Texte intégral
Après le regard de René Mourlaux, chercheur du CEVIPOF, sur le syndicalisme et ses problèmes (Révolution n° 735), suivi de l'entretien avec Jean-Pierre Clapin, secrétaire national de la CGE-CGC (Révolution n°740), notre hebdomadaire a rencontré Michel Deschamps, secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire pour l'enseignement, la recherche et la culture (FSU). Michel Deschamps, qui a été récemment reconduit dans ses fonctions à l'unanimité, a précisé quelles sont les directions défrichées par son organisation pour parvenir à revivifier le syndicalisme et pour lui permettre de porter plus haut les couleurs de l'unité.
Entretien avec Michel Deschamps, secrétaire général de la FSU
Révolution : Pour vous, quelles sont, les principales difficultés rencontrées par le syndicalisme en France ?
Michel Deschamps : Tout d'abord, je pense qu'il ne serait pas sérieux de nier ces difficultés, tant au point de vue du nombre d'adhérents ; que des capacités à organiser certaines actions, et parfois même, au regard de la simple existence de l'organisation sur le lieu de travail.
Mais il n'est pas possible de séparer ces difficultés de celles rencontrées par le mouvement collectif organisé, que ce soit celles des partis politiques, ou même, plus généralement, des mouvements associatifs.
Enfin il faut souligner qu'elles sont vécues assez différemment dans le syndicalisme enseignant ; c'est encore un des lieux où le syndicalisme compte…
Révolution : Malgré la récente scission…
Michel Deschamps : Certes, le syndicalisme enseignant en a incontestablement souffert, mais il a cependant gardé une présence, un poids et une capacité d'intervention forte. Aussi, à la FSU, nous ne passons pas notre temps à pleurer, nous nous employons à construire.
Dans les secteurs se rattachant à l'Éducation nationale notre ambition est de conduire un syndicalisme qui soit une force de propositions. Nous ne voulons pas réduire notre rôle et nous contenter de commenter, en bien ou en mal, les décisions prises par les responsables politiques; nous désirons être en prise sur les évolutions en nous appuyant solidement sur notre ancrage avec les personnels.
Révolution : Pour lui porter remède, un regard sur les causes de la crise du syndicalisme ne semble pourtant pas inutile.
Michel Deschamps : Disons rapidement, en prenant le risque d'être schématique, qu'au fil des ans, depuis la Libération, bien des transformations se sont produites : sociales, socio-professionnelles, psychologiques, et le syndicalisme n'a pas su les anticiper ; parfois même il n'a pas réussi à les accompagner.
La crise, son développement, ses conséquences ont fait douter de sa capacité ; ainsi a été remise en cause sa crédibilité. D'une façon générale il y a eu un reflux du mouvement et un repli sur soi.
Cela a induit des conséquences internes qui ont pesé sur son mode de fonctionnement ; le syndicalisme n'a pas toujours su être à l'écoute, il a durci sa manière d'opérer, il a négligé le nécessaire pluralisme. Parfois ses rapports avec d'autres associations ou partis politiques s'en sont trouvé dégradés. Cette quasi-immobilisation, pour se défendre sous les coups reçus, a accentué la division et ses effets.
Révolution : Mais la répression patronale, qui s'est amplifiée, notamment avec la montée du chômage, n'a-t-elle pas largement contribué à l'aggravation des difficultés rencontrées par le syndicalisme ?
Michel Deschamps : Il n'est pas question de nier cet aspect, il est loin d'être négligeable, mais il ne doit pas masquer le nécessaire regard que l'activité syndicale doit porter sur elle-même. Par exemple, dans la fonction publique, comme dans l'enseignement, on ne peut pas parler de répression antisyndicale généralisée. Au contraire, d'une façon collective, notamment depuis 1981, les droits syndicaux y ont connu de notables extensions. Cependant le mouvement syndical y subit, avec ses spécificités, les difficultés que l'on sait.
