats patronaux ont peut-être d’autres préoccupations ?
É. Balladur : Je ne vois pas quelle autre méthode que la concertation. Vous ne me proposez pas la méthode autoritaire et solitaire, je pense ?
M. Cotta : Solitaire, non… Mais peut-être autoritaire !
É. Balladur : Mais il faut bien s’adresser aux partenaires de la société ! Qui sont les partenaires de la société ? Ce sont les parlementaires qui votent les lois. C’est l’administration qui les applique, ce sont les entreprises et les salariés qui les mettent également en œuvre. Il faut s’adresser à tout le monde à la fois. Il faut rassembler tout le monde pour y parvenir. Si nous arrivons à mobiliser l’esprit public autour de cet objectif, 200 000 chômeurs de moins par an pendant 5 ans, si nous y parvenons, nous pouvons atteindre le résultat que nous nous sommes fixé. Je me permets quand même de vous dire quelque chose : souvenez-vous qu’on nous prédisait 400 000 chômeurs de plus en 1994. Nous en sommes à 30 000. C’est encore trop, 30 000 de plus. Bien sûr, c’est trop, mais enfin, c’est infiniment moins que les 400 000 qu’on nous prédisait.
O. Mazerolle : Vous dites « Nous avons fait des réformes sans fractures. » Vous cherchez à convaincre pour appliquer un certain nombre de mesures, c’est votre processus…
É. Balladur : C’est ma méthode…
O. Mazerolle : … en même temps, on voit bien que les syndicats sont parfois contredits par leurs propres adhérents.
É. Balladur : Oui, ce sont des choses qui arrivent.
O. Mazerolle : En occultant à chaque fois le risque de fracture, ne risquez-vous pas la paralysie ? Dès que les gens sont directement concernés par cette mesure, ils n’en veulent plus ou ils la redoutent. Certains parlent d’immobilisme, même.
É. Balladur : Cela, c’est de la politique polémique. Cela n’a pas beaucoup d’importance. Immobilisme ? Prenez l’état de la France en avril 1993 et prenez-le en décembre 1994. Être mobile et immobile, ce n’est pas une affaire de mots et de formules : c’est une affaire de réalité et de résultats. La France a-t-elle progressé depuis 20 mois ? Estelle repartie de l’avant ? La réponse est oui. Personne ne peut le nier. Revenons à la méthode. Je sais bien qu’on me fait le reproche en développant l’idée qu’il faut consulter, qu’il faut essayer d’entraîner, qu’il faut essayer de convaincre de ne pas aller assez vite. Je vous répondrai plusieurs choses. Nous sommes dans une société qui est une société complexe, avec des intérêts divergents. Vous-même, d’ailleurs, disiez tout à l’heure, dans la présentation : « avec cette croissance qui revient, qu’est-ce qu’il faut faire ? » Faut-il augmenter les salaires ? L’emploi ? Est-ce qu’il faut réduire le déficit ? Les catégories n’ont pas toutes les mêmes intérêts. En second lieu, nous sommes dans un pays qui a, depuis 20 ans, le sentiment qu’il est en crise et qui est inquiet. La responsabilité du pouvoir est double. Elle est d’entraîner, de faire bouger, mais elle est également de convaincre et de rassurer. Je ne veux pas ajouter à l’inquiétude des Français. Ce que je souhaite, c’est les entraîner sans les inquiéter. Alors, cela prend un peu plus de temps, c’est vrai, mais ce n’est pas du temps perdu. Lorsqu’on prend la peine de consulter, d’expliquer, d’essayer de convaincre… On n’y arrive pas toujours. Il vient un moment où, finalement, le pouvoir politique doit décider en disant : « bon, je vous ai tous écoutés, mais le moment de la décision est arrivé, voilà ce que je décide. » Mais il faut commencer par faire cet effort. En tout cas, c’est ma conception de la gestion d’une société moderne.
M. Cotta : N’êtes-vous pas dans une période psychologiquement la plus difficile à vivre pour la France, puisque la reprise est là mais les fruits de la croissance ne sont pas encore partagés.
