Ouvrages de M. Jacques Chirac, député RPR, maire de Paris et candidat à l'élection présidentielle de 1995, sur les grandes lignes de son programme en matière économique et sociale, intitulés "Une nouvelle France" et "La France pour tous", juillet et décembre 1994.

Prononcé le 1er juillet 1994

Intervenant(s) : 
  • Jacques Chirac - maire de Paris et candidat à l'élection présidentielle de 1995

Circonstance : Parution le 21 juin 1994 d'un livre de Jacques Chirac, intitulé "Une nouvelle France. Réflexion 1" et le 10 janvier 1995 de "La France pour tous"

Texte intégral

Une nouvelle France

Réflexions 1

C’est le déclin quand l’homme dit : « Que va-t-il se passer ? » au lieu de dire : « Que vais-je faire ? »

Je dédie ces quelques réflexions aux jeunes Français nés après 1968.

Elle est peu ordinaire cette génération qui entre dans une vie à l'horizon incertain, mais qui y entre avec un certain sourire même si celui-ci masque souvent l'inquiétude. Une génération qui observe une société hostile sans pour autant en contester les fondements.

Et pourtant... Dans certaines banlieues où un jeune sur deux n’a pas de travail, on ne peut plus parler de crise de l'emploi, mais bien d’une « désintégration sociale » comme le souligne Alain Touraine. Même angoisse dans un pays dont la capitale est obligée, face à la montée de la détresse et de la grande pauvreté, de créer un SAMU social pour effectuer les gestes les plus élémen­taires de la solidarité. Un pays où l'illettrisme va croissant et touche près de deux millions des nôtres. Où le SIDA est omniprésent dans les esprits et de plus en plus dans les corps. Où la drogue s'infiltre partout de façon dramatique. Où la misère du monde envahit nos écrans. Où l'espoir s'atténue dans bien des cœurs au risque de décourager et de paralyser.

Et pourtant... Sœur Emmanuelle qui a connu si longtemps tous les désarrois des hommes me disait il y a peu : « Tu vois, jamais une époque n'a été aussi évangélique que la nôtre » et, devant mon étonnement, elle m'expliquait : « jamais la générosité et l'amour n'ont été aussi forts dans le cœur des jeunes ».

Un poète arabe a écrit : « Fends le cœur d'un homme, tu y trouveras un soleil ».

C'est vrai mais l'écorce peut être plus ou moins résistante. Nous sommes en un temps où celle qui entoure le cœur des jeunes est particulièrement mince et friable. Un geste simple peut la fendre et libérer d'étonnantes forces de solidarité capables de bousculer, sans haine, les conformismes et de promouvoir les changements qu'exige notre temps.

En un peu moins de quinze ans nous sommes passés de la démagogie de la facilité où tout paraissait possible à nos élites, à la démagogie de la difficulté où rien ne leur paraît possible.

C’est le déclin, énonce l'adage, quand l'homme dit « Que va-t-il se passer ? » au lieu de dire « Que vais-je faire ? »

Que vais-je faire ? Telle est bien la question qui se pose à chacun d'entre nous.

J’ai essayé d'apporter quelques éléments de réponse. Je n'ai, ce faisant, ni la prétention, ni d'ailleurs le désir, de passer en revue tous les sujets qui nous occupent ou nous préoccupent. Encore moins d'élaborer un projet de société.

Mon objectif, à partir de quelques exemples, est de faire partager ma conviction que, dans un environnement qui change, il n’y a pas de plus grand risque que de rester immobile. Que l'espérance, dont Bernanos disait qu'elle n'était que le désespoir surmonté, est un combat qui exige du cœur et de l'imagination. Que nous devons être optimistes dans nos ambitions et pragmatiques dans nos démarches. Que l'on doit avant tout combattre l'exclusion et réhabiliter la citoyenneté. Que l'on peut et que l'on doit rassurer nos compatriotes et leur donner à nouveau des raisons d'être fiers d'être Français.

Et que, pour cela, nous pouvons nous appuyer sans crainte sur l'ensemble de notre peuple et particulièrement sur les jeunes Français.

L'emploi avant toute chose...

Le chômage est notre tragédie. 
5 millions de Français sont aujourd'hui privés d'emploi. Chômeurs ou « bénéficiaires » de mesures d'insertion ou de traitement social, ils vivent en fait d'une assistance qui n'est souvent que l'antichambre de l'exclusion. Pour eux, angoisses et souffrance. Pour notre société, mise en cause de sa cohésion. Pour notre pays, perte de substance et de richesse.

Experts et politiques disputent sur l'origine du mal. Est-ce le coût trop élevé du travail, la crise internationale, l'ouverture des marchés ou le dumping des pays en développement ? Doit-on s'en prendre à notre système d'éducation et de formation, à une politique monétaire trop rigoureuse, à une erreur d'appréciation qui nous a conduits à privilégier le traitement social du chômage par rapport à l'effort d'insertion ? On cherche, on analyse, on s'interroge. Pendant ce temps-là, un danger menace gravement les Français ; je veux parler du danger de la résignation, du refus de l'effort, puis de l'incapacité à le fournir. Prenons garde de ne pas nous installer dans l'ac­ceptation de la décadence.

Il est sûr que le risque est grand de voir émerger une société divisée en classes d'un nouveau genre. Les privilégiés, qui ont un emploi garanti par un statut. Ceux qui ont la chance d'avoir un emploi mais qui ont peur de le perdre. Ceux qui sont au chômage, mais ont les moyens de l'assumer et la perspective d'en sortir. Ceux, enfin, de plus en plus nombreux, qui ont perdu l'espoir, puis la capacité de se réinsérer, et qui, désocialisés puis déstructurés, constituent une classe d'exclus, parias du monde moderne, sur lesquels les autres jettent un regard d'indifférence quand ce n'est pas de peur. Deux siècles après la Révolution française !

On pourrait être tenté, aux premiers frémissements de la reprise économique, de considérer que le pire est derrière nous et que, le temps aidant, la décrue s'amorcera et s'accélérera, sans autre intervention. Ce serait à mon point de vue une double erreur. D'abord rien n'est certain quant au rythme et à l'ampleur de la croissance attendue, même si tout laisse à penser que nous avons touché le fond du cycle dépressif.

Et puis, c'est l'essentiel, il ne faut pas se tromper d'époque et engager le mauvais combat. En vingt ans, tout a changé. Les problèmes d’emploi ne se posent plus dans les mêmes termes. Des puissances économiques concurrentes sont apparues, notamment en Asie. Les dépenses militaires liées à la guerre froide ont été réduites dans de nombreux pays, obligeant à des reconversions difficiles. Dans la plupart des branches, la productivité a fait des progrès considérables. Chez les salariés, de nouvelles aspirations sont nées et, parmi elles, la volonté de mieux maîtriser leur temps de travail, de faire alterner des phases de formation, d'activité, de repos. Ce sera demain l'époque du « temps choisi » par rapport au « temps imposé ».

De tous ces changements, dans l'environnement extérieur comme dans la psychologie de chacun, une politique nouvelle de l'emploi doit tenir compte. Mon impression est que les esprits ont mûri au cours de cette crise. J’en veux pour preuve les discussions que nous avons eues au cours de la campagne législative de 1993, prolongées par les débats au Parlement sur le projet de loi quinquennale du gouvernement. Je suis également attentif aux réflexions de certains syndicats ou de certains cercles d’entrepreneurs, qui ont compris qu'on ne recommencerait pas les Trente Glorieuses.

Dans ce contexte nouveau, je crois qu'il est possible d'accélérer la sortie de la crise et de reconquérir l'emploi.

A trois conditions.

Comprendre que la lutte contre le chômage n'est pas une priorité parmi d’autres : c'est la priorité absolue, à laquelle tout doit être subordonné. La promotion de l'emploi est au moins aussi importante que la défense de la monnaie, la maîtrise de l’inflation, la réduction des déficits publics ou l'équilibre des comptes extérieurs. Nous avons trop longtemps considéré l'emploi comme le solde de notre politique économique.

Renouveler modes de pensée et modes d'action, afin d'élaborer un nouveau contrat social. Substituer là où c'est possible la notion de « temps choisi » à celle de « temps imposé », c'est une révolution dans les mentalités. C'en est une autre de transformer une partie du coût du chômage, 400 milliards de francs, en actions d'insertion. Il est temps, par exemple, d'inciter les entreprises à embaucher des chômeurs, et notamment des cadres qui, pendant une certaine période, continueraient à être totalement ou partiellement rémunérés par les ASSEDIC jusqu'à ce que leur intégration puisse être définitive. Nous savons bien qu'un chômeur représente en moyenne une charge de 120 000 francs par an pour la collectivité. Dès lors, chaque fois que l’on peut, pour un coût inférieur, favoriser la formation ou l'insertion d'un chômeur, le maintien ou la création d'une activité, il faut le faire. Dans mon esprit il s'agit d'autant moins de remettre en cause l'indemnisation du chômage que je suis l'auteur de l’ordonnance de 1967 qui l’a généralisée et a augmenté substantiellement son montant.

Faire preuve, dans ce combat, d'une certaine modestie, parce qu’il n'y a pas de recette miracle. Mais aussi d'une volonté farouche pour vaincre les conservatismes et autres conformismes qui servent trop souvent d’alibi à l’inaction. Agissons autant que possible par expérimentation. Conçus à l’échelle nationale ou au niveau d’une profession, les nouveaux projets soulèvent parfois des tollés. Il en va autrement quand une expérimentation est menée au sein d’une entreprise ou d’une administration, dans la concertation et la sérénité.

On ne modifie pas, c'est vrai, la société par décret.

Quelles peuvent être, précisément, nos lignes d'action ? Je ferais six recommandations.

D’abord, il faut soutenir, accompagner, la reprise internationale qui se dessine. Au Gouvernement d'utiliser toutes les armes dont il dispose.

Arme budgétaire. Nous pouvons financer des grands travaux d'équipement et de communication, comme le TGV-Est qui permettra la création de 80 000 emplois. Soutenir le logement, notamment le logement social, et aider l’investissement industriel.

Arme fiscale. Un impôt sur le revenu excessif pénalise l’initiative et dissuade la prise de risque. Il faut absolument réduire les impôts. Jeune secrétaire d’État aux finances, alors que je présentais au Général de Gaulle mon projet de budget, il me demanda simplement : « Quel est le taux des prélèvements obligatoires ? ». Je répondis qu’il ne dépassait pas 37 %. « Tant mieux. A 40 %, on change de société. » Tel fut le commentaire du Général. Depuis, à près de 45 %, nous avons changé de société. Il faudra tout faire pour revenir à des impôts plus raisonnables et moins paralysants.

Arme monétaire. La solidité de notre monnaie permet aujourd'hui d'anticiper la baisse nécessaire des taux d'intérêt. N'oublions pas que la valeur du franc repose avant tout sur la force et donc la croissance de notre économie.

Deuxièmement, faisons en sorte que l'emploi redevienne un investissement rentable. Oublieux, enfin, des vieilles querelles idéologiques, chacun de nous se rend compte que l'emploi est un bien trop précieux pour être inconsidérément taxé. Réduisons donc, dans des proportions significatives, les charges qui pèsent sur les entreprises. Notamment la part des dépenses sociales financées par des cotisations salariales qui, par nature, freinent les recrutements et incitent aux licenciements.

L'orientation est claire : il faut financer par l'impôt les dépenses sociales qui relèvent de la solidarité et ne se conçoivent pas sans l'intervention de l'État. D'autant que le vieillissement de la population et la montée de l'exclusion les rendent de plus en plus lourdes. Faut-il avoir recours à une cotisation généralisée à l'ensemble des revenus, faire appel à la TVA, relever les droits indirects ? Faut-il créer une taxe sur la pollution telle qu'elle a été envisagée à la conférence de Rio en 1992, et à laquelle, pour ma part, je serais favorable ? Les experts en débattent. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne faut plus attendre pour alléger les charges qui pèsent sur le travail. C'est le bon moyen pour redonner de l'aisance aux entreprises. C'est aussi l'une des conditions pour tirer les salaires vers le haut, comme en Allemagne, et faciliter ainsi la reprise de la consommation qui servira l'emploi.

En attendant, il faut, bien entendu, exonérer de charges sociales les personnes les moins qualifiées, les chômeurs de longue durée et les jeunes. Et de grâce, simplifions ces exonérations ! Aujourd'hui, la complexité des aides à l'emploi n'a d'égale que leur médiocre efficacité.

Troisièmement, aidons les entreprises à être plus « en phase » avec les attentes de leurs salariés, et plus « citoyennes » dans leur comportement. Nombreuses sont celles qui cherchent à introduire plus de flexibilité dans leur gestion de l'emploi, d'abord pour éviter les licenciements, ensuite pour répondre aux aspirations de « mieux vivre » de leur personnel. Elles ont raison. J'ai dit, et cela m'a été reproché, que nous avions poussé très loin, trop loin sans doute, la course à la productivité. Ce qui se justifie pour les industries fortement exposées à la concurrence internationale est plus difficile à admettre lorsqu'il s'agit d'activités de service relativement protégées, qui représentent la majeure partie de notre économie.

Il y a d'abord la rentabilité d'une activité. Il y a aussi sa valeur économique et son utilité sociale. Les entreprises, je le sais, ne licencient pas par plaisir. Mais celles qui le font au nom d'une conception sommaire de la productivité ne voient pas qu'elles augmentent ainsi les charges d'indemnisation du chômage, que supporte finalement l'ensemble de la collectivité. Elles vont à l'encontre de leur modernisation, oubliant que la compétitivité ne se réduit pas aux coûts directs de la production, a fortiori aux coûts salariaux. La qualité du produit, sa nouveauté, sa technologie, le service qui lui est attaché sont de plus en plus déterminants dans l'économie moderne.

Avant de se résoudre à réduire les effectifs, les entreprises ont tout intérêt à explorer les solutions alternatives. Elles existent. A la puissance publique de les rendre plus attractives Temps partiel. Participation et intéressement. Mobilité géographique et professionnelle en échange d'une garantie d'emploi. « Temps choisi », c'est-à-dire possibilité d'alterner les périodes d'activité et les périodes consacrées à autre chose : formation, éducation des enfants, lancement d'un projet... Cessations progressives d'activité. Recours plus limité aux heures supplémentaires. Telles sont quelques-unes des possibilités. L'objectif est d'inciter par tous les moyens l'entreprise moderne à devenir une entreprise plus citoyenne.

Quatrièmement, faisons en sorte que notre économie crée – enfin ! – des emplois de service.

Triste spécialité française : notre croissance crée peu d'emplois. Si nous avions créé, à croissance égale, autant d'emplois que nos principaux partenaires dans les 10 dernières années, le taux de chômage serait aujourd'hui de 9 %, et non de 12 %. La différence n'est pas mince : 800 000 emplois, 800 000 personnes qui auraient eu leur chance. Cette originalité résulte notamment de la faible importance de nos activités d'aide aux personnes et de nos services de proximité. Le contraste, dans ce domaine, avec les États-Unis, l'Allemagne, les pays nordiques et surtout le Japon, est saisissant.

Ces activités répondent pourtant à des attentes fortes. Accompagnement des personnes âgées dépendantes. Aide aux handicapés. Garde des jeunes enfants dont les parents travaillent. Soutien scolaire. Amélioration de la vie dans les cités. Intégration des jeunes en difficulté. Protection de notre cadre de vie. Autant de besoins qui ne sont pas satisfaits.

Il ne s'agit pas de « petits boulots », mais de métiers qui participent d'une société plus conviviale, plus humaine. A l'État de les reconnaître, de les doter d'une formation professionnelle et d'un statut, évidemment sans rigidité excessive. Nous en parlons depuis longtemps, mais, malgré des mesures partielles, rien de décisif n'a vraiment été fait.

Pourtant, les idées ne manquent pas. Il faut maintenant les concrétiser, et privilégier les plus ambitieuses d'entre elles. Reconnaître un statut d'employeur au chef de famille, c'est-à-dire donner la possibilité à chaque ménage Je déduire de son revenu imposable les salaires versés aux personnes qu'il emploie pour l'aider. S'agissant des familles qui ne sont pas assujetties à l'impôt sur le revenu, une allocation compensatrice serait versée par l’État. Cela représente un coût, mais bien inférieur à celui d'un chômeur. Il faut créer, j'y reviendrai, une allocation de grande dépendance permettant aux personnes âgées les moins autonomes d'être assistées dans leur vie quotidienne. Pourquoi ne pas encourager les petites entreprises et travailleurs indépendants qui offrent des services de proximité ? Pourquoi ne pas exonérer de charges sociales les associations ou les collectivités publiques qui créent des emplois pour améliorer notre environnement ou pour humaniser nos villes ? Dans tous ces domaines, bien des pays étrangers font mieux que nous. Prenons ce qu'ils ont de meilleur !

Cinquièmement, préparons mieux les jeunes à la vie professionnelle. Mon propos n'est pas de décrire ici les nécessaires réformes de notre système éducatif, qui devront faire l'objet d'un débat national en temps et lieux. Je le ferai le moment venu.

Je dirai simplement que l'on ne peut continuer à tout demander à l'école. Aujourd'hui, elle est investie de missions très diverses. Substitut de la famille, lieu d'apprentissage de la vie en société, lieu d'éveil, lieu de transmission du savoir : on attend tout de l'école, ce qui est le plus sûr moyen de ne rien obtenir d’elle.

A mes yeux, l'école doit d'abord promouvoir l'égalité des chances. Tout se joue dans le primaire. C'est là, parfois, que se créent des situations d'échec, qui conduiront, à 16 ou 18 ans, devant les portes de I' ANPE. Il est urgent de réhabiliter l'essentiel : la lecture, l'écriture, le calcul, l'histoire et la géographie, c'est-à-dire les apprentissages fondamentaux, mais aussi l'éducation civique et le respect de l'environnement. De définir plus généralement les connaissances qui devront être absolument acquises avant la sixième. De soutenir les enseignants et de mieux les former. De combattre les inégalités : moins d'élèves dans les classes, surtout dans les classes hétérogènes. Véritable soutien dès que les enfants « décrochent ». Les techniques sont connues. Il y faut moyens et personnels, mais aussi un état d'esprit.

Tout se joue, aussi, dans l'enseignement professionnel qui ne remplit pas sa mission : préparer à la vie active. Bien sûr, il faut créer des filières plus performantes, avec des passerelles de l'une à l'autre, qui cassent la rigidité actuelle. Mais ne nous leurrons pas. Tant que l'enseignement professionnel sera géré par la seule Éducation nationale, qui privilégiera toujours le cursus « noble » au détriment du technique, rien ne changera. Il faut donc, pour valoriser l'enseignement professionnel, qu'il soit pris en charge, certes par l'État, mais aussi par les entreprises les professions, aidées par les collectivités locales. Chacun doit assumer ce qui est un devoir national de formation. Si, au lieu d'atterrir dans la section « chaudronnerie » d'un lycée d'enseignement professionnel, un jeune entre, après la troisième, dans un centre éducatif d'entreprise, où il pourra se spécialiser et, ultérieurement, trouver un emploi, la vision de son propre avenir sera tout autre.