Révolution : Une raison est très souvent avancée pour expliquer l'existence de cette crise du syndicalisme: la perte de l'indépendance par rapport aux partis politiques. Qu'en pensez-vous ?
Michel Deschamps : C'est une question essentielle. Elle appelle une redéfinition profonde du rapport du mouvement syndical au changement de société. Il convient, en ce domaine, de déterminer ses spécificités vis-à-vis des autres formes d'organisations, politiques ou autres, qui existent, en même temps et à côté de lui.
L'exigence de cette indépendance, qui doit être absolue, comporte la reconnaissance de deux éléments différents : tout d'abord elle ne peut s'établir que s'il est véritablement admis, jusque dans la pratique, qu'il n'existe pas de hiérarchie entre les différentes formes de mouvements collectifs, de quelque nature qu'ils soient. Le mouvement syndical, pour être distinct des autres, n'en est pas moindre.
Deuxièmement, Si le syndicalisme est subordonné à un projet de société, cette conception erronée introduit un lien de dépendance. Au lieu de libérer un espace d'intervention, elle empêche la prise de responsabilités, limite le fonctionnement démocratique interne et finalement l'épanouissement de l'organisation syndicale.
Depuis les années 80, le mouvement syndical a souffert d'un trop peu de syndicalisme en projetant sur le politique l'espoir de le voir résoudre à sa place les problèmes qu'il avait eu charge. L'alignement du syndicalisme sur un projet de société, et peut-être encore davantage quand le gouvernement au pouvoir estime incarner ce dernier, conduit à tuer le pluralisme en son sein. C'est la démarche qui a été prise par la CFDT et la FEN…
Révolution : Notamment pour la FEN, quand en 1984, elle a déclaré s'inscrire désormais dans la marge de manœuvre des possibles de la politique gouvernementale.
Michel Deschamps : Oui, et l'on a vu la suite. La FEN comme la CFDT se sont alors engagées dans une logique qui a abouti à des mesures d'exclusions collectives et individuelles.
Révolution : Il est d'autres pays qui connaissent des mouvements syndicaux liés, parfois même de façon organique, aux partis politiques et pourtant ils ne semblent pas être atteints de la même manière par la crise du syndicalisme que nous connaissons en France
Michel Deschamps : Je ne suis pas certain que ces liens induisent une subordination du mouvement syndical. Selon les particularités dues à leur propre histoire, dans les pays anglo-saxons, à certains égards, ce seraient plutôt les syndicats qui exerceraient une sorte de… leadership, comme ils disent.
Révolution : Quelle est donc plus précisément votre définition de l'indépendance syndicale ?
Michel Deschamps : Ma conception est à l'opposé de la neutralité. C'est, au contraire, une prise de responsabilité plus grande et plus complète. Mais pour que cette indépendance puisse fonctionner et garder la cohésion de l'organisation, elle ne peut se fonder que par un grand développement de la démocratie interne. Cette dernière doit garantir le pluralisme; ce pluralisme lui-même étant la garantie de l'indépendance. Cette indépendance suppose par ailleurs un effort culturel des partis politiques pour accepter cette nouvelle donne. Une des premières tâches pour ces derniers est, de leur côté, de faire un effort de renouveau politique de leurs conceptions en ce domaine.
Révolution : Avez-vous quelque espoir à ce sujet ?
Michel Deschamps : Les choses avancent, me semble-t-il.
Révolution : Comment mettre en pratique l'aspiration à une plus grande démocratie syndicale ?
Michel Deschamps : Il faut susciter les conditions pour que les salariés créent une situation telle que jamais l'initiative ne soit laissée à l'employeur. Pour cela, le syndicat, tout en jouant son rôle fédérateur, ne peut se substituer à la parole des personnels, qu'ils soient syndiqués ou non.
Il doit s'efforcer de se donner les moyens d'être toujours en prise directe avec la profession, ce qui doit le situer à l'opposé d'un fonctionnement où la lourdeur et la permanence de l'appareil, l'existence de professionnels du syndicalisme, deviennent des obstacles supplémentaires.