É. Balladur : Il est vrai que la reprise est là. Il est vrai qu’elle ne se traduit pas encore suffisamment dans les créations d’emploi. Mais enfin, tout de même ! 180 000 emplois créés durant les trois premiers trimestres de l’année 1994, cela ne s’était pas vu depuis 10 ans ! Il est vrai que cette mesure n’a pas encore des conséquences sur les rentrées sociales et les rentrées fiscales, d’où les problèmes des déficits dont nous parlerons tout à l’heure. Donc, effectivement, nous sommes dans une période de transition difficile.
O. Mazerolle : Lorsque vous êtes arrivé au pouvoir avec la majorité, vous avez dit : « Il faut remettre l’économie en marche et assurer la stabilité de la monnaie ». D’autres ont dit : « La lutte pour l’emploi, c’est aussi prioritaire et aussi important et aussi immédiat que la stabilité de la monnaie ». Pour vous, les choses sont remises en ordre. Pouvez-vous nous dire maintenant que l’emploi peut être une priorité des priorités ?
É. Balladur : Monsieur Mazerolle, c’était une priorité dès le départ, l’emploi. Il n’y a pas d’incompatibilité entre sauvegarder l’emploi, l’améliorer et sauvegarder la monnaie et lutter contre les déficits. Tout cela va ensemble. Si vous dites « Vous avez dit telle chose en arrivant… », je constate qu’aujourd’hui, les faits répondent à mon espérance. La croissance est repartie. Les déficits commencent à diminuer. La monnaie est stable et l’emploi commence à s’améliorer, ce qui prouve bien qu’on devait faire tout cela à la fois et ne pas dire qu’il y avait une incompatibilité entre l’emploi d’un côté, et, de l’autre côté, la stabilité de la monnaie. Les deux choses étaient liées.
M. Cotta : La Banque de France dit que les recettes de la croissance devraient être affectées à la réduction des déficits.
É. Balladur : Le gouvernement a fixé sa ligne de conduite depuis une vingtaine de mois : la reprise de la croissance, la stabilité monétaire et la baisse des déficits. La baisse des déficits est rendue plus difficile parce que les recettes de la croissance ne sont pas encore là. Cela étant, l’objectif que nous nous étions fixé sera respecté : le déficit du budget de l’État doit être ramené au-dessous de 200 milliards de francs dans les trois ans qui viennent.
M. Cotta : Vous attendiez-vous à être sermonné par le gouverneur de la Banque de France ?
É. Balladur : C’est pour ça que j’ai souhaité donner l’indépendance à la Banque de France. Tout le monde n’était pas de mon avis, d’ailleurs. Ça a été l’une des premières décisions de mon gouvernement.
M. Cotta : Vous ne le regrettez pas ?
É. Balladur : Non, ce qui ne veut pas dire que je suis décidé à suivre tous les avis qui me sont donnés.
O. Mazerolle : Ce n’est pas la Banque de France qui définira la politique de la France ?
É. Balladur : Le gouvernement fait la politique de la France. Mais la Banque de France a la responsabilité, en toute indépendance, de la politique monétaire. C’est ce que j’ai souhaité. Je souhaite que tout le monde respecte cette règle. Cela étant, la gestion générale de la politique du pays et de sa politique économique est de la responsabilité du gouvernement. Je me réjouis beaucoup qu’il y ait des hommes d’autorité intellectuelle et morale qui rappellent l’importance qu’il y a à réduire les déficits. À entendre parfois certaines déclarations, on pourrait s’imaginer qu’avoir des déficits considérables de la Sécurité sociale, du budget de l’État, des collectivités locales, ça n’a aucune importance, qu’on peut continuer à dépenser plus qu’on ne gagne et que finalement, on peut continuer à s’endetter. Eh bien, non ! L’endettement de l’État a beaucoup trop augmenté depuis quelques années. Ce sont ceux qui viendront après nous qui devront payer toutes ces dettes. Il est de notre responsabilité morale vis-à-vis de l’avenir de lutter contre ces déficits. Plus l’État dépense, plus il emprunte pour financer ces déficits, plus les taux d’intérêt montent, moins les petites entreprises trouvent de l’argent à bon marché.