L'utilisation des technologies nouvelles – trop souvent les enseignements techniques sont dispensés sur des matériels périmés –, des locaux convenables, et une coordination avec les enseignements professionnels des autres pays européens participeront de cette réf orme. Là encore, il y a urgence.

Enfin, dernière ligne d'action : veillons à l'environnement européen. Dans cette croisade pour l'emploi, l'Union européenne peut nous aider... ou aggraver les dangers si elle demeure inerte. Nous aider en mobilisant ses facultés d'emprunt encore intactes pour de grands travaux d'intérêt commun, ce qui favoriserait la dynamique de la croissance. Nous aider en évitant des soubresauts monétaires incompatibles avec la libre circulation des produits. Combien d'emplois ont coûté à la France les dévaluations unilatérales de la livre, de la lire italienne et de la peseta ? Nous aider encore en usant de son influence pour recréer un système monétaire international stable, comme le fut celui de Bretton-Woods.

A l'Union européenne, enfin, d'ouvrir raisonnablement les marchés des pays développés aux pays de l'Est et du Sud. Enjeu capital : il s'agit de sortir de l'hypocrisie du GATT, et de concevoir une organisation internationale du commerce qui ne soit ni exagérément libérale, ni étroitement protectionniste. L'Union européenne n'est ni un moulin ouvert à tous les vents, ni une forteresse. Honnêteté de la concurrence, réciprocité des échanges, stabilité monétaire, tels sont les principes qui doivent présider à cette nouvelle organisation internationale. Les mettre en œuvre, c'est défendre l'emploi en Europe. C'est aussi servir au mieux l'idée européenne.

Ces quelques orientations n'ont pas la prétention d'épuiser toutes les actions possibles pour lutter contre le chômage. Leur unique ambition : montrer que nos difficultés ne sont pas sans remèdes. Si dépendant qu'il soit de la croissance internationale, notre pays dispose de ses propres marges de manœuvre. A nous de nous en servir.

Je n'ignore pas que ces propositions peuvent susciter objections et critiques. D'abord, le coût. « Avec quoi allez-vous financer tout cela ? ». C'est une vraie question. Soyons clairs. Plusieurs de ces mesures requièrent bien davantage un changement de comportement de l’État ou des différents acteurs économiques que des dépenses nouvelles. Ainsi que je l'ai dit l'un de nos objectifs, – et l'une des principales difficultés –, c'est de transformer, sans toucher, bien sûr, aux acquis sociaux, les actuelles dépenses passives d'indemnisation en dépenses actives d'insertion et de création d'emplois. Et puis, à situation exceptionnelle, moyens exceptionnels, comme l'a d'ailleurs compris le gouvernement qui a affecté en 1993 et 1994 une partie du produit des privatisations au traitement de l'emploi. L'enjeu exige que l'on ne se ferme aucune porte.

Enfin, dira-t-on, si ces prescriptions sont bonnes, pourquoi ne pas les avoir appliquées plus tôt ? C'est vrai. Mais il a fallu du temps pour comprendre la nature de la crise et admettre que nous n'en sortirions pas dans l'état où nous y sommes entrés. Aujourd'hui, le moment est favorable pour établir, ensemble, un nouveau contrat social. Je n'accepte pas l'idée que notre société soit bloquée et les Français viscéralement opposés à la remise en cause du statu quo. Ma conviction est autre. Notre société est prête à évoluer, à condition qu'elle se reconnaisse dans les objectifs qu'on lui propose, et que l'effort demandé à tous soit librement débattu et équitablement réparti.

A ces deux conditions, nous irons de l'avant.

La blessure est plus profonde…

Une conversation, en février dernier, avec le Docteur Emmanuelli, inspirateur et maître d'œuvre du SAMU social que j’ai créé à Paris : « Nous attendions 8 000 appels. Ils ont été 15 000 ; on nous appelle de partout. Quel flot ! ». Un témoignage parmi d'autres. Mais qui montre que la détresse et la misère sont aujourd’hui beaucoup plus importantes et plus cachées que l'on ne pense : personnes seules dans la ville, infirmes laissés à eux-mêmes, mendiants, vagabonde, malades sans ressources, toxicomanes, enfants sans parents, citadins sans domicile, laissés pour compte de la croissance, immigrés mal insérés, chômeurs de longue durée, jeunes en quête d'emploi. Tous, aussi différents que puissent être leur situation, leur passé, leurs perspectives d'avenir, ont la même angoisse du lendemain et partagent le même sentiment d'incertitude et d'abandon.

Combien sont-ils ? 7 millions, dit-on, qui devraient se loger, se nourrir, se vêtir et se soigner avec moins de 60 francs par jour, si les aides sociales n'existaient pas. Tous les maires sont confrontés à ces détresses qui, l'espace d'une rencontre, ont un visage, une histoire, souvent la même. Le flot des existences précaires a débordé. La certitude du lendemain est devenue un privilège. L’ « insécurité sociale » est partout.

Beaucoup a été fait par l'État, par les collectivités locales, par les associations, par de simples bénévoles. Et pourtant la lèpre est toujours là et elle gagne du terrain. Est-ce une question de moyens financiers ? Je ne le crois pas, à en juger par l'effort consenti.

Est-ce une question d'organisation ? Sans doute. Nos structures administratives, dans ce domaine, sont complexes et instables. Elles se chevauchent et se défont au gré des gouvernements. Est-ce une question de mentalité ? Certainement. Il y a une indifférence instinctive devant la misère qui souvent engendre la peur et conduit à faire un détour, pour ne pas voir. Il y a la pudeur aussi de ceux qui n'osent pas demander ou même dire qu'ils ont mal.

Alors que faire ? Surtout ne pas baisser les bras. Je tire de mon expérience de maire et de député la conviction que nous pouvons gagner contre l'exclusion. Chaque jour, je rencontre des bénévoles, des travailleurs sociaux, des associations qui surmontent leur découragement et réussissent. Encore faut-il savoir briser la spirale de l'isolement. Au centre des banlieues réputées difficiles, aux confins des départements les plus ruraux foisonnent des projets de réinsertion, montés avec cœur et intelligence. Leurs responsables disent : « les cas désespérés n'existent pas si l'on parie sur la dignité humaine et le respect de la personne, si l'on fait appel au cœur et notamment au cœur des jeunes ». Ayons leur foi, leur enthousiasme pour traiter l'exclusion pour ce qu'elle est, une maladie de la société, qu'il faut prévenir, puis combattre sur le terrain.

Prévenir, c'est d'abord s'attaquer au chômage, cause première de l'exclusion parce qu'il peut entraîner la perte du revenu, du logement, de l'identité, d'un but dans la vie, et qu'il est un facteur de dissolution de la cellule familiale. La valeur de l'emploi comme facteur d'intégration est irremplaçable, mais, au-delà du cas des chômeurs, on voit bien que la marginalisation guette les plus fragiles d'entre nous. Ceux qui n'ont pas la force ou qui n'ont pas acquis les moyens de se défendre contre l'adversité. Ceux à qui il manque les valeurs et les références auxquelles on peut se raccrocher dans le désarroi. D'où le rôle essentiel de la famille et de l'école pour apporter des repères et éviter les dérives. Tout ce qui confortera ces deux institutions en crise est un point décisif marqué contre l'exclusion :

Il en va ainsi, à titre d'exemple, de la nécessité de multiplier pour les jeunes les lieux de vie, de rencontre, de communication où se créent des liens entre parents, enfants, intervenants extérieurs. Les crèches, les écoles où se donnent les cours de soutien, les centres culturels et sportifs en font partie. C'est en amont de la marginalisation qu'il faut peser.

Il en va ainsi de la politique du logement, qui constitue le premier point d'ancrage dans la société. Sans lui pas d'adresse, pas d'identité sociale et familiale. Privé de logement, on va de foyer en hôtel, de centre d'accueil en lit d’urgence ; on passe vite de la condition de mal logé à celle de sans abri. On devient déraciné et les enfants seront à jamais marqués par cette quête d'un toit.

Comment s'étonner que la France compte 2 millions de mal logés ? Conçue dans les années 70, notre politique d'aide au logement doit être remise en accord avec son temps et viser des objectifs clairs : simplifier, pour les rendre plus efficaces, les incitations à l'accession à la propriété ; motiver, par voie fiscale, ceux qui souhaitent investir dans la pierre pour développer l'offre locative ; répondre à la demande de tous les types de ménages, qu'ils soient jeunes ou âgés, célibataires ou en charge de famille ; soutenir aussi bien la construction neuve que la réhabilitation de l'habitat ancien ; traiter d'urgence le cas des 700 000 personnes ne disposant pas d'un domicile fixe, par la création de logements d'insertion. Il s'agit de refaire du logement un facteur de promotion individuelle et de cohésion sociale. De faire en sorte que chacun retrouve « droit de cité ».

A cela devraient s'ajouter des mesures de protection des locataires, surtout de ceux qui vivent du revenu minimum d'insertion ou des allocations de fin de droit au chômage.

Je pense à un fonds de garantie assurant le règlement des loyers en cas de chute brutale des revenus. Pourquoi ne pas redéfinir, aussi, les prêts d'accession à la propriété pour rendre la sécurité aux emprunteurs lorsque, à la suite d'un licenciement ou d'un divorce, la charge de remboursement devient insupportable ? Avec la dette, débute souvent le cycle infernal. Bref une politique qui doit se donner pour ambition et pour objectif le droit au logement. J'ai proposé, dans cet esprit, une loi de programmation afin de résoudre en cinq ans le problème des mal-logés.

Il en va ainsi de l'école. J'étais, il y a peu, dans une école de la Goutte d'Or. Certaines classes sont composées à 80 % d'enfants d'immigrés possédant mal notre langue. De telles classes, si nombreuses dans certaines banlieues, sont des antichambres de l'exclusion. J'ai déjà dit le rôle que doit jouer l'école pour la combattre et pour assurer à tous, dès le plus jeune âge, l'égalité des chances.

Prévenir l'exclusion, c'est aussi recréer des conditions normales d'existence dans ces quartiers et ces banlieues peuplés de déracinés sans emploi. Ils cumulent tous les handicaps. Trop peu de moyens et d'équipements sociaux et éducatifs. Une insécurité grandissante, entretenue par de petits groupes hostiles et rejetés. Le découragement des forces de l'ordre. Le développement enfin, comme un cancer ignoré, d'une économie souterraine de la drogue. Un titre m'a frappé dans un numéro récent d'un grand quotidien : « Le vertige suicidaire des banlieues ». C'est à une reconquête systématique qu'il faut procéder, sachant que ni l'initiative individuelle, ni l’inaction des municipalités ne pourront suffire. Qu'il s'agisse du logement, de la mobilisation et de l'implantation des services publics, de la désignation des fonctionnaires les plus aptes, de l’école, du maintien ou de l’installation d'activités nouvelles, de la recherche de formes plus adaptées de représentativité, le seul choix possible est de privilégier systématiquement ces quartiers en crise. L'opinion est prête à comprendre qu’un effort sans précédent doit être fait, qu'un programme doit être établi sur quelques années et que, si nous voulons devancer des déchirements incontrôlables, des moyens exceptionnels doivent être injectés en richesse, en talent, en solidarité.

Pour guérir, il ne suffit plus d'ouvrir des guichets d'allocations. Il faut aller sur le terrain vers les exclus, avoir la volonté de les prendre par la main et de les accompagner d'étape en étape jusqu'à leur rendre une place dans la société. Travail de fourmi pour les milliers d'associations qui se battent et innovent.

Mais l'État, qui apporte les moyens, s'essouffle et a du mal à s'organiser. Chacun le ressent. La multiplicité des procédures et des subventions gérées par les administrations, les conditions de fonctionnement de certains services publics, leur isolement même, finissent par avoir raison des énergies et des bonnes intentions.

Il faut changer cela. Je prendrai deux exemples : celui des travailleurs sociaux et celui des bénévoles de nos associations. Pour les premiers, fonctionnaires de l'ombre chargés de recoller les morceaux d'une société éclatée, nous devons faire en sorte qu'ils vivent et travaillent autrement. Il est temps de redéfinir leur statut. N'ont-ils pas été les grands oubliés des revalorisations ? Il est temps de préciser leurs missions. Ils ne sont ni des agents placiers de l'ANPE, ni des employés de la Sécurité Sociale, ni des instituteurs supplétifs ! A l'échelon local, ils doivent pouvoir traiter avec un interlocuteur unique, qui dispose de l'autorité sur les nombreuses administrations concernées par la lutte contre l'exclusion : délégation à la Ville, délégation au RMI, délégation à l'insertion des jeunes, fonds d'action sociale, Agence nationale pour l'emploi. Un peu moins de dispersion pour un peu plus d'efficacité !

Lorsqu'une partie de la France dérive, l'État peut-il tout faire ? Pour maintenir la volonté de vivre ensemble, et c'est bien cela la Nation, il faut aussi, il faut surtout la participation de chacun. Et je prendrai d’autre exemple, celui des bénévoles. A rebours des idées reçues, qui font de l'égoïsme une valeur en hausse, rarement la volonté de servir les autres n'a paru aussi forte chez nos concitoyens, et surtout chez les jeunes. L'action humanitaire, le combat contre la faim dans le monde, la lutte contre l'illettrisme et toutes les formes modernes de la détresse les mobilisent. De plus en plus nombreux sont les bénévoles qui, sans attendre l'intervention de l'État, prennent leurs responsabilités dès qu'un problème devient aigu : celui de la misère, de la violence, de la drogue, du SIDA, de l'échec scolaire chez les enfants, de la délinquance à la périphérie des villes. J'évoquais le SAMU social : lorsque j'ai fait appel à des volontaires, chauffeurs, infirmières, travailleurs sociaux, il s'en est présenté, sur le champ, beaucoup plus que nécessaire.

Tous ces bénévoles agissent, aujourd'hui, sans reconnaissance ni assurance. Essayons de mieux les protéger. Je souhaite qu'un statut consacre leurs compétences, garantisse leurs risques et leur donne les moyens d'exprimer cette solidarité d'homme à homme, si précieuse dans une société fragmentée.

Sur ces différentes lignes de front, et sur d'autres, il est possible d'anticiper, d'endiguer, de réduire l'exclusion.

La croissance économique, si indispensable soit-elle, n’épargnera pas à notre société la prolifération en son sein des « trous noirs » de l'exclusion. La blessure est plus profonde. La crise sert de révélateur au mal français d’aujourd'hui : la poursuite d'un mode de développement qui a trop négligé la dimension humaine dans la ville, à l'école, dans l'entreprise et dans l’action publique. C'est cette dimension qu'il faut restaurer.

Prévenir l’insécurité sociale…

La France avait le meilleur système de protection sociale du monde. Le plus perfectionné, le plus facile d'accès, le plus généreux, le plus juste.

Ce n'est plus aussi vrai.

Maintien des déficits à un niveau très élevé qui hypothèquent l'avenir de l'ensemble de notre Sécurité Sociale. Remboursements moins bien assurés. Soins qui varient d'un établissement à l'autre, au point que, parfois, la qualité n'est plus garantie. Régimes de retraite de plus en plus inégaux et menacés par le déclin de la démographie. Incapacité évidente à assumer des situations nouvelles : de plus en plus d'exclus, sans la moindre couverture sociale ; de plus en plus de personnes en état de grande dépendance dont les besoins ne sont pas pris en compte.

Du coup, c'est un climat d'insécurité sociale qui s'installe, aggravé par la crise financière que traversent nos régimes sociaux. Notre protection sociale vit à crédit : elle s'est installée dans l’endettement. Pour la première fois depuis 1945, l'ensemble des branches du régime général sont en déficit.

J'ai dit que l'emploi est une priorité absolue. L'état de la sécurité sociale en est une illustration.

Notre protection sociale est d'abord et avant tout malade des quatre milliards de francs de recettes dont elle est privée chaque fois que notre pays compte 100 000 chômeurs de plus. C'est la spirale : les suppressions d'emploi alimentent les dépenses d'indemnisation et de lune contre l'exclusion, tout en restreignant les recettes. Ne dit-on pas que le déficit pourrait être, pour le seul régime général supérieur à 50 milliards de francs en 1994 et voisin de 70 milliards de francs en 1995 ?

D'où le rôle capital de la politique de l'emploi : elle conditionne l'avenir de notre protection sociale.

Est-ce à dire que politique de protection sociale et politique pour l'emploi se confondent ? Bien sûr que non ! Notre sécurité sociale a vieilli. Il faut clarifier le système, responsabiliser ses acteurs, l'adapter et nous adapter aux nouvelles réalités, aux nouveaux défis.

Clarifier. Pourquoi ?

Le principe initial était simple : patrons et salariés décidaient, ensemble du financement des dépenses. C'était la démocratie sociale dont on rêvait en 1945.

Aujourd'hui, c'est en réalité l'État qui fixe les cotisations, définit les prestations, centralise la trésorerie, contrôle la gestion. Le paritarisme est de façade : la coopération entre les partenaires sociaux ne porte que rarement sur l’essentiel sauf pour l'UNEDIC et les régimes complémentaires. Plusieurs phénomènes sont à l'origine de cette dérive. Le premier, naturel, tient au fait qu'il est beaucoup plus simple de renvoyer à l'État la responsabilité des décisions impopulaires : la maîtrise des dépenses ou le relèvement des taux de cotisation n'a jamais suscité l'enthousiasme de personne. Le deuxième, c'est la progression sensible des dépenses de solidarité qui conduit les pouvoirs publics à s'impliquer davantage dans la protection sociale comme en témoignent les 17 milliards consacrés au RMI.

C'est ainsi que la France s'est dotée d'un système, intermédiaire entre le système anglais, géré par l'État, et le système allemand, où les partenaires sociaux ont la responsabilité de la protection sociale. Nous sommes à mi-chemin entre Bismarck et Beveridge. La confusion domine.

D'où l'exigence de clarté.

Clarifier, c'est d'abord établir la limpidité des comptes, qui suppose de séparer la gestion des branches, comme le gouvernement s'est engagé à le faire. L'on évitera ainsi les obscures compensations financières qui diluent les responsabilités et servent de prétexte à l'immobilisme.

Clarifier, c'est aussi distinguer, parmi les dépenses sociales, celles qui relèvent de la solidarité nationale et doivent donc être prises en charge par l'État. Un premier pas a été fait dans cette direction avec la création, au 1er janvier dernier, du Fonds de solidarité-vieillesse.

