Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Le Figaro" le 24 mai 1994, sur les orientations du projet de loi de programmation militaire et notamment, le découplage entre la dissuasion nucléaire et l'action conventionnelle, la dépendance à l'égard des Etats-Unis et la multiplication des expéditions militaires.

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Média : Le Figaro

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Le Figaro : Quelle appréciation portez-vous sur la loi de programmation que l'Assemblée examine à partir d'aujourd'hui ?

Jean-Pierre Chevènement : Cette loi est l'occasion pour le Parlement de se prononcer non seulement sur l'avenir de notre outil de défense mais aussi, indirectement, sur un sujet qui lui échappe largement : la multiplication de nos engagements extérieurs. Depuis 1980, la France a mené 28 expéditions ou opérations extérieures, et le parlement n'a eu à en connaître que dans des conditions qui, au mieux, le mettaient devant le fait accompli.

J'approuve, bien sûr, le principe d'une loi de programmation, car je suis bien placé pour connaître les contraintes auxquelles se heurte toujours le ministre de la Défense vis-à-vis du ministère des Finances. Je reste sensible au sort des personnels aussi bien qu'à l'avenir de nos industries de défense et de ceux qui y travaillent.

Le Figaro : Vous seriez donc prêt à émettre un vote favorable ?

Jean-Pierre Chevènement : À priori oui, même si les crédits prévus pour 1995 sont inférieurs à ceux de 1991. Mais si je suis très attaché à l'atout essentiel que représente une politique de dissuasion indépendante pour faire de la France une oasis de paix et de stabilité dans un monde incertain, je suis également préoccupé par la « dérive expéditionnaire » que comportent, à mon sens, les orientations de la loi de programmation. Le projet de constituer une force de 120 000 à 130 000 hommes projetables à des distances de 5 000 à 7 000 kilomètres du territoire national ne me paraît pas correspondre à l'intérêt prioritaire de la France dans les vingt années qui viennent. Nous ne pouvons multiplier les expéditions militaires, presque toujours à la remorque des autres, généralement les États-Unis, pour des intérêts qui sont rarement les nôtres.

Le Figaro : Est-ce la politique de M. Balladur ou celle de M. Mitterrand que vous critiquez ainsi ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne critique pas les personnes mais les dérives politiques. Je crains pour notre pays les risques de dispersion comme sous le second Empire. Nous ne devons pas devenir les supplétifs du « nouvel ordre mondial ». Celui-ci est-il d'ailleurs autre chose que la légitimation, par le biais de l'ONU, de ce que sont les intérêts stratégiques des Etats-Unis ? La France n'a rien à gagner à servir de couverture, sinon mettre sa diplomatie à la merci des péripéties de la politique intérieure américaine. Voyez la Yougoslavie.

Faut-il chercher dans les projections de forces militaires tous azimuts une compensation à l'affaiblissement de notre poids économique en Europe même ? C'est sur notre continent que se jouent l'avenir et le rang de la France.

Le Figaro : Cependant, la priorité maintenue à la dissuasion devrait vous satisfaire ?

Jean-Pierre Chevènement : La priorité de la loi de programmation n'est pas la dissuasion mais la capacité de projection de forces : c'est ce que j'appelle la dérive expéditionnaire. S'agissant de la dissuasion, une impasse est faite sur la première décennie du prochain siècle ! Que d'ici 2010 puisse éclater en Europe une crise majeure ne peut être considéré comme improbable. La Première Guerre mondiale est arrivée par accident. Dans cette hypothèse, l'invulnérabilité de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins sera le facteur décisif de notre sécurité. Aussi le report à 2010 de la mise au service sur ces SNLE du missile M5, à la demande du gouvernement, me paraît une erreur grave. La portée du missile, en accroissant le volume d'eau disponible pour les sous-marin, renforce considérablement son indétectabilité. En cas de crise « paroxystique », nos SNLE seraient des cibles désignées, et pas seulement pour l'agresseur. Dans ces circonstances, les États n'ont pas d'amis.

Le Figaro : Il y aurait donc plus qu'une nuance entre le discours sur l'indépendance nationale et la politique actuellement conduite par le président de la République et le Premier ministre ?

Jean-Pierre Chevènement : Le président de la République a justement rappelé que la dissuasion avait pour but d'empêcher la guerre sur notre sol. Mais elle a aussi pour objectif l'indépendance de notre diplomatie. Grâce à la dissuasion, nous ne dépendons plus des États-Unis, comme en 1917 ou en 1944, pour garantir notre défense en dernier ressort. La France peut – et doit donc – faire entendre une voix indépendante. On l'oublie trop souvent. Parallèlement, la loi de programmation et le Livre blanc dont elles procèdent opèrent un découplage entre la dissuasion et l'action conventionnelle. La projection de forces, loin de nos frontières, nous met inévitablement dans la dépendance de la logistique américaine. Quels que soient les habillages verbaux, nous nous alignons. À pas de colombe, nous réintégrons le commandement militaire intégré de l'Otan. Avec les conséquences que vous voyez en Bosnie-Herzégovine, où la diplomatie américaine est tentée de substituer son plan de fédération croato-musulmane au plan européen.

Le Figaro : Finalement, allez-vous voter pour ou contre la loi de programmation ?

Jean-Pierre Chevènement : Je réserve encore ma décision. Du point de vue de la défense, j'aurais préféré que, selon la suggestion du général Gallois, la loi de programmation distinguât entre les programmes irrévocables correspondant à la défense des intérêts de la France et les programmes « conditionnels » dont l'exécution dépend aussi de la bonne volonté de nos partenaires européens, et dont la finalité correspond plus à leurs intérêts qu'aux nôtres, strictement définis. La politique de défense doit être cohérente avec la politique générale. Il y a nécessité impérieuse d'opérer un recentrage sur les priorités nationales.

Le Figaro : C'est plus important à vos yeux que le débat autour du moratoire sur les essais nucléaires ?

Jean-Pierre Chevènement : Du fait de ce moratoire, dont je crains qu'il ne suffise pas à enrayer la prolifération nucléaire, il existe aujourd'hui une situation objective, difficilement réversible. Seule une politique étrangère française indépendante vis-à-vis des États-Unis pourrait faire comprendre aux Européens, mais aussi aux pays du Sud (sans parler des Français), l'intérêt de notre dissuasion. Cette pédagogie de la dissuasion, qui correspondait à une certaine idée de la France et de son rôle dans le monde, a malheureusement manqué.