O. Mazerolle : R. Soubie et A. Minc disent qu’il n’est pas possible d’équilibrer la Sécurité sociale sans une hausse des cotisations.
É. Balladur : Prenons la mesure des choses : si nous n’avions rien fait, le déficit de la Sécurité sociale eût été de 130 milliards en 1994. Toutes les mesures que nous avons prises l’ont ramené à 50 milliards. C’est énorme encore, mais je vous rappelle que nous avons fait la réforme des retraites devant laquelle tous les gouvernements, depuis des années, ont reculé, que nous avons séparé les comptes des différents régimes, ce qui permet d’y voir clair, que nous avons ralenti considérablement la croissance des dépenses maladie. Il reste un problème difficile et important : le problème de l’hôpital. Comment gérer la Sécurité sociale ? Ça va être un des grands débats de l’avenir. Ma conviction, la voici : nous ne pouvons pas accepter un système dans lequel les croissances croîtraient sans cesse plus vite que la richesse nationale et dans lequel, pour les financer, il faudrait sans cesse augmenter les impôts, les taxes ou les cotisations. Résultat : cet alourdissement perpétuel est nuisible à l’emploi et ça génère un chômage qui nécessite de nouveau de nouvelles dépenses sociales qu’il faut de nouveau financer. C’est un véritable piège.
O. Mazerolle : Il faut faire la réforme hospitalière que vous n’êtes pas parvenu à mettre en œuvre ?
É. Balladur : Pardon ! Nous sommes passés de 130 milliards de déficit à 50. C’est un effort considérable. Il faut que tous les Français se convainquent qu’on ne peut pas augmenter, tous les deux ans, de 50 milliards les recettes de la Sécurité sociale en instituant un nouvel impôt. Ça ne peut pas continuer comme cela. Il faut donc qu’on prenne les mesures, en respectant les droits acquis pour mieux contrôler les dépenses.
M. Cotta : Peut-on maintenir à son niveau actuel, la protection sociale pour tout le monde ?
É. Balladur : Je le crois, à condition de prendre les mesures nécessaires pour que la gestion soit plus économique et que les responsabilités soient plus clairement affirmées.
O. Mazerolle : R. Barre dit qu’il faudra bien que la CSG augmente.
É. Balladur : On peut toujours, s’agissant du financement de la Sécurité sociale dire qu’il ne faudra plus de cotisations assises sur les salaires qu’il faudrait augmenter la TVA ou la CSG ou faire une taxe sur le CO2. On peut discuter de tout cela, à une condition : que ce ne soit pas des recettes supplémentaires, mais qu’elles viennent remplacer des recettes actuelles que l’on diminue. Nous ne pouvons pas entrer dans un système dans lequel, tous les deux ans, on fait un nouvel impôt pour faire face à une croissance des dépenses qu’on n’arrive pas à contrôler.
O. Mazerolle : Avec la seule maîtrise, on peut éviter toute hausse des cotisations ?
É. Balladur : C’est ce à quoi nous nous employons. J’ai, effectivement, demandé des rapports à un certain nombre d’experts. Ce qui prouve l’impartialité du gouvernement, c’est que ces experts, désignés par le gouvernement, déposent des conclusions que vous pouvez utiliser dans votre conversation avec moi, ce qui est parfaitement normal. Mon objectif est clair : ce n’est pas d’augmenter sans cesse les recettes, c’est de contrôler et de stopper la dérive des dépenses, en respectant les droits légitimes de chacun.
M. Cotta : Quel est le rôle de l’État ? N’êtes-vous pas en train de retrouver l’État nécessaire ?
É. Balladur : Je ne l’ai jamais perdu ! J’ai toujours pensé que le rôle de l’État était nécessaire. Le problème est de savoir jusqu’à quel point.