Allons plus loin, étendons cette distinction aux autres branches et confions à un Fonds national de solidarité la responsabilité de l’ensemble des aides destinées aux plus faibles : revenu minimum d'insertion, allocation aux adultes handicapés, déficit du régime maladie des étudiants, aides sociales au logement, prestations familiales sous condition de ressources et d’autres encore. Une telle organisation, distinguant assurance et solidarité, aurait le double avantage d'alléger les cotisations sur le travail et de préserver les prérogatives des partenaires sociaux. Ceux-ci redeviendraient, en effet, maîtres de la gestion des prestations sociales financées par les cotisations sur les salaires, à charge pour l'État de dégager les ressources fiscales nécessaires au financement du Fonds de solidarité.

Deuxième objectif : responsabiliser. La clarification le permettra.

Aujourd'hui, ni l'État, ni les partenaires sociaux n'acceptent de prendre les décisions qui garantiraient la pérennité de notre protection sociale.

Par ailleurs, les partenaires sociaux et le Parlement ont des relations plutôt méfiantes et distantes, les syndicats redoutant l'intrusion du Parlement dans ce qu'ils considèrent comme leur domaine réservé. Avec le partage des dépenses sociales en deux catégories, il serait normal de voir l'Assemblée nationale et le Sénat s'exprimer sur les recettes et les dépenses du Fonds national de solidarité : ils ont, en vertu de la Constitution, la responsabilité de voter l'impôt et de définir son utilisation. Il serait également normal d'informer le Parlement de l'évolution des dépenses et des recettes de notre Sécurité Sociale : leur masse est sen­siblement supérieure à celle du budget de l'État et leur équilibre n'est pas sans effet sur la situation économique et sociale de notre pays.

L'organisation d'un débat annuel au Parlement sur la protection sociale, proposé récemment par le gouvernement m'apparaît donc utile. Mais cette démarche ne prendra tout son sens qu'une fois clarifiés les comptes et les responsabilités, et à condition qu'un tel débat soit préparé dans la transparence. C'est pourquoi je suis favorable à ce qu'une conférence nationale de la protection sociale, réunissant État et partenaires sociaux, examine chaque année les données et hypothèses sur lesquelles s'appuiera le gouvernement pour son rapport au Parlement.

Rendons simultanément, leur autonomie aux partenaires sociaux. Donnons-leur la responsabilité de prévoir l'équilibre de chacune des branches de notre sécurité sociale. C'est leur vocation.

Pour cela, il faut que les Conseils d'administration des Caisses nationales de sécurité sociale disposent d'un véritable pouvoir de gestion et d'orientation. C'est aux employeurs et aux salariés, en concertation paritaire, de rendre les caisses locales plus responsables et leur fonctionnement plus souple. Aucun bouleversement institutionnel n'est nécessaire : c'est une affaire de volonté et de dialogue social. L'avenir est aux solutions conventionnelles, librement débattues.

Troisième exigence : adapter notre système de protection sociale au monde qui change. Progrès de la médecine. Espérance de vie plus longue. Nouveaux risques. Nouvelles maladies. Le paysage social ne cesse d'évoluer, en bien ou en mal. A problèmes nouveaux, réponses nouvelles. J'en prendrai plusieurs exemples.

D'abord, la santé, dont les professionnels sont souvent cloués au pilori de l'austérité, en tant que responsables des dépenses médicales. Soyons justes. Faut-il regretter l’allongement de la durée de la vie, même s'il pose le redoutable problème de la dépendance ? Faut-il condamner les progrès de la médecine, c'est-à-dire l'apparition de techniques de plus en plus performantes, au nom d'une approche purement comptable de la politique de santé ? Certainement pas ! Notre responsabilité, ce n'est pas de paralyser le progrès ni de « fonctionnariser » la santé, avec la certitude de diminuer la qualité des soins et des prises en charge. Le véritable enjeu est ailleurs : il est de rechercher, dans la concertation et la négociation, les moyens de préserver l'excellence médicale française.

En matière de médecine libérale, l'objectif est de faire évoluer de façon intelligente le volume des soins, en respectant bien entendu la liberté des praticiens. La récente convention médicale va dans la bonne direction. Il faut que le corps médical lui-même définisse, en concertation, un ensemble de règles et de références qui permettent le meilleur usage des soins. Il faudra aussi, même si le sujet peut paraître technique, rénover la nomenclature des actes, c'est-à-dire revaloriser l'acte médical à haute valeur ajoutée, par exemple le diagnostic, par rapport aux actes techniques purement répétitifs.

L'hôpital public doit, lui aussi, être réformé.

Aujourd'hui, de dotations globales en réformes statutaires, cette superbe réalisation de la Ve République est menacée. Médecins, infirmières, personnels para­médicaux savent bien qu'une profonde rénovation s'impose. Pour favoriser la nécessaire reconversion de certains services hospitaliers, notamment de court séjour. Pour faciliter l'accueil des personnes âgées. Pour associer les différents personnels de l'hôpital à la modernisation de leurs services. Pour clarifier leurs missions, définir leurs objectifs et contractualiser leurs moyens dans la durée. La Nation consacre, chaque année, 280 milliards de francs à l'hospitalisation. Tirons-en le meilleur parti !

Autre exemple d'adaptation inévitable : nos retraites, sujet d'inquiétude s'il en est. En 1993, un premier train de mesures est intervenu pour mieux garantir l'équilibre à long terme de l'assurance vieillesse. Mais le déficit démographique que la France devrait connaître à partir de 2010 est tel que d'autres décisions seront nécessaires. S'adapter à cette réalité, ce n'est certainement pas substituer à notre retraite par répartition un système de capitalisation. J'y suis, depuis toujours, hostile. En revanche, il faut lui associer une épargne complémentaire, encouragée par l’État, soit par des déductions fiscales pour les ménages payant l'impôt sur le revenu, soit par une aide directe pour les autres. Pourquoi ne pas garantir cette épargne volontaire par un fonds alimenté grâce à une part du produit des privatisations qu'il reste à réaliser ? Ainsi, avec le concours de l'État, les Français décideraient des efforts qu'ils sont prêts à consentir pour préparer leur vieillesse.

Au-delà du problème des retraites, l’âge, et de plus en plus le grand âge permis par les progrès de la médecine, est souvent synonyme de dépendance. C'est l'un des problèmes majeurs des trente années qui viennent.

Je crois qu'il est grand temps de créer une allocation de dépendance qui permette à nos aînés de recevoir l'aide, la présence que nécessite leur état. Sans doute faut-il des financements complémentaires à ceux qui existent déjà. Mais pourquoi les demander aux retraités eux-mêmes ? A mes yeux, il s'agit d'un devoir de solidarité qui doit être financé sur des ressources fiscales locales et nationales.

Je ne conteste pas que cet effort soit difficile dans la conjoncture actuelle. Mais il doit être relativisé : les 10 milliards de francs qui font défaut ne représentent que la moitié des dépenses consacrées au RMI. Ils sont bien inférieurs aux subventions d'équilibre que l'État accorde, chaque année, à ses entreprises publiques déficitaires. Ils équivalent, pour situer les enjeux, à un tiers de point de TVA.

Enfin, il faut adapter notre protection sociale aux nouveaux risques, aux nouveaux défis. Au premier rang, l'exclusion. C'est un fait les exclus ont du mal à se soigner. De ce point de vue, notre Sécurité Sociale n'a pas atteint ses objectifs. Les procédures en vigueur sont bien trop complexes pour être efficaces. L'assurance personnelle et les budgets sociaux des départements ne parviennent pas à enrayer le flot croissant de ceux qui, par manque d'information, par détresse ou par incapacité à faire respecter leurs droits, se trouvent en dehors de notre politique de santé. L'objectif, ce sera, comme je l'ai fait à Paris, l'affiliation automatique de chacun à la sécurité sociale. Ainsi, on assurera, dans les faits, le droit à la santé pour tous. Dans le sort que nous réservons aux exclus c'est notre conception de l'homme, de sa dignité, qui est en jeu, comme elle l'est avec les nouveaux fléaux que doit affronter notre société. Je pense au SIDA et à la toxicomanie.

Non que rien ne soit fait. Nous ne sommes pas coupables de non-assistance à personnes en danger. Mais nos actions restent en deçà des nécessités. Entré dans sa deuxième décennie, le SIDA exige que la prévention, les soins médicaux et la prise en charge sociale avancent du même pas.

Trois lignes d'action possibles : substituer à des campagnes d'information ponctuelles des actions de sensibilisation systématiques, en particulier en direction des jeunes et de tous ceux qui sont vulnérables au risque. Développer les moyens permettant d'accueillir les personnes contaminées, à l'hôpital ou par l'intermédiaire de soins à domicile. Enfin, garantir un toit et une assistance quotidienne à tous ceux que la maladie fragilise et expose au pire. En attendant de vaincre le virus, on parviendra à soulager la détresse de ceux qu'il frappe, en faisant tout pour que les progrès de la médecine et de la recherche finissent par triompher.

Quant à la lutte contre la drogue, je la conçois sur plusieurs fronts.

A l'intérieur, il faudra sans doute réformer la loi de 1970 pour mieux articuler le suivi judiciaire, l'action sanitaire et les mesures d'accompagnement social des toxicomanes. Il faudra également renforcer les programmes dits de substitution, en particulier le recours à la méthadone, sous contrôle médical. Développer, enfin, les lieux d'échange de seringues dans des conditions telles que cet échange soit l'occasion d'une rencontre, d'un conseil, d'une information et surtout pas d'une identification comme c'est parfois le cas.

Mais toutes ces initiatives, aussi utiles soient-elles, ne suffiront pas. Nous devrons aller bien au-delà, et poser le problème au plan international. Seule une action dans les pays producteurs peut se révéler, à terme, efficace. Conclusion : il faut concevoir à l'échelle mondiale, une politique d'aide à la reconversion des cultures illicites. Au besoin prendre l'initiative dans le cadre de l'ONU d'une action pour les détruire, au cas où un pays violerait ses engagements internationaux.

Pourquoi ne pas créer, sur le modèle de l’agence chargée du contrôle de la non-prolifération nucléaire, une agence internationale chargée de surveiller la production, le trafic et la distribution des produits stupéfiants ? Cette autorité fait aujourd'hui cruellement défaut. En attendant les pays membres de l'Union européenne doivent mieux coordonner leurs actions et agir beaucoup plus fortement contre les trafiquants et les mafias. Ils doivent aussi réagir contre le laisser aller de certains membres, je pense au Pays-Bas, et les mettre devant leurs responsabilités. Comment admettre qu'ils jouent les plaques tournantes du trafic de la drogue sur notre continent ?

Le système de protection sociale que nous avons construit depuis la Libération reste fragile. Il requiert vigilance et mouvement. Notre époque change et les politiques sociales doivent s'adapter. Elles ne peuvent rester indifférentes aux nouveaux défis de cette fin de siècle. A travers la modernisation de notre protection collective, ce sont les termes mêmes de notre pacte social que nous reformulons. La tâche est difficile. Mais a-t-on le choix ?

    La démocratie, c’est l’égalité des droits, mais la République, c’est l’égalité des chances…

Rendez-nous l'État ! Pour notre sécurité ... Pour un autre urbanisme... Pour remailler le tissu de la solidarité... Ce cri, devenu à la, mode, je ne suis pas le seul à l’entendre, comme si, après trente ans de transferts de pouvoirs à Bruxelles, vingt ans de décentralisation au profit des régions, des départements, des communes, le balancier était allé trop loin. C'est pourquoi je demande à l'Etat, là où il est nécessaire, de se montrer plus présent, plus entreprenant, plus volontariste, afin de reconquérir le terrain perdu là où se joue l'avenir du pays.

A l'issue du débat sur l'accord de Maastricht, il a été souhaité, toutes opinions confondues, que les interventions de l'Union européenne soient limitées à l'indispensable et mises sous le contrôle du Parlement national. La décentralisation, elle, sans qu'il faille la remettre en question, est restée au milieu du gué, handicapée par l'absence de réforme des finances locales et par la résistance des administrations centrales à la déconcentration.

Le paradoxe fait que cet État, dont on appelle le retour avec un brin de nostalgie s'est au fil des ans affaibli et déshumanisé. Selon un jugement sans doute excessif, il parait aujourd'hui déconsidéré. Je dirais qu'il tend à devenir illisible et irresponsable.

Illisible dans son architecture où les formes d'action publique les plus diverses se côtoient, se superposent et s’opposent. En l'absence de maître d'œuvre, chacun fixe ses priorités dans le désordre et l'incohérence. Illisible dans sa production de « papiers » : sait-on qu'il y avait en stock disponible, en 1992, selon le Conseil d'État, sept mille cinq cent lois applicables, quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille textes réglementaires, vingt et un mille règlements de la Communauté, dix à quinze mille circulaires à validité annuelle ? Encore ces textes, trop souvent longs et imprécis, sont-ils sans cesse remaniés. Ils agitent la menace de sanctions alors que, par insuffisance de moyens, la police et la justice seraient bien en peine de constater ou de pénaliser les infractions. Tout cela est déraisonnable, tout cela ne fait pas sérieux. A un Droit qui bégaie, les citoyens ne prêtent plus qu'une oreille distraite.

Irresponsable, l'État, parce que la dispersion des pouvoirs, autant que la longueur et la complexité des procédures, permettent rarement de dénoncer l'auteur d'un méfait, d'un mauvais texte ou de sa mauvaise application. Parce que nous avons trop souvent une administration d'apparence. Quel est le poids d'un directeur dans ses services quand la décision importante est prise sans lui, ou contre lui, au cabinet du ministre ? Que dire des conseils d'administration fantômes ? A-t-on entendu parler du conseil d'administration d'Air France au moment de la crise de novembre 1993 ?

L'État est en train de perdre la maîtrise de ses actions. Egaré dans un dédale l'interventions parcellaires, il délaisse ses grandes fonctions de souveraineté. Le doute, parfois la débrouille corporatiste, deviennent le lot commun d'une fonction publique mal dans sa peau.

A-t-on le loisir d'attendre encore pour renverser le courant ? Sûrement pas. L'appareil de l'État, s'il demeure lourd et inerte, bloquera les évolutions de la société. Une administration recroquevillée sur son passé, routinière et tracassière, serait le pire handicap.

Les Français ont désormais tendance à rejeter un certain nombre de comportements. La « décentralisation », les « tables rondes », la « concertation », le « consensus » leur apparaissent de plus en plus comme les alibis d'un État à bout d'idées et d'arguments, qui tente désespérément de se décharger sur les autres de ses responsabilités. L'État apparaît résigné devant des fatalités et se contente trop souvent de jouer les arbitres, si ce n'est les spectateurs, en repassant les problèmes aux partenaires sociaux, aux régions ou à l'Europe.

Face à ce constat, j'écarterai la tentation de la réforme institutionnelle. Le mal ne vient pas de la Constitution. Depuis plus de trente ans, nos institutions ont permis un exercice serein de la volonté populaire, assuré la stabilité politique du pays, servi la conduite de l'action gouvernementale à l'intérieur comme à l'extérieur, pour peu que l'équipe au pouvoir en ait manifesté la volonté. Elles ont, de surcroît, montré leur efficacité dans toutes les situations et par tous les temps, lors des crises les plus graves comme à l'occasion des diverses alternances que notre vie démocratique a suscitées.

Je ne propose donc pas de changer de République. Il faut en revanche « Changer la République », pour reprendre l'expression que j'ai employée pour la première fois dans un article du Monde en 1990.

Trois conditions sont nécessaires :

Garantir l'indépendance du pouvoir judiciaire. Un pas important vient d'être fait avec la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

Revenir à la première lecture de la Constitution : c'est-à-dire mettre fin à la longue dérive monarchique de nos institutions. Le Chef de l’État n'est pas un super-Premier Ministre. Ses ambitions et ses obligations sont ailleurs : l'unité et la sécurité de la nation, la place de la France en Europe et dans le monde, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ses moyens aussi sont autres. A lui la charge de l'essentiel et la durée. Au Premier Ministre, à sa majorité, le gouvernement et l'administration du pays.

Cette regrettable dérive monarchique explique la puissance devenue excessive et dangereuse de la technostructure qui s'est peu à peu substituée au pouvoir politique. Le monarque se méfie toujours de ses pairs et ne fait confiance qu'à ses serviteurs.

Contraindre, enfin, l'exécutif à se remettre en question, plus fréquemment qu'il ne le fait. Je propose que le champ d'application du référendum soit élargi à des sujets qui en sont aujourd'hui exclus, comme l'organisation de l'éducation, la protection sociale ou l'emploi. Pour dénouer les contradictions de notre société, pour sortir de l'emprise des corporatismes, je crois à la vertu du dialogue et à l'arme ultime du vote par les citoyens.

Le temps est venu aussi de rendre au Parlement l'autonomie, la capacité d'initiative et de contrôle qu'il a perdu au fil des ans. Mieux partager le travail législatif, en donnant une plus large place aux propositions de loi déposées par les parlementaires. Renforcer les pouvoirs de contrôle sur le gouvernement, mais aussi sur l'élaboration du droit communautaire. Autant de mesures indispensables si l'on veut rendre au Parlement la considération et les pouvoirs que notre Constitution lui réservait, et que la construction européenne rend plus nécessaires encore. N'oublions pas que le Parlement est détenteur de la souveraineté nationale. C'est ce qui fait sa grandeur. Je me réjouis que le combat pour l'adaptation du Parlement aux nouveaux enjeux de la démocratie soit à l’ordre du jour. Cette adaptation, fixons-nous pour objectif de la réaliser au cours de cette législature, d'ici à 1998.

Plus d'une tentative a vu le jour, depuis quelques années, afin de réformer cette horlogerie de l'État qui ne donne plus la bonne heure. Une commission désignée par le Premier Ministre s'y emploie. Les échecs ou les succès partiels, il y en a, incitent à la modestie et à la prudence.

Par où commencer ? Je dirais : par les femmes et les hommes qui sont au service du pays. Ils attendent qu'on les écoute, ils souhaitent qu'on les encourage. Ils ont des idées, des initiatives à formuler, des solutions pratiques à appliquer. Ils désirent avant tout participer, plus qu'on ne le croit, à une œuvre d'ensemble et retrouver dans le pays la considération d'autrefois.