Ce qui s'est passé dans la FEN illustre ces dérives possibles : il n'y avait plus de dialogue, pas d'échanges avec les syndiqués. Au mieux, ou au pire, les responsables syndicaux exprimaient les pesanteurs les plus lourdes de la profession; quant aux prises de positions, elles étaient déterminées ailleurs, sans écoute.
Nous assistons, – et pour notre part nous entendons bien y participer de façon active – à une modification des formes de l'engagement syndical ; doit se rapprocher davantage encore des salariés, ce qui ne le rend pas moins nécessaire, au contraire.
Pour cela nous avons besoin d'une nouvelle génération de militants porteuse d'innovations tant dans la forme que dans les contenus ; et plus généralement, c'est d'ailleurs une nécessité pour tous les types d'organisations.
Révolution : Peut-on dissocier l'originalité du mouvement syndical enseignant de l'attachement à la notion du service public exprimé fortement par les professions gravitant autour de l'éducation nationale ?
Michel Deschamps : L'expérience semble indiquer qu'il existe une relation forte entre le syndicalisme et l'engagement professionnel, c'est un facteur de cohésion. Cet ancrage serait fragile s'il n'était centré que sur le corporatisme, mais il est vivifié par la conscience d'une vocation de service public. Nous ne nous situons pas comme un syndicat des enseignants, mais comme un syndicat de l'enseignement. Nous ne jouons pas des oppositions, mais de l'élargissement des aspirations communes pour assumer une mission d'intérêt général : l'éducation et la formation de la jeunesse.
Je crois que les grands mouvements sociaux se font et se feront autour de causes d'une ampleur comparable: éducation, protection sociale, justice, santé, emploi… Il n'existe pas de syndicalisme efficace coupé des revendications professionnelles, il n'existe pas de revendication qui ne puisse s'insérer dans une réflexion d'ensemble.
Révolution ; Les "coordinations" enseignantes n'ont jamais traversé durablement votre profession. Pourquoi ?
Michel Deschamps : Ces coordinations ont marqué la volonté forte de ne pas être dessaisi de la conduite d'un mouvement. Dès avant, et plus solidement encore depuis qu'il y a un an a été créée la FSU, nos syndicats se sont efforcés de donner aux personnels les moyens de prendre en main la responsabilité d'être maîtres de leurs actions, une responsabilité qui, avant tout, est la leur. Les professions enseignantes sont apparues alors plus combatives, pour l'université, pour l'école publique, contre le CIP. Les sections de la FSU ont participé aux manifestations unitaires, y compris pour la défense de l'emploi. Nous essayons toujours, et nous réussissons parfois à ce que les personnels définissent eux-mêmes leurs revendications, soient associés à la négociation, maintiennent un rapport de force pendant sa durée et finalement jugent des résultats. Ainsi le ministre fera ses propositions le 9 mai, nous avons demandé et obtenu des temps de réflexion dans les établissements; des interventions, des actions seront organisées pour faire remonter au niveau gouvernemental l'expression des personnels avant que Balladur ne fasse connaître ses décisions.
Nous cherchons en même temps à mettre en œuvre une articulation nouvelle entre les directions syndicales et les personnels ; certes ces allers et retour sont d'une pratique difficile, mais c'est dans cet esprit qu'il faut avancer.
Révolution : Les résultats obtenus aux élections professionnelles semblent indiquer que vous êtes compris. Comment entendez-vous assumer les responsabilités nouvelles qui, ainsi, vous ont été confiées ?
Michel Deschamps : Depuis un an tous les indicateurs montrent en effet que la FSU est portée par la profession. Cette dernière y retrouve l'expression de ce qu'elle veut. Après l'épreuve de vérité des élections professionnelles enseignantes de nouveaux syndiqués et syndicats continuent à nous rejoindre, et ce n'est pas fini ! Nous sommes représentatifs dans tous les ministères liés à l'éducation nationale. Et les premières élections qui viennent d'avoir lieu chez les non-enseignants montrent que nous creusons l'écart avec la FEN et le SGEN-CFDT. Par exemple, nous sommes premiers chez les infirmières en milieu scolaire.