M. Cotta : Vous êtes plus colbertiste qu’en 1986.
É. Balladur : Non. La situation est différente. Nous avons pris un certain nombre de mesures libérales très importantes depuis 20 mois, en diminuant des réglementations, en les simplifiant, en allégeant des impôts, en privatisant, en ordonnant l’indépendance de la Banque de France, ce qui est le type de la mesure libérale qu’il fallait prendre, en défendant la monnaie. Mais pour autant, l’État a sa responsabilité dans la société, sans quoi, ce n’est pas la peine d’avoir un Parlement ou un gouvernement.
O. Mazerolle : Certains craignent qu’on oublie les exclus avec la reprise. Comment faire ? Comment exiger que les Français qui travaillent, qu’ils poursuivent leur effort de solidarité pour entamer le chômage de longue durée ?
É. Balladur : Le risque de la situation actuelle, c’est que la croissance revienne et qu’on dise « c’est parfait, puisque les choses redeviennent normales, reprenons nos vieilles habitudes et ne changeons rien ». Le grand risque de la situation actuelle et du retour de la croissance, c’est que cela endorme et affadisse l’esprit de réforme et la volonté de changement. Or, un demi-siècle est passé. Le monde est totalement différent. La France est dans une économie ouverte. Nous sommes en concurrence avec le reste des nations. Il est impératif pour la France d’accepter des réformes de structures, de modifier les habitudes et les mentalités. Si le retour de la croissance nous conduit à rester dans le statu quo, la prochaine crise – il y en aura nécessairement, rien n’est jamais continu – trouvera une France affaiblie. C’est ma constatation de base. À partir de là, qui pourrait s’accommoder que la décroissance, de retour, ne s’accompagne pas de la diminution du chômage et de la diminution du monde des exclus ? C’est le sens de toutes les décisions que nous avons prises, de toutes les réformes que nous avons faites. Nous avons doublé les crédits de la politique de la ville. Nous avons pris des mesures pour la réinsertion des RMIstes au chômage dans l’activité. Il y a une foule de choses qui ont été faites.
O. Mazerolle : Cela monte encore !
É. Balladur : Cela monterait davantage si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. Mais l’enjeu est là : les Français veulent-ils changer un certain nombre de choses dans leur pays ? C’est la responsabilité du pouvoir politique de le leur proposer, de les entraîner, de les convaincre.
M. Cotta : Quelle est la différence entre votre Europe en cercles concentriques, l’Europe de Chirac basée sur l’entente franco-allemande et l’Europe de Delors ?
É. Balladur : Il y a un malentendu sur ce que j’ai écrit. Soyons clairs et simples : l’Europe, nous étions 12, nous sommes 15. Ces 15 pays doivent appliquer le traité de l’Union européenne. Nous tenons à l’appliquer dans toutes ses dispositions, le grand marché, la politique extérieure et de sécurité commune, les politiques communes. Tout le monde doit l’appliquer. Mais il est vrai que les signataires du traité reconnaissent qu’il est très compliqué. Ils ont prévu qu’en 1996, il faudra qu’il y ait une conférence intergouvernementale pour voir les adaptations nécessaires. La France aura la responsabilité de préparer cette conférence puisque nous aurons la présidence de l’union à partir du 1er janvier. Deuxième constat : il est vrai que certains pays peuvent aller plus vite que d’autres. C’est prévu dans le traité, en matière monétaire. Je souhaiterais que ce soit le cas en matière militaire. On peut avoir des regroupements d’un nombre plus restreint de pays qui veulent et peuvent s’associer plus étroitement pour coopérer plus étroitement. Je pense, souhaite et crois que, dans tous les cas, il faudra qu’il y ait la France et l’Allemagne étroitement associées, avec le Benelux.
O. Mazerolle : On n’est pas loin du noyau dur.
É. Balladur : Non, on n’exclut personne. Personne n’est exclu. On ne fixe pas de liste a priori. Je souhaite que ces coopérations, toujours plus étroites, réunissent toujours la France et l’Allemagne et soient ouvertes à tous. Troisième constat : il faudra qu’on décide comment on va prendre des décisions dans ces cercles de coopération plus étroite, selon quelle règle. Nous devons nous poser très clairement la question de savoir s’il ne faut pas tenir compte du poids des populations. C’est un problème dont il faut parler et qui n’est pas encore réglé. Ça peut heurter les intérêts de tel ou tel pays.