Il ne saurait être question de bousculer un statut de la fonction publique qui garantit leur sécurité. Mais il faut le faire évoluer, pour favoriser la mobilité, distinguer et mettre en valeur les capacités d'innovation, de telle sorte que chacun se trouve à sa place en position de responsabilité. C'est par la tête qu'il faudra commencer, en désignant de vrais patrons choisis en fonction de leurs mérites et de leurs expériences. Les ministres leur assigneront des objectifs clairs pour un temps déterminé. Eux-mêmes auront les coudées franches, dans un cadre quasi contractuel. Mais leurs résultats seront appréciés à intervalles réguliers : faute d'une évaluation systématique des hommes et des politiques, je prédis l’enracinement des conservatismes et ne donne pas cher de la modernisation. Je sais bien que les cas sont très divers : on ne peut traiter de la même manière un directeur d'administration et un président d'entreprise publique. Mais dans tous les cas il faut changer la méthode, pour mieux déléguer, pour rendre plus autonome, plus responsable.

Je préfèrerais qu'on évacue la discussion sur le nombre optimal des échelons de notre administration territoriale, non que je la tienne pour mineure, mais je prévois trop son enlisement. Sans ouvrir la boite de Pandore, on peut répondre aux vraies questions : à l'intérieur de quelles circonscriptions, géographiques, économiques, démographiques, diriger l’action publique pour lui donner sa plus grande efficacité ? Par quels mécanismes financiers assurer la cohérence de l'ensemble ? Ainsi aurons-nous quelque chance de répartir les attributions de l’État, de la région, des départements et des communes, sur des bases certaines et compréhensibles, restaurant la légitimité de chacun. Tout passe par la réforme des finances locales. Elle doit être entreprise séance tenante, afin de donner à chaque collectivité les moyens de ses compétences et réduire, sinon bannir, l'usage des financements croisés, qui multiplient les occasions de gaspillage et d'irresponsabilité.

La réforme du fonctionnement des administrations de l’État devrait être engagée en même temps. Voilà plus de vingt ans qu’on parle de déconcentration sans la faire : le moment est venu de transférer aux préfets et chefs de service locaux un grand nombre de compétences exercées par les ministères parisiens. L'action de l'État y gagnera en souplesse, les collectivités locales traiteront avec de vrais interlocuteurs et non des personnages-relais, souvent sans moyens ni maîtrise. La gestion d'avenir s'appelle proximité.

J’évalue à dix ans, la durée de deux législatures, le temps requis pour simplifier la législation, clarifier les rôles, réformer les financements, bref changer les comportements des administrations et de leurs dirigeants. Une nouvelle France a besoin de muscler un État que je voudrais décidément républicain. Dans mon esprit, ce qualificatif n’est pas seulement l'expression de notre attachement à la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen. Il veut marquer avec insistance la place qui doit être rendue aux valeurs fondatrices de notre République.

Pour moi, l’État républicain est celui qui n'a pas peur d'enseigner la morale civique, qui la pratique lui-même et veille à son observance par tous ceux qui, plus que d'autres, doivent assumer la responsabilité de leurs actes et de leurs décision : les élus du peuple et les fonctionnaires.

L'État républicain est celui qui donne à la fonction de justice le premier rang dans la cité, aux juges une place éminente dans la société, avec les moyens de juger bien et vite. En laissant pourrir l’institution judiciaire, la monarchie a précipité sa chute. Malgré les réformes récentes du Code pénal et de la procédure pénale, le long débat sur la justice en France n'est pas clos. Depuis quelques années, les Français ont peur du juge d'instruction solitaire et inquisitorial. En même temps, ils aspirent à plus de sécurité, à plus de proximité et surtout à plus de rapidité. Est-il convenable que notre pays soit régulièrement condamné par les juridictions européennes pour la lenteur et l’archaïsme de sa procédure pénale ? Est-il acceptable, pour l'administration comme pour les administrés, qu'il leur faille attendre plusieurs années les arrêts de la juridiction administrative ?

L’État républicain est un État laïque qui permet à chacun, dans le respect des lois, l'exercice d'un culte sans en privilégier aucun. Cette laïcité, il la défend au sein des écoles de la République, qui doivent rester des lieux d'union, et non de division.

L'État républicain, enfin, est un État impartial, garant de la cohésion nationale et de la solidarité entre les citoyens, entre les générations, entre toutes les parties du territoire. Cet État n'est pas neutre. Il assure le service public et le service du public de façon assez variée, assez souple pour répondre en permanence aux attentes et aux besoins des citoyens. Autant que d’égalité des droits, parlons d'égalité des chances. Nous devons admettre des traitements diversifiés, à l’avantage de ceux que la vie ou la géographie ont défavorisé. La démocratie, c’est l’égalité des droits mais la République, c’est l’égalité des chances.

     Une société à responsabilités partagées…

En vingt ans, les Français ont peu à peu divorcé d'avec la France.

Une crise économique dont ils ne voient pas la fin a rompu pour beaucoup le lien de confiance qui les unissait à la société. Anxiété devant le chômage et le risque d'exclusion. Vulnérabilité devant l'évolution des techniques et l'ouverture des frontières. Inquiétude devant un avenir qui remet en cause cette croyance héritée des Lumières : demain sera plus radieux qu'aujourd’hui et les fils plus heureux que leurs pères. Il ne s'agit plus de langueur, ni de malaise, mais d'une véritable déprime collective, mal tantôt rampant, tantôt s’exaspérant en explosions de colère quand un quartier, une profession, une génération, a le sentiment de n’être ni entendu, ni compris.

Car dans le même temps, je le répète, le fossé s'est creusé entre les Français et ceux qui les gouvernent.

Cette coupure entre la vie politique et les citoyens conduit une partie de nos compatriotes à vivre comme en exil à l'intérieur de notre démocratie. D'autres ne voient de remèdes que dans les solutions simplistes que leur propose l'extrémisme ou le populisme.

La crise qui frappe tous les pays industrialisés se double ainsi, chez nous, d’une crise bien française. Ce qui craque, c’est un certain modèle de société. Une société qui depuis 1789, révérait le citoyen, mais à distance, et se méfiait de l'individu. Une société dont le sommet avait tout à la fois le monopole de la pensée, de l'action, et de l'information, et dispensait de devoirs et de responsabilité une masse d'exécutants d'autant plus passifs qu'ils bénéficiaient de droits acquis à jamais. Une société qui, au long des siècles, avait réussi une étroite adéquation entre son système politique centralisateur – son économie – taylorienne – son État – tutélaire. Bref une société qui, dans tous les domaines, traitait la personne en sujet, et non en être autonome, capable d’apporter sa richesse créatrice au destin commun.

Rien d'étonnant à ce qu'un tel modèle de société, qui ne donne pas sa place à l'imagination, à l'énergie, à la volonté d'entreprendre, ait laissé se développer, en période de crise et en raison même de ses pesanteurs et de ses rigidités, la gangrène de l'exclusion. Sauf à accepter l'inacceptable, c’est-à-dire la déchirure sociale et politique du pays, il y a donc urgence à construire une nouvelle citoyenneté. Une citoyenneté active qui donne à chacun droit à participer à la France.

Construire cette citoyenneté de participation, c'est rapprocher le citoyen du pouvoir. Faciliter le développement de ces structures d'implication que sont les associations et les fondations. Imaginer une nouvelle économie sociale qui tire son ressort de l'intelligence et de la compétence des hommes plutôt que des performances des machines. Si on fait cela, on peut espérer réconcilier les Français avec la France.

Au premier rang des urgences s'impose la nécessité de redonner au citoyen la parole qui lui est confisquée, hors consultations électorales. C'est évidemment la participation politique, évoquée à propos du nécessaire retour de l'État républicain. Elle passe autant, je l'ai dit, par la démocratie directe que par une revalorisation du rôle et des pouvoirs du Parlement.

Elle passe aussi par la reconnaissance effective des droits politiques de tous les citoyens et notamment des femmes.

L'héroïne d'une pièce célèbre s'exclamait drôlement : « Les femmes sont des hommes comme les autres ! ». Ce n'est pas vrai, en tout cas, en ce qui concerne les responsabilités politiques.

Autant la société civile a changé, autant la société politique est restée figée, et machiste, bien que les femmes représentent 54 % du corps électoral. Nous sommes toujours la lanterne rouge des pays industrialisés avec seulement 5,7 % de femmes parlementaires ! A comparer avec les 20 % du Bundestag... Ceci illustre tout à fait le mauvais vouloir des partis politiques et l'archaïsme de leurs structures. Nous en sommes tous responsables.

Une société ne saurait s'amputer longtemps d’une moitié d'elle-même. Faciliter l'accès des femmes à la vie politique est une question de justice. C'est aussi un enjeu de démocratie et de cohésion sociale. L'une des grandes exigences politiques de notre société, c'est de donner aux femmes la place qui leur revient. Cette place aucune loi, aucun quota ne la leur garantira. Ce sont les mentalités qui doivent changer.

Cinquante ans après l'octroi du droit de vote aux femmes par le Général de Gaulle, cette juste place est toujours à conquérir. La différence, c'est que les hommes, je l’espère, seront aujourd'hui aux côtés des femmes dans ce combat.

Deuxième impératif pour une citoyenneté de participation : encourager, valoriser les associations.

La pratique associative est une école de citoyenneté. Par l'apprentissage de la responsabilité. Par la découverte concrète de l'intérêt général. Par l'altruisme qu'elle suppose. Par sa démarche participative et éducatrice.

La vitalité du mouvement associatif est formidable dans notre pays, 700 000 associations en activité, 50 000 créations par an, 20 millions de membres. Et pourtant rien n'est plus frappant que la faiblesse et l'incertitude de leurs moyens.

Il ne serait pas si difficile de mieux reconnaître leur rôle, de mieux soutenir leur action de médiation, d'innovation, et aussi de création d'emplois d'utilité sociale. C'est un choix politique.

Le système actuel de subventions multiples, longues et compliquées à obtenir, oblige les associations à une quête permanente et pas toujours très digne. Pourquoi ne pas lui substituer un financement pluriannuel sur contrats d'objectifs, délivré par un guichet unique ?

Comment donner aux associations des moyens de fonctionnement à hauteur de leur rôle ? Trois pistes à explorer parmi d'autres.

D'abord, faciliter le bénévolat. Pour cela, essayons de rapprocher l'offre et la demande d'activités bénévoles. Surtout, imaginons un « contrat de bénévolat » qui assure une formation et une protection contre les accidents, tout en rendant plus stables les relations entre l'association et le bénévole.

Ensuite, pourquoi ne pas ouvrir à toutes les associations d'utilité sociale la possibilité d'employer des jeunes appelés du contingent dans le cadre d'un service civique, qui peut devenir une forme à part entière du service national ?

Enfin, facilitons par des exonérations fiscales et sociales spécifiques, le recrutement de salariés. Plusieurs dizaines de milliers d'emplois sont en jeu.

Au-delà des aides publiques, les citoyens eux-mêmes doivent être incités à soutenir les associations. Certaines mesures ont déjà permis d'encourager les dons et de faciliter la création de fondations. Mais notre réglementation reste égale à elle-même pesante et restrictive. Recevoir des legs et des donations est plus facile chez nos voisins que chez nous. Je souhaite que soit élargie à l'ensemble des associations et fondations d'utilité sociale la faculté de bénéficier de libéralités. A cette condition, et à cette condition seulement, le mouvement associatif pourra progressivement sortir de la précarité qui freine ses initiatives.

Pourquoi également ne pas faciliter la libre adhésion des plus démunis aux associations en imaginant un « chèque associatif » ?

Les chômeurs en seraient les premiers bénéficiaires. Ils pourraient ainsi régler leurs cotisations à l'association de leur choix, qui leur donnerait ce qui leur manque le plus : l'accès à la vie sociale.

La nouvelle citoyenneté suppose aussi une économie de participation qui parie sur l'homme.

Aujourd'hui développement économique et intégration sociale, économie et société, intérêt des entreprises et intérêt des Français sont parfois présentés comme contradictoires. C'est tout à fait faux. Nous sommes entrés dans un monde où l'accumulation du capital productif, la prouesse technologique ne sauraient garantir à elles seules la compétitivité. L'organisation du travail compte tout autant. Or celle-ci, pour être efficace, requiert la motivation, l'imagination, le sens des responsabilités des salariés, c'est-à-dire leur participation au projet de l'entreprise. L'objectif est simple : transformer nos entreprises de sociétés anonymes en sociétés à responsabilités partagées. C'est d'abord une affaire d'état d'esprit.

La participation, c'est une double démarche :

D'abord, associer le salarié à la gestion et à la vie de l'entreprise, qu'il s'agisse des possibilités de s'exprimer, du droit d'être informé ou d'être partie prenante, dans certaines conditions, aux instances de direction de sa société. Nombreux sont les chefs d'entreprise qui d'ores et déjà font tout pour valoriser et responsabiliser leur personnel via les cercles de qualité ou les groupes de progrès. Mais, au-delà de la gestion, je souhaite que soit reconnue au salarié la possibilité de négocier les nouvelles organisations du travail. Celles-là mêmes dont dépendent en définitive l'efficacité de l'entreprise, la création de richesses et son propre sort. Il serait intéressant et fécond d'imaginer des formes nouvelles de négociation globale. En échange d'avantages pour l'entreprise, par exemple une plus grande souplesse des horaires, seraient consenties, au-delà des compensations de court terme, des contre­parties à long terme : organisation qualifiante, formation et requalification des salariés plus anciens, participation à l'accueil en entreprise des jeunes ou encore des exclus. Le moment venu, la puissance publique devra inciter ces négociations d'un nouveau type.

Deuxième démarche : associer le salarié aux résultats et au développement de son entreprise. Des mécanismes existent. Allons plus loin en inventant de nouveaux instruments, afin d'attribuer aux salariés une fraction de la richesse supplémentaire qu'ils ont contribué à créer. Le compte-épargne­ temps va dans la bonne direction. Pourquoi ne pas imaginer un compte-épargne retraite qui permette aux salariés, dans le secteur privé comme dans la fonction publique, de se constituer une retraite complémentaire ?

Dans les années 80 l'entreprise s'est vue justement reconnaître des mérites et des droits. Elle doit aujourd'hui assumer ses devoirs. C'est cela « l'entreprise-citoyenne ».

Je sais, la participation est déjà un vieux mot. Pour l’avoir beaucoup entendu, on croit parfois la chose réalisée, et dépassée. En réalité, rien n'est plus moderne et plus révolutionnaire en termes de rapports politiques et sociaux que d'aller au bout de la logique participative.

Si nous voulons que soit revivifié le pacte de fraternité entre les Français, et le pacte de citoyenneté entre les Français et la France, il nous faut une société ou chacun accepte et reconnaisse l’autre.

     L’Est est notre nouvelle frontière… Que l’Europe forge son identité !

Quarante ans de construction européenne ! Et pourtant la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi grande. L'Europe de la croissance et du plein emploi est devenue celle de la crise et du chômage. Allemands et Français s’efforcent de maintenir une relation privilégiée. D'où vient qu'elle ne semble plus assez forte pour tirer l'équipage ? Là où le communisme s’est effondré, à l'Est du continent, le vent de l'histoire a réveillé de vieilles haines qui, faute d'avoir été maîtrisées à temps, engendrent drames et instabilité.

Pendant des siècles, l’Europe a dominé le monde, imposé son modèle politique, régné sur les sciences et les arts. Aujourd’hui, elle parait lasse et désenchantée.

Ses peuples et leurs dirigeants auront-ils la force de réagir et d’enrayer le déclin ? Les faiblesses de l'Europe sont évidentes.

Une population qui vieillit, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour la vitalité de nos nations, la survie de leurs systèmes sociaux, leurs possibilités d’intégration et de défense face à un Sud prolifique.

Moins de capacité à innover, comme en témoigne l’insuffisance de sa recherche scientifique ou des brevets déposés par ses entreprises.

Des systèmes de protection sociale sans équivalent dans le monde, mais qui pèsent sur la compétitivité de nos produits et de nos services dans un marché mondial de plus en plus libéré.

Une vulnérabilité, enfin, à l'influence américaine, qui imprègne nos cultures nationales, au point qu’on peut s’interroger sur leur survie.

Et alors ?

Alors, parce que j'ai participé, à divers postes de responsabilité, à plusieurs phases de la construction européenne, j'ai trois convictions simples :

Le salut des nations européennes est dans le regroupement de leurs forces et de leurs capacités, dans la mise en commun de leurs atouts qui restent considérables.

Ce regroupement ne peut obéir à des idées et des formules préconçues. Le poids de l'histoire, les contraintes de la géographie sont telles que nous n'avons pas de modèles auxquels nous référer.

Sans entente entre Français et Allemands rien de solide ne peut être bâti. Leur engagement et leur exemple sont nécessaires pour surmonter l’indifférence ou les réticences.

Nous pouvons être satisfaits de ce qui a été accompli pendant cette période de quarante ans. Mais avec la fin de la guerre froide nous devons affronter un autre monde. Le temps est venu pour l’Europe de se retrouver, d'affirmer plus nettement son identité à l'égard du reste de la planète, de démocratiser ses institutions. Et pour la France d'être au cœur de ce renouveau et d'y affirmer, une fois encore, son caractère, cette « venu des temps difficiles ».

L'Est est notre nouvelle frontière. Au moment précis où les anciennes républiques populaires renouent avec la liberté, l’Europe ne saurait se contenter d’être un club de privilégiés condamnant une partie des membres de la famille européenne à faire antichambre. Ne substituons pas au mur de Berlin celui de l'égoïsme. Entendons l'appel de ces pays toujours hantés par la crainte du totalitarisme. L'Union européenne doit s’ouvrir à tous les pays du continent européen, à condition, bien sûr, qu’ils aient adopté la démocratie et l’économie de marché et qu'ils manifestent la volonté de participer à l'aventure commune, c’est aussi notre intérêt. Comme l'a dit Vaclav Havel à Strasbourg : « Seul un naïf n'ayant pas tiré d'enseignement des mille ans d’histoire européenne peut croire que le calme, la paix et la prospérité peuvent fleurir durablement dans une seule partie de l'Europe. »

Il est vrai qu'il faudra du temps à ces pays pour échapper aux séquelles du communisme et rapprocher leurs économies et leurs comportements des nôtres. Des phases transitoires sans doute longues devront être prévues. Mais rien ne nous empêche de les associer sans attendre, comme ils le demandent d'ailleurs, à l'union politique. Leur participation ne pourra qu’enrichir le débat en matière de sécurité, de culture, de relations avec les pays de l’ex-URSS. Elle est de plus en plus nécessaire pour traiter à l'échelle du continent les questions d'environnement. Même si le fonctionnement de l'Union pouvait s'en trouver compliqué – et le serait-il vraiment ? – nous ferions le geste qui touche les cœurs et nous renforcerions la stabilité de ces pays et de l'Europe, en désamorçant les désillusions et les rancœurs que l’on voit poindre.

Et puis, que l’Europe ose enfin être elle-même en exprimant ses ambitions et en défendant ses intérêts, sans arrogance mais sans complexe !