Les personnels nous ont confié une responsabilité énorme face à eux-mêmes, mais aussi devant la jeunesse et l'ensemble de la société. Elle ne nous conduit pas à l'autosatisfaction, elle nous incite à travailler encore mieux pour être au plus près de leurs aspirations.
Le gouvernement devra pleinement tenir compte de notre représentativité ; il l'a fait, en partie, pour l'éducation nationale; il doit aussi la reconnaître dans la fonction publique afin de nous donner la place qui nous est attribuée de par le vote des personnels dans les organismes de négociation.
Révolution : Vous débouchez indirectement, en parlant de la fonction publique, sur un des problèmes de l'unité d'action. Comment, en général; la concevez-vous ?
Michel Deschamps : La FSU a fait de l'unité son logo. Ce n'est pas pour faire "bien" dans le paysage, mais parce que nous sommes persuadés que ce terrain est déterminant pour le mouvement syndical et son efficacité, et donc, d'une façon plus générale, pour son image.
Depuis un an, nous nous efforçons d'appliquer des règles simples : tout d'abord se mettre d'accord sur des objectifs forts reconnus par les personnels ; refuser de la part des organisations participantes aussi bien les positions privilégiées, dominantes, que les exclusives.
Lorsqu'une mobilisation unitaire se construit toutes les organisations partenaires doivent être sur un pied d'égalité. La méthode n'appartient pas à la FSU, mais nous y croyons avec d'autres; elle a d'ailleurs fait ses preuves, elle a assuré le succès de la grande manifestation du 16 janvier et des mouvements contre le CIP.
Révolution : Votre Fédération, aussi dynamique soit-elle, est-elle viable à terme en dehors de l'affiliation à une confédération ?
Michel Deschamps : II ne convient pas de figer les choses ; soit en théorisant la division syndicale avec un discours du type : "Il n'y aura plus jamais d'unité syndicale; il faut regrouper ceux- qui pensent de la même façon, en blocs homogènes, et prions ensemble pour retrouver le chemin de l'unité d'action." C'est dans cette direction que s'engagent FEN et CFDT en voulant s'accrocher à un projet de société prédéfini. On peut dire aussi : "Construisons la réunification avec ceux qui la veulent, les autres suivront…" Or, il est clair qu'ils ne suivront pas. Il y a également une autre variante : "Regrouper les non-confédérés, les non-alignés en quelque sorte…" Ce serait enfermer le syndicalisme enseignant dans une mouvance minoritaire accentuant encore la division. Dès sa création, bien évidemment la question, ces questions, se sont posées à la FSU. Elle n'a pas décidé de rejoindre la première confédération du pays en sachant que l'éclatement de la profession a affaibli le syndicalisme enseignant, qu'une décision volontariste ne l'aurait pas renforcée; finalement, elle n'aurait apporté qu'un gain minime à la cause de la réunification.
L'autonomie, pour nous, est une situation de fait, une suite de l'histoire, ce n'est pas une option théorique. Elle ne renvoie pas à la conception qui était celle de la FEN qui, dans la pratique, isolait les salariés de l'enseignement de toute confédération ouvrière et donc des autres salariés.
La reprise du dialogue et du débat avec les organisations représentatives des salariés est déterminante par rapport à l'objectif de réunification. C'est en fonction des enjeux globaux et pour des raisons d'efficacité évidentes que notre premier congrès fondateur, fin mars dernier, a engagé un travail de réflexion.
Nous n'avons pas, en ce domaine, de certitudes; nous sommes en recherche pour gagner en renouvellement et en dynamique. La FSU et ses syndicats nationaux ont une responsabilité forte ; personne ne peut l'assumer à notre place, pour que notre pays se donne une politique d'éducation et de formation de la jeunesse digne des possibilités de notre époque. C'est à cette tâche que nous entendons travailler avec tous ceux qui partagent cette ambition.