M. Cotta : Réforme institutionnelle de l’Europe ?
É. Balladur : Pas nécessairement institutionnelle, puisque s’il s’agit de coopération plus étroite. On peut parfaitement, sans modifier le traité, prévoir des règles en la matière.
O. Mazerolle : Êtes-vous pour le passage à la monnaie unique avec l’Allemagne et le Benelux, si les critères de convergence sont respectés ?
É. Balladur : Oui, mais nous verrons bien qui remplit les conditions. Nous devons mettre de l’ordre dans nos affaires intérieures, budgétaires, fiscales et monétaires, pas à cause de Maastricht : nous avons l’impérieux devoir de mettre en ordre nos affaires dans le monde ouvert dans lequel nous vivons. Si en plus, ça nous permet de respecter le traité de l’Union européenne, c’est encore mieux.
O. Mazerolle : Fédéralisme ?
E. Balladur : Prenons l’exemple de la Bosnie : les Français pensent de l’Europe que c’est très bien, qu’il y a peut-être de la croissance économique, que les capitaux circulent librement. Quels sont les deux problèmes de l’Europe ? L’emploi et la sécurité. Les Français constatent qu’il y a 18 millions de chômeurs en Europe et qu’en Bosnie, aux portes de l’Europe, celle-ci se montre incapable de rétablir la paix. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas un certain scepticisme ? C’est la raison pour laquelle le programme de la présidence française que j’ai présenté aux organisations syndicales et patronales et que je vais présenter aux partis politiques auxquels j’ai demandé de bien vouloir me voir la semaine prochaine, doit se fixer pour objectif de faire en sorte que l’emploi s’améliore en Europe et faire en sorte que nous débattions d’une politique de sécurité pour l’Europe. Il est bien évident que, pour que l’Europe existe en tant que puissance – ce qui est l’objectif – il lui faut des moyens et que nous ne dépendions pas toujours des moyens des autres sur le plan militaire. Il faut également une volonté commune. La question est de savoir si tout le monde est prêt à ce que l’Europe ait cette volonté commune. C’est une affaire difficile. On ne s’en tirera pas par des formules toutes faites sur le fédéralisme ou pas de fédéralisme. Je ne crois pas beaucoup à ce genre de débat. Il faut une volonté politique.
O. Mazerolle : Est-ce que le départ de Delors change la donne au sein de la majorité ?
É. Balladur : L’enjeu des élections présidentielles est de savoir si les Français vont décider que la France doit rentrer dans une nouvelle ère caractérisée par la volonté d’approfondir les réformes dont notre société a besoin et par la volonté de rassemblement le plus large possible des Français. Les affaires de séparation en partis politiques, ça a un intérêt politique, mais ce n’est pas ce qui mobilise et entraîne les Français. Nous avons besoin de tout le monde – la France aussi – toutes catégories sociales et toutes opinions politiques confondues, pour progresser et faire accepter les réformes, selon la méthode qui m’est chère et qui consiste à essayer d’abord de convaincre.
M. Cotta : R. Barre espère obtenir, lui, pour que les réformes voient le jour, une concentration républicaine assez large. Pour vous aussi, la notion de concentration républicaine est, après tout, une bonne notion ?
É. Balladur : Ce n’est pas une question de notions de terminologie. C’est une question de volonté et de réalité. Je vous parlais tout à l’heure du chômage et je vous disais que je souhaitais que tous les Français se mobilisent pour atteindre l’objectif : 200 000 chômeurs de moins en 1995. J’en ai, du reste, parlé avec les organisations syndicales, je vous le rappelais tout à l’heure. Voilà ce qui compte beaucoup plus que de savoir si la présence d’untel ou d’untel change les sondages d’un, deux ou de trois points.
M. Cotta : Et votre présence à vous ?
É. Balladur : Cela, c’est une autre affaire.
O. Mazerolle : Il y a une orientation du débat politique pendant la présidentielle et c’est important pour savoir ce qui va suivre ensuite.
É. Balladur : Mais personne ne dit le contraire.