C'est vrai dans le domaine économique, où la marche vers la monnaie unique ne peut être considérée comme un objectif réaliste et suffisant à court terme. La priorité est double : relancer les investissements par l'abaissement des taux d'intérêt, quelles que soient les réticences allemandes. Initier, grâce à l'emprunt, un vaste programme d'infrastructures et de recherches.

Mais il faut également nous protéger et obtenir que le commerce international obéisse à des règles respectées de tous, qui garantissent l’équité et la loyauté de la concurrence entre les nations. Si l'échange restait inégal, l’Europe, ouverte à tous les vents, risquerait de s’épuiser et de se diluer. C’est tout le sens de l'Organisation mondiale du commerce que j’ai appelé de mes vœux.

C’est aussi pourquoi la préférence communautaire est indissociable de la construction de l’Europe.

C’est vrai aussi dans le domaine de la défense. Une refonte de l'Alliance Atlantique est nécessaire. Les Américains eux-mêmes, pour autant que leurs intentions soient claires, encouragent maintenant la constitution d'un pôle européen de défense. Hormis le cas, improbable, d'une attaque délibérée et signée d'une puissance extérieure contre la zone OTAN, ils seront de plus en plus réticents à s'impliquer militairement à l'extérieur.

Aux Européens donc de prendre leurs responsabilités et d’organiser leur défense, certes en étroite coordination avec les États-Unis, mais avec une capacité propre. Le veulent-ils malgré les leçons du drame Yougoslave ? La Grande-Bretagne a encore de bons moyens d’interventions, mais elle continue d'hésiter entre une Amérique qui s’éloigne et une Europe où elle craint de prendre trop d’engagement. L’Allemagne, préoccupée par sa réunification interne, n’a toujours pas ouvert le débat national sur son rôle futur en Europe et dans le monde. Elle reste cependant la première force conventionnelle du continent. L’Espagne et l’Italie, inquiètes comme la France face aux crises du Sud, n’ont guère de grands desseins stratégiques qui leur soient propres. Dans ce contexte, la France a une double responsabilité : maintenir, moderniser et perfectionner ses capacités de défense, conventionnelles et nucléaires : secouer l’apathie des Européens et pousser sans dogmatisme à un regroupement intelligent de leurs forces. Commençons par exemple par une meilleure coordination des budgets de défense et des programmes d'armement, par le lancement de la force d'intervention dans le cadre de l'Union de l'Europe Occidentale en développant la brigade franco-allemande, par l’accélération du travail de l'UEO en matière de planification et de manœuvres communes... Bref marquons notre volonté d'assurer nous-mêmes, le cas échéant, une sécurité que personne n'assurera à notre place.

C’est vrai, enfin, dans le domaine de la culture.

L’Europe doit avoir confiance en elle, en sa propre originalité, en sa propre créativité. Nous avons trop tendance à penser que l'invention, la nouveauté, par exemple dans les domaines littéraire et artistique, ne peuvent venir que d'ailleurs, et notamment des États-Unis. La conscience même d'être Européen, le partage de certaines valeurs éthiques, politiques, une certaine conception de l’homme et de la société, le poids de notre histoire commune doivent irriguer notre discours culturel et fonder notre démarche créative. A charge, bien entendu, pour les gouvernements de soutenir nos écrits, nos images, nos industries par tous les moyens, en particulier par une fiscalité adaptée.

Il ne s’agit nullement, pour l’Europe de se dresser contre l’Amérique, mais tout simplement d'exister toujours davantage.

J'ai pour les États-Unis admiration et reconnaissance : ils ont combattu pour notre liberté. Mais gratitude n’est pas abdication.

Le système européen doit enfin se démocratiser. Je veux dire par là que les peuples en deviennent les acteurs principaux. C'est un point essentiel trop longtemps négligé. Il est apparu en pleine lumière lors du débat sur les accords de Maastricht. Les élites, qui avaient « tiré » pendant des années la construction européenne, se sont alors aperçues, avec stupeur, qu'elles n'étaient pas suivies par des citoyens hostiles, ou au mieux résignés. Cette Europe est apparue lointaine, contraignante dans ses réglementations, tout juste bonne à dispenser des subventions et manquant singulièrement de volonté et d'âme lorsque l'essentiel était en jeu, comme dans le conflit yougoslave. Comment recréer un intérêt pour une Europe qui ne serait pas seulement une bonne affaire pour quelques-uns ? Comment faire prendre conscience de l’enjeu : la création volontaire, pacifique, du plus grand espace politique démocratique du monde, à partir de vieux peuples perclus de divisions ?

Je rêve parfois à ce que pourrait être la rencontre de ces peuples dans des « États généraux de l’Europe », qui redonneraient l’élan et placeraient haut les ambitions... Et pourquoi pas à Versailles, d'où est partie cette révolution dont les ondes se sont étendues à tout le continent ? Ne serait-ce par le prélude stimulant à la réforme institutionnelle promise pour 1996 que, pour ma part, je verrais s’organiser autour de quelques principes.

Qu’on cesse de considérer que toute question peut être du ressort de l'Union. Le principe de subsidiarité a été inscrit dans le traité de Maastricht. Il doit être appliqué. Ne substitutions pas une administration bruxelloise à une administration parisienne, que nous cherchons précisément à rapprocher des citoyens. L’Union a vocation à se préoccuper de l’essentiel. Par exemple, nous savons tous, depuis Tchernobyl, que la sécurité nucléaire à l’Est n’est pas assurée. Qu’attend l’Europe pour dépasser le stade des intentions et prendre des initiatives ? Si elle ne le fait pas, qui le fera ?

Que l’Union s’attache davantage à définir des objectifs qu’à édicter des règles. Au plan européen comme au plan national, il faut réagir contre les réglementations proliférantes qui découragent et étouffent les initiatives.

Qu'on cesse de vouloir tout harmoniser, tout uniformiser. Qu'on admette les différences qui sont la vie. Si certains États peuvent et veulent aller de l'avant, qu'ils le fassent sans être gênés ou ralentis par le reste du convoi, qui suivra plus tard, à son rythme. Une Europe à plusieurs vitesses dit-on ? Et pourquoi pas ?

Que la Commission admette que le Conseil des ministres est seul détenteur d'une véritable légitimité politique.

Enfin que les Parlements, le Parlement européen et les Parlements nationaux, soient impliqués avec de réels pouvoirs dans l'élaboration de la loi qui ne peut plus être le résultat de compromis obscurs, négociés en dehors des représentants des citoyens.

Ainsi, nous donnerons toutes ses chances à une Europe élargie, démocratique, ambitieuse ; une Europe qui, pour exister, doit forger son identité. Le rôle de la France y sera déterminant.

    L’esprit de conquête…

Encore une fois, notre pays a rendez-vous avec l’Histoire. Pourquoi un si grand mot, une formule si rebattue ? C’est simple : des bouleversements formidables viennent de contredire, en quelques années, quelques-unes des « vérités » sur lesquelles nous vivions depuis un demi-siècle.

Bousculée, l’idée de l’Europe, qu’on voulait construire avec une moitié de continent et une moitié d’Allemagne ! Bousculée, l’idée du progrès économique et social, qui ne résiste plus à l’affaiblissement durable de la croissance !

Tandis que les frontières s'ouvrent et que la parenthèse communiste se referme, parfois dans la douleur, la question est de savoir si notre pays peut être de ceux qui influenceront le siècle.

Rien n’est sûr, car nos pires ennemis sont en nous-mêmes.

Avons-nous jamais cessé de balancer entre une certaine passivité, une certaine résignation, et l’aspiration à autre chose, ce goût du panache si présent dans nos têtes comme dans nos Lettres ?

En période de crise, le découragement, le repli sur soi, la tendance à l'autodénigrement ne sont jamais loin. En même temps, portés par mille ans d'Histoire, conscients d'appartenir à une nation ancienne et respectée, ayant mené tant de combats pour la liberté, les Français restent au fond d'eux-mêmes exigeants pour leur patrie.

Ils ont raison. Si la France se contentait du statut de puissance moyenne, son avenir serait tout tracé. Elle perdrait ce qui lui reste d'influence pour devenir un pays satellite, dépendant de la croissance mondiale pour son travail et de décisions extérieures pour sa sécurité.

Pour moi, telle que je la sens, telle que je la veux, la France se rassemble, se reprend, invente une nouvelle modernité. Sans rien trahir de ce qu'elle est. Avec une grande ambition, avec tous ses atouts en mains.

Le premier de ces atouts, c'est la démographie.

Parmi les grands pays d'Europe, la France est le plus fécond. Sans doute notre politique familiale, plus généreuse que celle de nos voisins, n'est-elle pas étrangère à cette vitalité.

Mais, en la matière, faire mieux n'est pas faire bien.

Depuis 1974, le chiffre de 2,1 enfants par femme, qui assure le renouvellement des générations, n'est plus atteint. L'an dernier, en 1993, nous sommes tombés au plancher, avec 710 000 naissances contre près de 900 000 trente ans plus tôt. C'est la population d’une ville qui a été perdue, comme si Toulouse ou le Havre était rayée de la carte !

« L'hiver démographique », c’est cela : une population qui ne cesse de diminuer, même si une espérance de vie croissante au bout de la pyramide des âges, parvient encore à dissimuler ce phénomène. Déclin du mariage, instabilité des couples, développement de la contraception, place différente occupée par l’enfant, logements exigus, difficultés de concilier vie professionnelle et vie familiale, surtout pour les femmes, les explications à cet effondrement de la natalité ne manquent pas.

Un fait demeure : le lien direct qui existe entre la population d'un État et son rayonnement politique et économique. La France de Louis XIV, qui dominait l'Europe, était aussi à son apogée démographique. A peine concurrencée par la Russie sous Louis XV, la France napoléonienne précède encore ses rivaux militaires au début du XIXe siècle. Et sa langue, après avoir forgé les idées révolutionnaires et les Droits de l'Homme, reste très longtemps celle de la diplomatie.

La démographie, je le sais, n’est pas un thème porteur. Ses défenseurs font aisément figure de Cassandre, voire de « vieilles barbes ». Et pourtant ! Deux évidences, simplement.

La première, c'est que le vieillissement de notre population menace l'équilibre de notre protection sociale. Il pose le problème du financement de nos dépenses de santé et de nos régimes de retraite. Les actifs devront supporter toujours plus, tandis que les retraités recevront moins. Que de tensions entre générations en perspective !

La deuxième, c’est que le recul de la natalité porte en germe la baisse de notre compétitivité. Innovation, progrès technologique, dynamisme économique sont inséparables de l'idée de jeunesse. Alors, peut-on renverser la tendance ? La Suède vient de nous montrer qu'une forte volonté politique peut changer les choses. Il faut nous en inspirer.

Le danger est d'autant plus grand que l’Asie a pris une toute autre voie. Entraînée par sa vitalité démographique, cette région du monde est désormais le principal pôle de croissance de l'économie mondiale. Face à elle, l'Europe prend le risque de jouer demain les seconds rôles.

Méfions-nous donc de cette « révolution grise » qui menace l'ensemble de la société européenne. Notre démographie reste un atout. Ne le gâchons pas. Sachons inventer une politique pour les femmes, les hommes, les enfants, les familles d'aujourd'hui.

Le deuxième de nos atouts, c'est l'intelligence.

Clef de notre futur, la recherche fut, pendant toutes les années 1960, l'enfant chéri de la République.

Si nous évoquons encore l'épopée du nucléaire militaire et civil, l'aventure de l'espace, il ne faut pas oublier que, pendant cette décennie exceptionnelle, furent aussi créés et développés beaucoup de nos laboratoires de recherche fondamentale, constituées de remarquables équipes scientifiques, recrutés et formés de nombreux jeunes chercheurs. Les Prix Nobel d'aujourd’hui sont nés, scientifiquement parlant, à cette époque.

La France conserve une position favorable dans le peloton de tête des grands pays scientifiques. Mais, soyons lucides, nous vivons, en grande partie, sur les acquis du passé. L’énergie emmagasinée nous porte encore, mais elle diminue chaque jour. Non que la qualité des hommes nous fasse défaut. Bien au contraire. Mais il a manqué une volonté politique forte, exprimée par des choix scientifiques clairs, comprise et soutenue par l'ensemble de la Nation. Il a manqué une cohérence d'ensemble liant intentions politiques, choix démocratiques, stratégie scientifique et industrielle, répartition des moyens, adhésion des Français.

Face à nous, face à l'Europe, les États-Unis et le Japon ont compris que la recherche, au sens de création de connaissances originales, la technologie, qui est la mise au point de procédés, produits et concepts nouveaux, et l'industrie, qui permet l'exploitation commerciale de ces innovations, constituent, ensemble, l'arme stratégique du pouvoir économique moderne.

Quoi de plus urgent, donc, que de redéfinir les objectifs de la recherche française, de clarifier les activités respectives des organismes de recherche publics et privés, civils et militaires, de vivifier le partenariat avec toutes les entreprises, d'encourager la mobilité des chercheurs, d'adopter des modes de gestion moins bureaucratiques, d'explorer des formes de financement novatrices, comme par exemple le financement bancaire de la recherche appliquée.

Ce vaste réexamen doit s'appuyer sur deux dialogues forts. Le premier l'éclaire, le second le rend légitime. Tous deux sont des instruments essentiels de cohérence.

Le premier est le dialogue entre le monde politique et le monde scientifique. Chacun de ces deux mondes a ses critères de jugement, son langage, son rapport au temps. Les réconcilier peu à peu permettra aux hommes politiques de mieux choisir et de mieux décider, et pas uniquement en matière de politique scientifique, et aux scientifiques de toutes les disciplines de se sentir acteurs vrais de l’avenir de notre pays. Le lien doit être rétabli entre ceux qui savent et ceux qui décident.

Le second est le dialogue entre les scientifiques et les citoyens. Aux scientifiques, ou du moins à certains d'entre eux, par un travail pédagogique dont je ne méconnais pas la difficulté, de rendre la science plus accessible à chacun. A ce prix la fracture intellectuelle entre une élite sophistiquée et l'ensemble du corps social pourra être résorbée. Et elle doit l'être rapidement car elle est grosse de tensions graves. A ce prix aussi, chaque Français pourra mieux mesurer les enjeux de la politique scientifique, et aussi les risques qui, inévitablement, accompagnent tout progrès technologique. Comprenant mieux les choix, il les portera plus résolument.

C'est en instaurant ce double dialogue que se créera une synergie entre la science, le politique et la société. Nous aurons alors les moyen de notre recherche, c'est-à-dire, les moyens de jouer notre carte dans la guerre économique que se livrent les grandes nations.

Le troisième de ces atouts, c'est l'entreprise.

Je connais et j'apprécie le formidable potentiel de nos grands groupes industriels et de service, ainsi que leur volonté et leur aptitude à s'investir dans de grandes aventures. Mais je voudrais insister ici sur une singularité de notre pays : la place occupée par les petites et moyennes entreprises. Près de 6 emplois sur 10, plus de 50 % de la richesse nationale, une part irremplaçable de nos exportations. C'est peu dire qu'elles forment la colonne vertébrale de notre économie.

Les années 80 ont vu, contre toute attente, la réhabilitation de l'entreprise. Reste à réhabiliter l'entrepreneur, et d'abord ces chefs anonymes de PME qui, tous les jours, prennent le risque d'investir, d'innover d'embaucher, d'exporter.

A retenir, au nombre des progrès, le vote récent de la loi sur l'entreprise individuelle. Modification du statut de l'entrepreneur et de son conjoint, principe du guichet unique, simplification des règles comptables : autant de dispositions qui libèrent l'initiative économique.

Telle est la voie à suivre.

Changer la donne, sur le terrain, au profit des entreprises, n'est pas si difficile. L'en­trepreneur, parce qu'il remplit une mission d'intérêt général, doit être soutenu par les services publics, et non entravé. Comme on l'a fait en 1987 à propos de la fiscalité des ménages, il est urgent de renverser la charge de la preuve entre l'administration et les entreprises afin de présumer leur bon droit. Il n’est plus possible de prendre des mesures administratives ou réglementaires sans mesurer leurs conséquences sur la vie des PME. En matière d'environnement, l'on procède systématiquement à des « études d'impact ». De telles études doivent devenir la règle. Ne laissons pas l’administration charger inutilement la barque des entreprises !

Le rêve d'un Français sur quatre est, dit-on, de créer son entreprise. Aidons-le à faire de ce rêve une réalité. Pourquoi ne pas concevoir un statut de l'entrepreneur individuel, comportant une séparation stricte des patrimoines personnels et professionnels, une protection sociale mieux assurée et des conditions privilégiées de financement ? Pourquoi ne pas modifier la fiscalité anachronique et confiscatoire sur les transmissions d'entreprise ? L'entreprise nouvelle ne peut rester l’aventure d'un homme seul, aussi motivé soit-il. Prévoyons donc un régime d'épargne de proximité, direct ou à travers un club d'investissements, en faveur des petites entreprises. Sait-on qu'en marge des 2 000 entreprises cotées en bourse, il existe 1,7 million d'entreprises individuelles et plus de 2 millions de PME, souvent dépourvues de fonds propres et peu soutenues par les banques ? La modernisation du financement de notre économie, amorcée dans les années 80, est restée inachevée. Il faut désormais la conduire à son terme.

Le quatrième de ces atouts, c'est l’espace.

La France doit sa différence au moins autant à sa géographie qu'à son histoire. A sa terre et à ses mers autant qu’aux événements qui l'ont peu à peu constituée en nation. La diversité de notre territoire ne reste-t-elle pas l'une de nos meilleures chances ?

L'on me sait très attaché à l'idée d'une agriculture puissante et moderne, matrice d'une industrie agro-alimentaire forte. Notre avenir se joue aussi sur ce terrain. Notre emploi, notre richesse, notre influence dans le monde en dépendent pour une part, de même que notre équilibre, nos valeurs, une certaine façon de vivre en France.

«L'agriculture, c'est dépassé ». « Nous n'avons pas besoin de paysans, mais de conservateurs du paysage ». Voilà ce que l'on peut lire, ici ou là. Un Français sur cinq trouve son emploi dans la filière agricole et agro-alimentaire, mais qu'importe ! L'air du temps n'est pas favorable aux paysans.

Essayons de voir plus loin. Ne restons pas prisonniers de la vision malthusienne qui a inspiré la réforme de la politique agricole commune et qui a conduit l'Europe à réduire ses parts sur le marché mondial des produits alimentaires.

Qui ne voit que l'immense Asie, en développement rapide, et l'Amérique Latine, deviennent chaque jour davantage des clients importants et solvables.

Qui ne voit que l'Afrique est, hélas, condamnée à devoir bénéficier de programmes croissants de fournitures de denrées alimentaires que la communauté internationale devra bien prendre en charge ?

Qui ne voit que les problèmes nutritionnels pèseront lourd sur les relations diplomatiques des prochaines décennies sous le regard d'opinions publiques qui n’accepteront plus la division de notre planète en deux mondes : celui de l'abondance alimentaire, où l’on gèle artificiellement une partie du potentiel de production, et celui du plus grand dénuement où des milliards (3 ou 4 dans 25 ans ?) d’adultes et d’enfants meurent de faim ?

Le risque, pour l'Europe et pour la France, c'est de se laisser mettre hors-jeu dans cette partie de bras de fer où intérêts économiques, politiques et stratégiques sont étroitement mêlés. Ce serait une lourde erreur, et une faute.

Autre enjeu à ne pas sous-estimer : les débouchés industriels de l’agriculture. Après le temps du charbon, du pétrole et de l’électricité, arrive le temps des biotechnologies et de l’essor de l’agrochimie. Cette évolution s’inscrit d’ailleurs dans nos préoccupations en matière d’environnement, notamment dans les domaines de l’énergie, celui des bio-carburants et des produits biodégradables. Elle justifie un effort important de recherche et d’incitation à l’investissement.

Enfin, l’agriculture doit remplir sa fonction d'occupation et de mise en valeur de l’espace rural. L'idée que l’activité agricole devrait se concentrer demain sur une faible partie de notre territoire, en fonction des seules lois économiques européennes, est évidemment incompatible avec l'idée que nous nous faisons de notre terroir.

Il nous faut donc une nouvelle politique, ouvrant notre agriculture sur le monde comme le Général de Gaulle l'avait, en 1960, ouverte sur l'Europe. Diminuer les charges fiscales, financières et sociales qui pèsent sur l'exploitation, afin de rendre nos productions compétitives sur le marché mondial. Définir un statut moderne de l'entreprise agricole. Dissocier le patrimoine familial du patrimoine professionnel et mieux distinguer les revenus du travail et du capital. Réactualiser l’ensemble de nos aides à l'installation des jeunes. Revoir le niveau et la finalité de nos aides compensatrices de handicaps naturels, afin d'en accroître l'efficacité. Voilà les chemins à explorer.

Ce que je propose, c'est un véritable contrat entre la Nation et ses paysans. Il y va, pour une part importante, de la place et du rayonnement de la France dans le monde. Il y va de l'aménagement et de l'harmonie de notre territoire. Il y va, aussi, d'un certain art de vivre.

Ce qui vaut pour notre espace rural, vaut pour notre espace maritime.

La péninsule européenne, dont la France est l'occident, n'est pas seulement un jardin soigneusement cultivé. C'est aussi un domaine maritime d'où sont partis les plus audacieux de nos ancêtres à la conquête d'autres terres, auxquelles ils apportaient, pour le meilleur et partais pour le pire, leur vision de l'homme et de la société. Victime d'une étrange amnésie, notre pays, en quelques décennies, a oublié les moments d'Histoire qu'il doit à Jacques Cartier, à Jean Bart, à Dugay-Trouin, à Suffren, à Surcouf. L'effondrement de notre marine marchande, reléguée en vingt ans du 5e au 28e rang mondial, la difficile mutation de nos chantiers de construction navale, la baisse d'activité de nos grands ports, très récemment la crise dramatique de la pêche : autant de signes du déclin de notre puissance maritime.

Les marins du pays bigouden en révolte contre la chute des cours du poisson exprimaient un profond malaise. Comment expliquer qu'un pays riche de 5 500 kilomètres de côtes et d'un accès à tous les océans grâce à ses départements et territoires d'outre-mer, ait renoncé à exploiter son trésor maritime ?

La mer n'est pas seulement le lieu où quelques dizaines de milliers de pêcheurs exercent leur métier. C'est encore un réservoir de matières premières sans pareil ; c'est le siège de notre force océanique stratégique, l'un des piliers de notre capacité de défense c'est un argument économique majeur fondé sur la part croissante du transport maritime dans le coût des produits. C'est enfin le paysage du tiers de la population française, qui vit dans les départements du littoral, en métropole ou Outre-Mer.

Les Français aiment la mer, ils la connaissent mal. C'est peut-être pour cela que les gouvernements successifs n'ont pas eu l'idée de doter la France d'une politique maritime ambitieuse et cohérente. Ambitieuse, car elle doit être définie au plus haut niveau de l'État comme « politique de grandeur » au sens où de Gaulle l'entendait. Cohérente, car elle doit garder une approche d'ensemble, tant les secteurs et les acteurs sont variés et solidaires.

Notre marine nationale ne disposera pas des moyens adaptés à ses missions sans une construction navale plus compétitive. Notre marine marchande ne retrouvera pas son rang tant que nos ports de commerce ne seront pas modernisés et que nous ne parviendrons pas à imposer, à l'échelle internationale, un minimum de règles de sécurité et de contrôle du transport en mer. Notre marine de pêche ne subsistera que si une nouvelle organisation, fondée sur la préférence communautaire, assure aux travailleurs de la mer un revenu compatible avec leur dignité d'hommes. Il n'est jusqu'à la marine de plaisance et plus généralement les activités de tourisme qui ne soient tributaires d'une politique intelligente de protection du littoral. Encore une fois, cohérence et volonté sont indispensables.

La France est dépourvue de matières premières ? Peut-être. Mais qui ne voit que les « trésors » français gisent à nos pieds ? Encore faut-il les exploiter.

Dernier de nos atouts, et non des moindres, notre langue et nos capacités créatives.

La France, c'est aussi une langue, complexe, savoureuse, diverse, à la fois moule et expression de notre psychologie collective, vecteur privilégié de notre culture.

J'approuve le gouvernement qui veut protéger notre langue, et lui redonner droit de cité là où tend à se propager un sabir franglais. Mais, comme l'univers, une langue doit être en expansion continue. Le français, jadis langue diplomatique, langue des Lumières qui ont éclairé notre continent au XVIIIe siècle, doit être enseigné dans toute l'Europe. Cela suppose d'abord que la France obtienne de l'Union européenne qu'elle institue l'obligation d'apprendre à chacun de ses enfants, dès le plus jeune âge, deux langues étrangères. C'est un progrès culturel favorable à la cohésion européenne. C'est le moyen le plus efficace de réimplanter le français qui, après l’anglais sera la langue généralement choisie, sur un continent qui reste l'un des principaux creusets intellectuels et économiques du monde. Cela suppose aussi une fluidité bien plus grande entre nos universités d'Europe, des échanges bien plus nombreux entre nos professeurs et nos étudiants. Il y a plusieurs façons de servir la francophonie. Entretenir la flamme dans toutes les régions du monde où notre langue est parlée est très important. Faire en sorte qu'elle soit pratiquée et comprise de tous nos voisins l’est tout autant.

Ne nous leurrons pas. Notre littérature est peut-être, comme on le lit parfois, trop hexagonale, trop intimiste, trop psychologique pour s'exporter aisément. Mais je crois qu'elle saurait se frayer un chemin si notre langue dépassait davantage nos frontières. Déjà, notre cinéma a imposé son originalité, son ton, et occupe l'une des premières places en Europe. Notre peinture, notre sculpture, notre musique contemporaine ont une existence forte. Nous avons, depuis les rois de France, une grande tradition de mécénat d'État. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, un ministère de la Culture soutient la création, passe des commandes, travaille à l'irrigation culturelle de notre territoire, s'efforce de construire l'Europe de la culture qui aurait dû précéder l'Europe des marchands. Nous avons en main tous les moyens de notre rayonnement, dont le moindre n'est pas l'acquiescement de tous les dirigeants politiques et de l'ensemble de notre peuple à l'importance de l'enjeu culturel, comme nous l'avons vu lors des récentes négociations du GATT. Ayons donc confiance.

Cessons de faire des complexes, et utilisons nos atouts !

La maîtrise du changement…

Dans un monde où tout change très vite, dans une Europe en crise, au terme d'un septennat immobile, la France, nous l'avons vu, présente les signes d'une société dangereusement éclatée, assistée et d'une certaine façon, démotivée.

Certes, depuis un an, notre pays est gouverné avec sagesse et je n'imagine pas que les pouvoirs publics puissent faire beaucoup mieux en période de cohabitation. Un certain redressement est perceptible, mais le mal reste profond.

L'essoufflement de notre société vient de ce que nous avons mal apprécié les changements des mentalités et ceux de notre environnement. Il vient de ce que les outils dont nous disposons pour faire face aux difficultés actuelles ont été forgés en un temps de plein emploi, de croissance et d'inflation et qu'ils se trouvent à présent inadaptés, requérant de grands efforts pour de piètres résultats. Il vient enfin de la complication croissante des règles publiques sous le double effet de la multiplication des pôles de décision – de la commune à l'Europe en passant par l'État – et de la montée en puissance des technostructures administratives.

Les solutions sont en nous-mêmes.

L'état de la France appelle de vrais changements. Face au conservatisme ambiant, ces changements trouveront leur inspiration dans le peuple. La « base » doit en être le fer de lance. Les élites n'ont pas seules la faculté de les concevoir et de les mettre en œuvre. Ne sous-estimons pas l'importance du débat public en temps de crise. La démocratie représentative, le dialogue avec les syndicats, pour nécessaires qu'ils soient, ne sont plus suffisants pour convaincre et entraîner des citoyens qui ne se sentent plus, autant que par le passé, représentés par le gouvernement, le Parlement, les partis ou les syndicats. Si nos élites ne s'entendent qu'entre elles et avec leurs experts, elles risquent fort de passer à côté du citoyen. Craignons qu'à défaut d'un peu plus de démocratie directe leur donnant le sentiment que les responsables sont davantage à leur écoute, les Français ne s'enlisent dans le doute. Alors gare au sauveur populiste qui établira un contact intuitif avec un peuple déboussolé.

Je tire de mes rencontres, en province comme à Paris, le sentiment que les Français, qui éprouvent un besoin profond de réformes, en acceptent les contraintes pour peu que ces réformes soient simples, qu'elles apparaissent efficaces, que le fardeau soit équitablement réparti et que les plus faibles soient protégés.

Ce changement, si nécessaire, doit être pensé, mûri. Il doit être offert et discuté. Une fois clairement exposé et accepté, il doit être mis en œuvre rapidement t le politique doit engager sa responsabilité sur les résultats. Les Français d'ailleurs nous laisseraient-ils le choix ? Désabusés par les patenôtres, excédés par les promesses non tenues, minés par l'anxiété, ils pourraient bien nous retourner cet avertissement de Napoléon à ses généraux : « Je suis prêt à vous donner tout ce que vous voudrez, sauf du temps ».

Il nous faudra clairvoyance et courage. Lorsque la prudence est partout, le courage n'est nulle part. Roosevelt le disait face à la crise : « La seule chose que nous devons craindre est la crainte elle-même ». Rien ne pourra changer si ne se réveille en chacun de nous l'esprit de conquête. Lorsque le Général de Gaulle créait la sécurité sociale, donnait le droit de vote aux femmes, inventait la participation lorsqu’il assurait le redressement économique et politique du pays, il prolongeait une longue tradition française d'audace, d'efficacité, de générosité, qu'il nous appartient de poursuivre.

Notre ambition est bien définie : solidarité et cohésion nationale. L'esprit de conquête et le progrès social ont la priorité. Le reste suivra. Dans quelques mois, notre peuple aura l'occasion de choisir, de se prononcer sur la nature, l'importance, le rythme du changement. Je souhaite que la prochaine élection présidentielle permette d'ouvrir un vrai et grand débat d'idées effaçant, pour une fois, les sempiternelles rivalités de personnes.

Les Français auraient tort de croire qu'ils sont l’objet d'une malédiction. Ils restent maîtres de leur destin. Des objectifs clairs, propres à les rendre fiers d'être Français, sont à leur portée et ils ont les moyens de les atteindre. Bâtir une nouvelle France ne souffre plus d'attendre. Au premier rang des bâtisseurs se trouvent les jeunes nés après 1968. Nous leur donnerons leur chance et je leur fais confiance.

En avril 1993, Jacques Chirac décide de prendre ses distances avec l’exercice du pouvoir. Il se donne le temps et la liberté de réfléchir.

« Il n’y a pas de fatalité de la crise », nous dit-il, « la France retrouvera prospérité et harmonie en conciliant esprit de conquête et progrès social ».

Dans ce manifeste dédié aux jeunes nés après 1968, il dessine une France généreuse, républicaine, moderne. Il appelle à une révolution sereine des esprits pour définir un nouveau contrat social.

Ces pages de lucidité et d’énergie sont inspirées par son attention pour les plus fragiles, et sa foi dans une nouvelle France.

 

La France pour tous

La France souffre d'un mal plus profond que ne l'imaginent les acteurs politiques, les responsables économiques, les intellectuels en vogue et les célébrités du système médiatique.

Le peuple a perdu confiance. Son désarroi l'incline à la résignation ; il risque de l'inciter à la colère.

Plus de la moitié de la population française n’est ni entendue, ni défendue. Les ouvriers, les employés, les cadres, les professions intermédiaires, trame de notre tissu social et forces vives de notre pays, peuvent être sensibles aux sirènes de la démagogie.

Cinq millions de nos compatriotes vivent dans la précarité ; des centaines de milliers de jeunes cherchent en vain de quoi nourrir ce qui leur reste d’espérance.

Les pauvres s'appauvrissent, les bas salaires stagnent. Les commerçants, les artisans, les professionnels libéraux, les petits patrons connaissent des difficultés croissantes. De plus en plus de ménages ont du mal à payer leur loyer ou à rembourser leurs emprunts ; de plus en plus de petites entreprises, peu ou mal soutenues par les banques, sont contraintes au dépôt de bilan ou aux licenciements.

Dans certaines banlieues délabrées des grandes villes, des zones entières sont hors la loi. La police ne peut y intervenir efficacement. Une économie de type mafieux y prospère impunément : la drogue, la prostitution, la rapine. Pour les habitants de ces quartiers, l'insécurité est un sentiment quotidien. Ils ont peur. La contagion de cette peur menace tous les équilibres de notre société.

Trop de Français se sentent incompris et dédaignés. Ils ont peur, eux aussi. Peur du chômage qu'un retour – nécessaire et bienvenu – de la croissance ne suffira pas à vaincre. Peur de perdre leurs acquis sociaux, leur droit à la retraite, la possibilité d'offrir à leurs enfants un avenir meilleur. Peur de se sentir orphelins dans un monde sans repères moraux et peur d'assister passivement à la décadence de la France.

Chacun sait que la peur entraîne la paralysie. Sans verser dans un pessimisme qui ne me ressemblerait pas, je constate que les rouages politiques, économiques et sociaux de notre pays sont atteints de paralysie. Tous les indicateurs en révèlent des symptômes, mais aucune thérapie n'est prescrite parce que trop de responsables raisonnent sur des chiffres, pas sur la vie des hommes. Or les chiffres, en eux-mêmes, n'expriment pas la gravité de la fracture sociale qui menace – je pèse mes mots – l'unité nationale.

L'écart se creuse dangereusement entre l'homme de la rue et une classe dirigeante dont le comportement reflète un scepticisme de bon ton et de mauvais aloi. Le milieu politique donne aux Français le spectacle d'un interminable bal masqué où les valseurs défilent devant les caméras avant d'aller fomenter de petits complots, sous couvert de commenter des sondages. Les « affaires » aidant, l'opinion publique dérive vers un poujadisme à la fois navré et narquois. Elle avait sanctionné sévèrement l'inertie économique et la faillite morale des socialistes en 1993 ; à présent elle met volontiers tous les responsables politiques dans le même panier. Pour un peu elle y mettrait aussi les patrons des grandes entreprises.

C'est fâcheux et injuste, mais les raisons de ce discrédit ne sont pas difficiles à comprendre. Tandis qu'augmente chaque jour le nombre des exclus, des spéculateurs s'enrichissent, des privilégiés étalent leur vénalité et des clans de circonstance nourrissent des ambitions inavouées, virtuelles ou aléatoires qui occultent sciemment une réalité de plus en plus sombre.

Je n'accepte pas cet enlisement, ni le fatalisme qui en procède : c'est le sens de mon combat pour la France et c'est pour cela que j'ai souhaité ouvrir le débat en affirmant l'existence d'une alternative politique.

En effet, le sort fait aux Français les plus modestes me choque et m'indigne. Je crois à la nécessité d'un changement profond. C'est dans cet esprit que j'entends aborder l'échéance présidentielle après avoir pris le temps et le recul nécessaires à la réflexion.

Depuis des années, j'ai visité de nombreux pays et parlé avec leurs principaux dirigeants. J'ai dialogué avec des chercheurs, des intellectuels, des autorités morales, des industriels de pointe. Surtout, j'ai multiplié les rencontres avec des Français anonymes, ceux qui ne passent jamais à la télévision mais ont les pieds sur terre, des idées dans la tête et des sentiments dans le cœur. Ces contacts ont renforcé ma conviction que la France s'enlise parce qu'elle exploite mal ses atouts. Il y a, dans le peuple français, des trésors d'intelligence, de combativité et de vertu. Il lui manque une impulsion pour donner sa mesure. Et il manque à nos élites le courage intellectuel de remettre en cause des credo usés et de pratiques obsolètes.

Le changement est d'abord un état d'esprit. Les Français y aspirent tout en le redoutant. Je les comprends. Comment seraient-ils sereins ? Ils se sentent à la croisée des chemins, ont peur des impasses et se demandent quelle route choisir. Les idées qui flottent dans l'air du temps les ont persuadés qu'une économie mondialisée laisse peu de marge à la décision politique.

Je m'inscris en faux contre cette prétendue marginalisation du politique. C'est l'alibi d'un immobilisme qui a ses partisans dans les milieux les plus favorisés. Généralement, ils avancent masqués derrière le paravent d'un réformisme précautionneux. Je ne crois pas qu'il faille proposer aux Français un catalogue de réformes vagues. Nous sommes en état d'urgence sociale, il faut une autre logique pour inverser les tendances et remettre la France sur les rails de son avenir. C'est une question de volonté politique.

Bientôt, les citoyens vont élire le nouveau chef de l'État. C'est une échéance capitale pour la France. Il y aura sûrement pléthore de candidats, mais seulement deux votes.

Soit les Français céderont à la tentation du conservatisme et le pire sera à craindre. Un grand pays peut déserter l'Histoire en une génération, comme la Grèce après Philopœmen, le « dernier des Grecs », ou l'Espagne après Philippe IV, et connaître un déclin durable. André Malraux répétait souvent la formule de Paul Valéry : « A présent nous savons que les civilisations sont mortelles ». A quoi j'ajouterai que les nations aussi peuvent mourir. Soit nos compatriotes choisiront l'espérance, donc le changement, et la France restera un pays uni, prospère, paisible et respecté dans le monde.