O. Mazerolle : J. Chirac, ce matin, dans Le Progrès de Lyon, dit : « Il y a des candidats qui ne sont pas vraiment déclarés, qui placent tout le monde sous hypnose, ce qui délecte les élites sous les yeux des Français ordinaires qui sont plutôt consternés ». La campagne n’est-elle pas en train de prendre une drôle d’allure, avec d’un côté, les élites et de l’autre, les Français ordinaires, selon Chirac ?
É. Balladur : Je crois que la préoccupation fondamentale des Français, à l’heure où nous parlons, c’est de savoir si leur pays va vraiment mieux ou pas, et ensuite si ce mieux va se traduire pour eux tous, pour leurs enfants, pour leur emploi, pour leur salaire, par une amélioration. Je crois qu’ils sont beaucoup moins anxieux que le personnel politique.
O. Mazerolle : Il n’y a pas l’élite d’un côté et de l’autre… Vous ne sentez pas ça comme ça ?
É. Balladur : Pas du tout ! Je crois qu’ils sont beaucoup moins anxieux que le personnel politique, de voir absolument démarrer des affrontements. La campagne électorale, de toute manière, nous en sommes à quatre mois aujourd’hui. Les fêtes de Noël sont là. En janvier, nous verrons bien ce que chacun aura à dire.
M. Cotta : Parlons du départ de J. Delors. Le président de la République a dit, avant-hier « L’absence permet d’entasser les rêves, les espérances. » A contrario, la présence sur le terrain, ou au gouvernement, pour vous, vous a-t-elle éloigné obligatoirement du rêve et de l’espérance ?
É. Balladur : On pourrait dire aussi que l’absence du débat politique n’est pas incompatible avec la présence au gouvernement ! Cessons de plaisanter : la France va avoir à choisir un avenir dans 4 mois. Quel avenir veut-elle ? Est-ce qu’elle veut un avenir de changement, de renforcement, de justice plus grande, de présence plus grande en Europe, ou pas ?
M. Cotta : Tout le monde le veut, non ?
É. Balladur : Attendez, attendez… La France veut-elle s’en donner les moyens ? Ce sera, ça, le débat. Ce ne sera pas un autre débat. Les moyens, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, bien entendu, des projets, des règles nouvelles, des réformes nouvelles. Mais « les moyens », cela veut dire aussi un nouvel état d’esprit, un état d’esprit fait d’une volonté d’adhésion et de rassemblement. Et c’est cela qui est important. Dans toutes les grandes périodes de notre histoire, tout ce qui a été fait de grand dans notre pays l’a été parce que les Français se sont associés, se sont retrouvés. C’est cela qui doit être, à mon avis, l’objectif de la campagne présidentielle.
O. Mazerolle : Vous avez écrit dans un de vos livres politiques : « Y a-t-il dans notre histoire un seul homme qui ait compté et qui n’ait pas été habité par une conviction forte, visible, qu’il a su faire partager. » Quelle est votre conviction « forte et visible » pour ce pays ?
É. Balladur : Je pense que notre pays doit d’abord être plus fort. Plus fort. La force, cela compte dans le monde dans lequel nous vivons. Si nous sommes faibles, rien n’est possible et tout est menacé. Il doit être plus fort mais le problème est de savoir ce qu’il faut faire de cette force. Cette force doit être consacrée à davantage de justice et davantage de paix. Et, si la France est plus forte, la société française pourra être plus juste et la paix pourra être plus assurée, en Europe en tout cas, et autour de l’Europe. Voilà quel doit être, me semble-t-il, l’objectif principal pour nous.
O. Mazerolle : Est-ce qu’on attendra longtemps après le 1er janvier pour connaître votre décision ?
M. Cotta : Votre décision est-elle prise ?
É. Balladur : Nous verrons.
O. Mazerolle : Mais le délai ? Une semaine ? Deux semaines ? Un mois ?
É. Balladur : Mais non, je n’ai pas d’idée précise sur les délais, ni sur ce type de problème que je ne me pose pas avec autant d’acuité que vous. Je vous souhaite de bonnes vacances.
O. Mazerolle : Merci, Monsieur le Premier ministre.