J'ai fait le choix de l'espérance, il s'inscrit en ligne directe dans le sillage du gaullisme. Le sens des réalités n'a jamais dissuadé le général de Gaulle de modifier l'ordre des choses.

Aux sources du gaullisme
     
Parler de moi n'est pas mon exercice préféré. Cependant, je voudrais inscrire ma démarche dans le cadre politique qui a toujours été le mien. J'ai évolué, comme tout un chacun : un long parcours m'a permis d'affirmer mes convictions foncières à l'épreuve des faits.

Les idéologies m'inspirent depuis toujours une défiance proche de l'aversion. Mon enfance a connu le traumatisme de la défaite et de l'occupation. Je ne puis m'empêcher d'imputer au moins partiellement ces désastres au fanatisme idéologique qui a sévi dans les années 20 et 30.

Le nazisme a été éradiqué mais il faut avoir conscience qu'une forme inédite de fascisme peut toujours réapparaître. Une jeunesse sans projets à la périphérie des grandes villes est une proie idéale pour des idéologues fascisants !

Quant au marxisme, on sait comment il a écrasé des dizaines de millions d'êtres humains sous le couvert d'une dictature du prolétariat qui était à la mode du temps où j'étais étudiant. Peu accessible aux modes, je n'ai pas attendu la chute du mur de Berlin et le déclin du communisme pour comprendre les ressorts du totalitarisme, et m'opposer aux émules de Staline. Même dans la fièvre de mes vingt ans, un bon sens élémentaire me prémunissait contre la tentation des chimères idéologiques. Les peuples la payent trop cher. Et pourtant j'avais, j'ai toujours eu, du respect pour les humbles militants qui se sont dévoués à la classe ouvrière. Je les ai mieux connus en Corrèze : leur altruisme force l'admiration.

Nazisme, stalinisme, intégrisme : ces « ismes » qui enflamment facilement les imaginations juvéniles finissent toujours par ériger des miradors, étendre des barbelés. En conséquence, j’ai toujours été résolu à défendre les principes républicains dans un cadre démocratique. Cependant j'ai très vite mesuré les limites du capitalisme sauvage, donc la nécessité d'un État fort qui oriente la vie économique en protégeant les faibles contre les puissants sans étouffer l'esprit d'initiative. Seul l'État peut assurer l'unité et la cohésion nationales. A condition toutefois qu'il ne soit pas acculé à l'impuissance par son gigantisme ou son omnipotence. Autant je récuse les théories – déjà démodées – d'un État minimum, autant je réprouve les abus d'un dirigisme tentaculaire. L'expérience du socialisme a démontré son incurie, et pas seulement dans l'ancien empire soviétique. Plus l’État se recentre sur ses missions, mieux il exerce son autorité.

Mon expérience du service public remonte à plus de trente années. Elle a débuté en Algérie où j'effectuais mon service militaire. C'était la guerre avec ses horreurs, ses héroïsmes aussi, la fraternité d’un peloton livré à lui-même en plein bled. J'ai beaucoup appris sur l’homme auprès de mes camarades d'alors ; j’ai découvert ses ambivalences. J'ai compris aussi qu'en dernier ressort, tout est politique. Rude leçon pour un jeune officier qui croyait à sa mission, mais pressentait que cette guerre était absurde.

Au milieu des années 60, j'ai pu observer les arcanes du pouvoir comme conseiller de Georges Pompidou, alors Premier ministre du général de Gaulle. Cette chance, ce privilège même auront orienté toute ma vie publique. En 1967 je suis devenu député d'un département rural, la Corrèze, pays de ma famille, terre peuplée de gens humbles, courageux, honnêtes et travailleurs. J'ai été secrétaire d’État sous la présidence du général de Gaulle, ce qui m’a fait vivre Mai 68 différemment des « gauchistes ». Ils ont évolué, eux aussi. Les utopies des uns et les certitudes des autres n’ont pas résisté aux réalités de la crise.

J’ai été ministre sous la présidence de George Pompidou, Premier ministre sous celle de Valéry Giscard d’Estaing. Je suis revenu à Matignon en 1986, sous la présidence de François Mitterrand, pour inaugurer une figure institutionnelle nouvelle, la cohabitation. Entre-temps, je suis devenu maire de Paris en 1977. Ces expériences, ces responsabilités m’ont beaucoup appris sur la France, sur l’État, sur l'Europe, sur les hommes.

En 1976, j'ai refondé le mouvement gaulliste, que j'ai eu l'honneur de présider pendant dix-huit ans. Gaulliste, je l'ai toujours été. Cet adjectif, dont je tire fierté, que peut-il signifier pour un jeune ? La majorité des électeurs n'ont connu que la Ve République. Beaucoup sont nés après la mort du général de Gaulle. Il continue d'occuper une grande place dans la mémoire collective. Son message résiste au temps.

« Gaulliste », pour moi, ne signifie pas l'adhésion à une dogmatique. Je me méfie beaucoup des dogmes. De Gaulle n'était ni de droite ni de gauche, ni libéral ni dirigiste ; il choisissait empiriquement la voie qui lui paraissait la meilleure. Le gaullisme est un pragmatisme, mais de haut étage ; la décision politique doit répondre à l’intérêt général, pas à un réflexe technicien ou à un calcul politicien.

De Gaulle n'était pas non plus un chef de parti. Il a gouverné, selon l'occurrence, avec des socialistes, des radicaux, des démocrates-chrétiens, des modérés, des conservateurs (qui n'étaient pas ses préférés). Le gaullisme est une attitude qui vise à rassembler les Français au-delà des frontières idéologiques et partisanes.

Enfin, de Gaulle faisait ses choix en référence à l'Histoire. Il prenait les aléas en considération, mais ne les surévaluait pas et il raisonnait sur le long terme. Ainsi, au plus fort du drame algérien, a-t-il perçu que l’« intégration » de dix millions d'Arabes musulmans détruirait l'unité de la France. Ainsi a-t-il, en pleine guerre froide, prévu l'implosion de l'empire soviétique et la fin du marxisme. Ainsi a-t-il voulu et mis en place des institutions, décriées à l'époque par les notables et la grande presse, et dont la France aujourd'hui se porte bien.

Voilà ce que représente pour moi le gaullisme : un volontarisme enraciné dans l'amour de la patrie, l'esprit républicain, le sens du concret, le respect du peuple, de sa fierté, de sa mémoire.

Bien entendu l'appel du 18 Juin, le refus de la capitulation, la récusation de Vichy, l’organisation de la résistance et les grandes lois sociales de la France libérée sont la source héroïque de l'épopée gaulliste. Je revendique cet héritage mais j'étais trop jeune pour y prendre une part active. Par décret de l’état civil, je suis un gaullisme de la deuxième génération, un gaulliste « pompidolien ».

C'est Georges Pompidou, en effet, qui m'a initié aux grandeurs et aux servitudes de la politique en m'accordant sa confiance. On comprendra ma gratitude à son égard. C'était un homme d'État, au sens le plus noble du terme, et les Français l'ont perçu comme tel. Il avait le sens des racines, de l'autorité et du bien public.

Je revois, comme les images d'un film un peu jaunies par le temps, les conseils des ministres autour du général de Gaulle, statue immense et impavide. C'était son crépuscule et il le savait : la coexistence pacifique, la décolonisation, la croissance, l'ébullition de Mai 68 avaient redistribué toutes les cartes psychologiques et sociales.

Ensuite, tout s'est accéléré : l'industrialisation du pays, la mensualisation des salaires sous la présidence de Georges Pompidou, sa mort si brutale, le sentiment que j'ai eu d'être soudain orphelin, en prise directe avec le destin, dans un monde de plus en plus complexe, dans un pays qui n'était plus l'un des tous premiers en termes de puissance et de dynamisme économique.

J'ai agi ensuite selon ma conscience. L'Histoire jugera mon action à la tête de deux gouvernements, sous l'autorité de deux présidents, dans des contextes différents. Il y a eu des succès, des échecs ; jamais je n’ai dévié de la ligne gaulliste, à défaut d'avoir pu toujours faire valoir ou appliquer mes idées.

Il m'a paru nécessaire de rebâtir un mouvement gaulliste et de le doter d'alliances solides face à un bloc où le communisme fut longtemps prépondérant. Vingt-quatre ans après la mort du général de Gaulle, le RPR est le premier parti de France par le nombre de ses parlementaires : ce constat me réjouit, même si j'ai conscience des limites de la vie partisane.

Ce qui compte le plus à mes yeux, c'est d'observer qu'à droite comme à gauche la référence à de Gaulle fait l'unanimité. Elle ouvre des perspectives au rassemblement des Français que j'appelle de mes vœux.

Je le conçois sans exclusive : seuls les contempteurs de la liberté sont mes adversaires, irrémédiablement. J'aime la liberté ; c'est pourquoi, durant ma jeunesse, j'ai pris Je parti de Raymond Aron contre Jean-Paul Sartre alors que certaines options de la gauche avaient tout pour me séduire. La défense de la liberté fut à la source de mon engagement et aura été une constante de mon action politique. Nul ne peut m'imputer un acte attentatoire à la liberté, les observateurs les moins bienveillants à mon égard en conviendront.

Lorsque les gaullistes, en 1947, fondèrent le RPF dans l'espoir de ramener de Gaulle au pouvoir, ils tinrent à souligner qu'il s'agissait d'un mouvement et non d'un parti. Le distinguo n'était pas accessoire. On pouvait théoriquement appartenir au RPF et en même temps à un parti politique. Il y eut d'ailleurs, au sein de ces partis, d'âpres débats sur l'opportunité d'accepter ou non ce qu'on appelait la « double appartenance ».

Rassembler est un mot clef du vocabulaire gaulliste. Je me serais senti à l'étroit dans un parti classique parce que, selon les thèmes et les circonstances, je peux comprendre les approches de telle ou telle sensibilité politique. C'est pourquoi, je suppose, les ultras de gauche ou de droite me considèrent généralement comme un adversaire.

Aussi, lorsque nous décidâmes de refonder, en 1976, le mouvement gaulliste, mes amis et moi-même avons tenu à l'appellation « rassemblement ». De fait, diverses sensibilités y cohabitent.

Rassembler est un idéal : les hommes sont divisés à l'intérieur d'eux-mêmes, comment ne le seraient-ils pas dans la vie sociale ? Les Français se divisent volontiers, comme leurs ancêtres les Gaulois si l'on en croit Jules César. La pratique démocratique y contribue fatalement. Seul l'État a pu unifier nos compatriotes et cela a pris des siècles. Seule une volonté peut transcender les ferments de division toujours prêts à germer. J'aime cette phrase de de Gaulle : « Quand les Français se disputent, il faut leur parler de la France ». Pendant la campagne présidentielle, je parlerai de la France sans polémiquer avec personne.

A deux moments de mon parcours, j'ai eu le sentiment de passer un seuil. En juillet 1976, lorsque j'ai décidé de quitter Matignon, je suis devenu un responsable politique par rapport auquel d'autres se définissent, et qui doit faire seul des choix qui engagent l'histoire de son pays. J'ai choisi alors la pérennité du gaullisme populaire.

En 1993, après avoir gagné les élections législatives, j'ai décidé de ne pas occuper les fonctions de Premier ministre. J'avais mesuré, entre 1986 et 1988, les limites qu'impose à l'action une cohabitation par ailleurs inévitable. Elles sont étroites. Si j'ai choisi, pendant ces deux dernières années, de m'éloigner des ors de la République, si j'ai pris le risque, parfois, d'une certaine solitude, c'est parce que je voulais me tourner vers les Français, pas vers le pouvoir. Car on ne s'improvise pas candidat, c'est une démarche grave, la rencontre mystérieuse d'un homme, d'un peuple et d'un moment de son Histoire.

Le déclin politique

Les socialistes sont arrivés au pouvoir au mois de mai 1981. Ils ont imposé des réformes jusqu'en 1983. Je les ai combattues parce qu'elles me paraissaient dictées par des a priori idéologiques ou des réflexes partisans, mais enfin elles traduisaient la volonté politique d'une majorité.

Cette volonté s'est diluée au fil des années. Les milieux dirigeants, à commencer par les dignitaires socialistes, ont plus ou moins consciemment cessé de croire au sens de l'action politique. Les thèses de l'Américain Fukuyama sur la fin de l'Histoire, celle de Jean Baudrillard sur le simulacre ont reflété une sorte de fatalisme mou, que le déclin du marxisme semblait cautionner.

L'inertie politique s'est dissimulée derrière le prestige de l'humanitaire. J'approuve l'action humanitaire. Elle est plus nécessaire que jamais, mais elle est apparue comme le succédané d'une diplomatie frileuse et le recours d'une aspiration morale découragée par la vacuité des discours politiciens.

Au lieu de gouverner, les hommes politiques se sont mis à communiquer en vase clos. Ils ont pris la pose devant les miroirs déformants des médias. L'obsession de leur image a orienté leur stratégie ; ils ont abandonné la sphère de l'action pour les mirages du narcissisme.

Une esthétique du pouvoir a remplacé l'exercice du pouvoir, concédé à des entourages mondains, des experts technocratiques, des analystes financiers, des éminences lovées dans des cabinets ministériels plus habiles à flatter qu'à trancher. Peu à peu, des clans parisianistes ont pris le contrôle des leviers de commande de l'État, réduisant toute initiative à un effet d'annonce, la soumettant à l'appréciation des sondages, voire de la mode. D'où une dictature sournoise de l'émotion dans une atmosphère de cour, ou de bas-empire, aggravée par une dérive monarchique dans le fonctionnement des institutions.

Auprès de Georges Pompidou, puis dans l'exercice de mes responsabilités gouvernementales, je me suis rendu compte qu'au fil du temps et par une pente naturelle, le chef de l'État avait tendance à accaparer les pouvoirs du Premier ministre. Le phénomène s'est accentué d'un septennat à l'autre. L'Élysée a pris l'habitude de doubler l'action des ministres par le truchement de conseillers. L'autorité du Premier ministre, l'autonomie de chaque ministre, la dignité des directeurs d'administration en ont souffert. Rien n'est plus démotivant, pour un haut fonctionnaire, que de subir chaque jour l'intervention de gens de cabinet, y compris auprès de ses propres subordonnés.

C'est ainsi que s'est formée une caste techniquement compétente certes, mais politiquement irresponsable et sociologiquement éloignée du peuple. De Gaulle proclamait à juste titre que la politique de la France ne se faisait pas « à la corbeille ». Pour actualiser son propos, je dirais volontiers qu'elle ne doit pas non plus se faire dans les anti­chambres.

La démission du politique est d'autant plus grave qu'elle s'accompagne d'une crise des valeurs. Celles qui se sont exprimées tumultueusement en mai 1968 ont sombré sous les lambris dorés des palais nationaux. Le patriotisme, le sens de l'honneur, le dépassement de soi, la compassion pour autrui ne sont pas en vogue. Les philosophes, les sociologues, les maîtres spirituels et les thérapeutes décrivent tous l'avènement d'un individualisme sans frein qui isole chaque ego dans la bulle de ses fantasmes.

Le phénomène vient de loin et obéit peut-être à des lois cycliques : l'essor de la consommation l'a accentué. Les années 80 auront promu le règne du chacun pour soi, le culte malsain de l'argent, la survalorisation de la réussite matérielle, l'oubli de ce que chacun doit à tous les autres.

Bref, la perte d'un sens. Peut-on vivre sans donner un sens à sa vie ? Pas longtemps, me semble-t-il. On a incriminé les abus d'une idéologie libérale, succédant aux abus d’une idéologie socialiste. Ces deux versants d'un même matérialisme ont engendré des « nouveaux riches » du savoir, du pouvoir et de la culture. On les a vus apparaître dans le secteur privé (les « raiders », les « golden boys ») où ils ont gagné trop vite de l'argent trop facile. On a retrouvé leurs jumeaux dans la fonction publique où ils ont davantage songé à enrichir leur carnet d'adresses qu'à servir l'État. Ils se sont agrégés à la technostructure. Certains sont entrés en politique avec pour viatique le culte forcené de leur personne et en guise de conviction la référence au sondage.

Ils confondent le bien public avec les engouements passagers d'une opinion anesthésiée au préalable. L’idée de prendre une décision partiellement ou provisoirement impopulaire leur paraît saugrenue, presque obscène. Les péripéties préélectorales des six derniers mois de l’année 1994 ont poussé ces penchants velléitaires jusqu'à l’absurde : tel candidat était jugé bon ou mauvais selon sa cote dans les magazines. On a même entendu tels responsables politiques – si l'on peut dire – affirmer qu'ils choisiraient... le mieux placé dans les sondages. Curieuse éthique...

Cc cynisme naïf trahit un mépris des citoyens et explique le conformisme qui pèse sur les débats d'idées. Au fond, les maîtres de la technostructure et les petits-maîtres qui les encensent ne croient plus à l'impact d'une volonté politique. Ils sont résignés. Ils considèrent que le chômage est inéluctable dans une économie moderne et qu'on peut tout juste le traiter socialement. Ils croient que la réduction des inégalités sociales est une utopie dangereuse pour les grands équilibres comptables. Leur credo économique se résume à quelques critères de convergence. Leur credo politique est encore plus sommaire : l'escamotage médiatique des problèmes cruciaux.

Le peuple est conscient de n’être pas pris en compte dans les raisonnements des hiérarques censés le diriger. D'où son rejet d'un système complètement déconnecté des réalités. Un système verrouillé, que les malheureuses « affaires » et les équivoques tacticiennes ont achevé de discréditer. Pour un gaulliste, le peuple n'est pas un vain mot. Je ne prétends pas avoir toujours interprété au mieux ses messages et ses attentes, mais je n'ai jamais mésestimé son bon sens, encore moins sa dignité.

Le peuple est devenu l'oublié d'une démocratie du simulacre et de l’apparence : voilà la cause primordiale du mal français. Quand le pouvoir politique abdique, le doute s'empare vite de l'opinion ; les intérêts privés, l'air du temps, les coteries font la loi ; les corporatismes se réveillent, les pays étrangers cessent de nous respecter.

Jamais, pourtant, l'affirmation d'une volonté politique forte et lisible n'a été aussi nécessaire. Le monde a changé depuis dix ans : désintégration de l'empire stalinien, mondialisation des échanges, essor économique de l'Asie, intensification du trafic de drogue, montée des fanatismes identitaires, religieux ou ethniques. Comment prétendre exister dans le nouveau désordre du monde sans la force d'une volonté ?

La France aussi a changé. Les avancées technologiques, l’impact de l'audiovisuel, la désintégration des cellules familiales et sociales, la concentration urbaine, la perte des repères de la mémoire ont remodelé, en la perturbant, la conscience de nos compatriotes. Ils ont besoin d'être guidés et protégés. Bientôt les bébés éprouvette emprunteront les autoroutes de l'information ! Les concepts moraux hérités des Grecs, du christianisme et de la Révolution française n'en sortiront pas indemnes. Ce qui ne signifie pas qu'ils sont périmés, mais qu'il va falloir tout repenser : l'éthique, la politique, l'économique. Comment remettre les Français en phase avec le présent sans une impulsion vigoureuse venue du sommet ?

Au fil de mes rencontres je me suis aperçu que l'homme, certes capable de s'adapter, n'a pas tellement changé dans ses ressorts intimes. Sous l'écorce des modernités qui se succèdent et s'annihilent, la sève est toujours la même : des espérances el des hantises, la joie, la douleur, le besoin d'identité, la soif contradictoire d'innovation et de permanence. Contradiction qui déchire les Français plus que d'autres parce que leur héritage est très lourd.

Aussi, leur aspiration au changement est-elle toujours nuancée. Ils veulent le progrès sans perdre leur art de vivre. Puissent-ils comprendre qu'il faut parfois, comme le disait Churchill, couper des arbres pour que la forêt soit plus belle. Il faut changer la société pour que les Français retrouvent leur entrain et leurs capacités.

On n'y parviendra pas sans une reprise en main du pouvoir par le politique. C'est d'abord une question de principe : en démocratie, le peuple souverain choisit ses représentants, il leur incombe, et à eux seuls, de diriger le pays.

Eux seuls, par ailleurs, ont le pouvoir d'innover. Les privilégiés inclinent toujours au conservatisme social, les experts au conservatisme intellectuel. Ils se réfèrent aux schémas qui leur ont été inculqués. Nos technocrates ne sont ni amoraux ni incompétents ; ils raisonnent à courte vue parce qu'ils sont, sans s'en apercevoir les héritiers et les gardiens d'un système vieux de plus de trente ans. Ils savaient gérer une société stable, dont la croissance soutenue assurait le progrès social.

Cette société n'existe plus. Celle des années 90 est mouvante, fractionnée. Il faut la gouverner en faisant table rase des vieux réflexes. L'effort intellectuel nécessaire au renouveau sera considérable : il ne viendra pas des techniciens. C'est au pouvoir politique de l'impulser sans méconnaître le poids des habitudes et les pesanteurs psychologiques. Autant dire qu'il va falloir s'armer de courage. L'avenir n'appartiendra pas aux cyniques. Pas davantage aux temporisateurs. Il appartiendra à ceux qui sont déterminés à organiser le cours du changement en protégeant les êtres.

La montée des périls

Une mode récente a promu la notion d'équité pour supplanter celle d'égalité, jugée vieillotte et chimérique.

Ce troc de mots n'est pas sans risque il ne doit pas trahir, dans l'ordre symbolique, le renoncement à un principe républicain de base. Il ne doit pas parachever la démission du politique.

Je suis, pour ma part, attaché à ce mot – égalité – inscrit sur les frontons de nos édifices publics. Je n'accepte pas l'éclatement de la France en fragments sociaux hostiles ou repliés sur eux-mêmes. Je ne conçois la France qu'unie et solidaire, sans laissés-pour-compte ; toutes mes propositions s'inscriront dans cette perspective. Ma conception de la démocratie repose sur un consensus social ; s'il est menacé, l'État doit agir immédiatement pour protéger les faibles que la nature et la vie en société, hélas, ne cessent d'engendrer.

Aujourd'hui, en France, le consensus social se disloque.

Les sociologues contemporains ont défini un groupe central, agrégé aux classes moyennes et représentant plus de 80 % des Français. Ce constat fut globalement valable jusqu'à la fin des années 70 : une croissance forte et des politiques économiques volontaristes avaient contribué à réduire les inégalités. Les mentalités des Français, leurs façons de vivre étaient devenues plus homogènes. La lutte des classes s'émoussait, l'égalité n'était pas un songe.

Depuis au moins dix ans l'ascenseur social est en panne. La société française se fracture, une lutte des classes menace de réapparaître. Une classe populaire formée d'ouvriers et d'employés, mais aussi d'artisans, de commerçants, de cadres, de chefs de petites entreprises est de plus en plus coupée des sphères privilégiées.

Son niveau de vie baisse ou se maintient péniblement, ses perspectives d'avenir ne l'inclinent pas à l'optimisme, donc à l'initiative.

Au sommet d'une pyramide sociale de plus en plus effilée, les cadres dirigeants et les milieux aisés s'isolent dans des certitudes trompeuses.

Les plus lucides pressentent la montée des périls. Ils savent que le calme relatif et précaire d'aujourd'hui est le résultat de la peur du lendemain. Déjà, dans les banlieues déshéritées, règne une terreur molle. Elle risque d'être prémonitoire.

Soyons lucides : nous sommes à la merci d'une explosion sociale qui peut intervenir sans délai. J'écris ces lignes en ayant pleinement conscience de mes responsabilités. Je souhaite d'autant moins affoler les Français, que la situation n'est pas sans issue. En l'état présent, elle justifie l'inquiétude sourde qui s'est emparée de nos compatriotes.

Le peuple n'a plus l'espoir d'une amélioration de ses conditions d'existence. Pas davantage l'espoir de préparer à ses enfants une vie moins dure. Or, quand le peuple perd l'espoir, sa colère finit toujours par s'exprimer. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d'études incertaines, ils finissent par se révolter.

Des secteurs entiers de l'activité économique sont sinistrés. Des régions entières sont dévitalisées. Des pans entiers de la société dérivent vers la pauvreté. Plusieurs millions de nos compatriotes privés d'emploi, de logement, de sociabilité, sont sur la pente de l'exclusion. Comment ne pas craindre des révoltes ? Comment ne pas envisager leurs effets, d'autant moins prévisibles que le déclin du politique n'a pas épargné les syndicats ?

Et comment les forces qui créent la richesse ne céderaient-elles pas au découragement ?

L'économie ne peut pas progresser quand les entrepreneurs et les ménages n'ont pas la possibilité d'emprunter. C'est souvent le cas parce que les taux sont trop élevés, les salaires trop bas, les prélèvements excessifs.

On ne peut envisager d'embauches si le patron d'un atelier ou d'une boutique, accablé de charges et de tracas administratifs, attend avec angoisse les échéances de chaque mois. Trop souvent la hantise du coup de téléphone de la banque exténue son énergie, alors que les opérations spéculatives trouvent, le plus souvent, à se financer.

En même temps la jeune ouvrière, le jeune employé ont du mal à payer leur loyer ; leur désir d'accéder un jour à la propriété est un rêve trop souvent inaccessible.

Fort de son bon sens, le peuple refuse une logique économique qui fabrique à ses dépens une société d'assistés (par la force des choses), de rentiers (par la force des courbes démographiques) et de spéculateurs.

La crise en effet n'a pas été dure pour les détenteurs de gros capitaux : ils se sont enrichis sans effort, par de simples jeux d'écriture, tant il est vrai que l'argent appelle l'argent. Cette situation suffirait à expliquer la déroute des socialistes aux élections législatives de 1993. Elle justifie l'indignation des petites gens et promet des lendemains amers si un changement de cap n'intervient pas rapidement.

Loin de moi l'intention de céder au catastrophisme. La reprise constatée aux États-Unis va relancer notre économie et celle de nos voisins. Notre monnaie est stable, notre balance des paiements excédentaire : autant de points positifs. Les prévisions à moyen terme concernant la croissance dans le monde autorisent un certain optimisme.

Mais ces motifs de satisfaction restent théoriques. Le retour à la croissance ne suffira à enrayer ni le chômage, ni l'exclusion, ni le marasme des banlieues, ni la difficulté des jeunes à s'insérer dans la vie active. C'est une certitude. Je suis aussi conscient que quiconque des impératifs monétaires dans une économie largement mondialisée, et je n'entends pas céder à la démagogie que j'ai toujours combattue. Il faut veiller aux grands équilibres et je partage l'inquiétude de nos autorités monétaires à l'égard de l'évolution de l'endettement public de la France. Le recours au déficit est aussi une forme de démission.

Reste le risque de fracture sociale. Il doit primer toute autre considération, parce que ses conséquences peuvent être redoutables. Pour l'heure, l'État s'efforce de maintenir l'ordre et le traitement social du chômage évite le pire. Mais jusqu'à quand ? Aucun désordre n'est à exclure quand les rapports sociaux se tendent. Au XIXe siècle, le prolétariat urbain fut le grand exclu du développement : on sait les dommages qui en résultèrent, et pas seulement en France. Ne laissons pas, à la fin du XXe siècle, notre pays éclater en classes et en castes, avec des dignitaires arrogants, des parias désespérés et un peuple déresponsabilisé.

Je n’accepte pas que les aspirations du peuple soient tenues pour négligeables. Ni qu’une fraction importante de la société soit privée des attributs qui donnent un sens à la citoyenneté et un support à la dignité.

Un proverbe dit : « Quand monte l’eau du port, tous les bateaux s’élèvent, les petits comme les grands ». Sans le progrès de tous, la France ne s’élèvera pas, l’économie français ne gagnera pas, les Français ne seront pas heureux.

Le progrès de tous est possible, à deux conditions : le retour du politique et des réformes d’envergure conçues à partir d’une approche nouvelle de l’économie.

L’État républicain

L'illusionnisme des années 80 a fait faillite : il ne fera plus longtemps recette. Les Français sont las des apparitions médiatiques, tonitruantes ou lénifiantes. Ils veulent être gouvernés par des hommes et des femmes qui croient à leur mission et sont résolus à restaurer l'État républicain pour attaquer les problèmes de front. Ils veulent sentir une volonté au sommet, une morale à tous les échelons de la vie publique.

Cette volonté m'anime. Elle implique le courage intellectuel de rompre avec les clichés « politiquement corrects » pour énoncer des principes refondateurs, et agir en conséquence. J’ai l'ambition d'agir sans me prosterner devant de fausses idoles qui cautionnent un immobilisme pernicieux.

La France jouit d'un privilège envié par tous les grands pays du monde, y compris les États-Unis : un État fort, servi par une administration efficace.

Quinze siècles d'Histoire mouvementée n'ont pas été de trop pour que l'État finisse par unifier la France en dominant les intérêts particuliers. Pour un Français, la notion de bien public et inséparable de l'État. En choisissant de le servir à la fin de mes études, j’ai eu, comme tout fonctionnaire, le sentiment de me vouer à la France. On peut la servir par d'autres biais, l'État n'est pas un absolu, mais j'avoue avoir une haute idée du service public.

Rien ne sera plus précieux à nos compatriotes, dans l'avenir, que la pérennité, d'un État républicain cohérent et impartial pour les prémunir des dangers qui guettent la plupart des nations.

Notre époque se caractérise, entre autres, par une mondialisation des circuits économiques et de la communication. Donc, des façons de vivre et de penser. Les décisions qui conditionnent l'activité, les formes de l'imagination, les modes vestimentaires, les goûts culturels sont pris de plus en plus souvent loin des intéressés.

Il en résulte un déchirement, d'une part des consciences forcément planétaires et d'autre part des soucis quotidiens qui ramènent à la vie de famille, au bureau, au quartier, à la ville. Les Français ont des patriotismes secondaires à géométrie variable. Ils se sentent Bordelais, Limousins ou Catalans. Européens quand ils voyagent hors de l'Europe. Citoyens du monde quand ta télévision les sensibilise aux drames rwandais, bosniaque ou caucasien.

Avant tout ils se sentent Français. C'est l'identité de base, elle vient de loin et l'État la consolide chaque jour, sans qu'on s'en aperçoive.

Sans lui nous serions isolés, dépendants, et perpétuellement immatures. Nous risquerions la dissolution mentale dont souffrent tant de gens dans les pays étatiquement faibles ou tyranniques, ce qui revient au même.

Ni les opérateurs des grandes bourses mondiales, ni les technocrates de la Commission européenne ne doivent régenter notre destin. Cc serait le cas si l'État s'affaiblissait. De même les régions, les départements, les communes, qui sont indispensables, ont besoin d'un État fort pour garantir la cohésion nationale.

Les trois « ismes » en vogue au cours des dix dernières années – individualisme, fédéralisme, mondialisme – menacent de déstabiliser les consciences et de réveiller dans l'inconscient des peuples des réflexes de repli hargneux.

Avec un État républicain régénéré, ces périls nous seront épargnés et une pleine citoyenneté épanouira les Français au lieu de les dérouter. Avec un État fort, nous resterons pleinement Français tout en devenant de meilleurs Européens et des membres actifs de la vaste société humaine.

Nous avons besoin de bonnes institutions. Elles ont permis de tenir le cap de la liberté pendant le drame algérien, puis lors des bouillonnements du mois de mai 1968. Elles ont prouvé leur solidité et leur souplesse dans différents cas de figure : la démission d'un président de la République en cours de mandat, ou son décès, ou encore sa cohabitation avec un gouvernement issu d’une majorité qui n’était pas la mienne.

Gardons et défendons les institutions de la Ve République. Le seul amendement qu'exige aujourd'hui notre constitution est l'élargissement du champ d'application du référendum, tant il est vrai qu'en démocratie, toute légitimité vient du peuple. Mais cessons de penser qu'un changement de constitution réglerait nos problèmes.

Le plus inquiétant dans le fonctionnement de nos institutions est bel et bien la dérive par laquelle une technostructure a confisqué le pouvoir. Elle se coopte aux frontières mouvantes de la haute administration, des cabinets ministériels et des grandes entreprises publiques, privées ou mixtes. Elle fonctionne comme un club mondain, à l’écart des réalités. La qualité des intéressés n'est pas en cause et d'ailleurs certains souffrent, dans leur sphère d'activité, d'être isolés des Français ordinaires. C'est l'éclipse des politiques qui a enraciné des mœurs de sérail. Mettons un terme à ces mœurs et l'État sera plus efficace, la vie politique plus saine, l'activité parlementaire valorisée.

Mon propos n'a rien de polémique : j'ai ma part de responsabilité dans cette dérive, même si je l'ai souvent subie. Le bon esprit, le bon usage de nos institutions exigent que l'autorité politique soit l'apanage des politiques.

L'État républicain, c'est aussi la laïcité. Elle a été longue à conquérir car l'Église catholique, durant des siècles, fut le ciment moral et social de l'État. Jusqu'au Premier Empire, l'Église avait en charge, de fait, l'éducation et ce qui tenait lieu de Sécurité sociale. Elle a abandonné ses prérogatives, non sans drames qui ont divisé les Français, entre les remarquables lois scolaires de Jules Ferry et la Première Guerre mondiale. A titre personnel, j'ai un respect profond pour le Pape et son Église ; je tâche de m'inspirer du message évangélique : mais ça ne regarde que ma conscience. En tant qu'homme public, je suis viscéralement attaché à la laïcité de l'État. Il lui revient, et à lui seul, de protéger la liberté de conscience, la liberté du culte, la liberté de l'enseignement. Mais dans sa tâche éducative, il doit s'en tenir à une stricte neutralité vis-à-vis des confessions ainsi que des idéologies. L'État en chaire ne doit prêcher que le civisme.

Laïcité, dans mon esprit, ne rime pas avec agressivité : l'anticléricalisme n'a plus de raison d'être dès lors que les clercs se cantonnent dans la sphère spirituelle. L'irréligion peut être un choix d'individu, pas un élément de la morale publique. L'athéisme d'État de feu les démocraties populaires a manifesté toutes les tares des anciennes théocrates y compris l'inquisition.

Cela précisé, aucune atteinte à la laïcité n'est tolérable en France. Aucune. J'en fais une question de principe. Elle revient au cœur de l'actualité, avec l'affaire des foulards islamiques, portés, ici ou là, par un nombre d'ailleurs restreint de jeunes filles musulmanes. Dans leur intérêt même, je suis partisan d'une grande fermeté. L'école de la République, respectueuse de croyances de chacun, ne peut tolérer un prosélytisme ostentatoire qui dépasse la simple affirmation d'une foi.

Un autre principe républicain est en cause : l'égalité. Des jeunes filles voilées, qui ne peuvent participer à certains cours et refusent certain programmes, sont placée de fait en situation de ségrégation. L'égalité des droits de l'homme et de la femme est bafouée. Porter le voile c’est s'inscrire dans une logique : absence de liberté et d'indépendance financière, situation d'éternelle mineure, mariage arrangé... Rien n'est plus contraire à nos idéaux républicains et aux valeurs occidentales.

Naturellement, tout signe de dévotion n'est pas forcément ostentatoire ou belliqueux. Tout foulard n'est pas islamique, tout islam n'est pas antirépublicain, et il faut toujours éviter de blesser un sentiment religieux. Mais l'islam intégriste aujourd'hui, tel autre intégrisme demain, ne saurait avoir droit de cité sur notre sol. Le droit à la différence a une limite précise la loi républicaine. C'est plutôt le droit à la ressemblance qu'il serait opportun de prôner dans les banlieues où quelques sectaires vocifèrent dans quelques mosquées. La plupart des religieux musulmans approuvent les principes de la laïcité, ils militent pour la tolérance, je le constate chaque jour en tant que maire de Paris. Ne succombons pas à la tentation de l'amalgame.

Je ne puis évoquer les rapports entre le bien public et la morale privée sans aborder un des problèmes cruciaux des sociétés contemporaines : l'étalage médiatisé de la violence et parfois de la pornographie. Je sais qu'il touche et offense beaucoup de Français.

Je ne suis pas suspect de sympathie pour quelque « ordre moral » que ce soit. Chacun doit édifier ses repères et ses bornes intimes sans qu'un Big Brother semblable à celui d'Orwell n'exerce de pression sur sa conscience. L'État de Vichy, apôtre d'un « ordre moral » aux relents puritains, était foncièrement amoral, ce qui donne à réfléchir.

Tout de même, ce sadisme, cette vulgarité, cette cruauté dont les enfants sont spectateurs sur les écrans de télévision ou devant les kiosques à journaux, quel aveu de déficience morale ! On sait que les enfants, ou les adolescents, sont souvent privés d'un encadrement familial stable, surtout les plus défavorisés. D'où leur vulnérabilité. Les inciter au mépris d'autrui et à la négation de tous est un acte irresponsable.

Quand la télévision nous montre le martyre qu'endurent des enfants affamés, mutilés ou prostitués et que des scènes d'une violence gratuite (mais payante) prennent le relais, j'ai honte de notre société. Et j'ai la nostalgie des instituteurs de jadis qui, tel mon grand-père, inculquaient aux enfants des valeurs tout à fait élémentaires : la probité, la décence.

Faut-il légiférer ? Je n'en suis pas sûr. Je suis sûr en revanche que l'État a vocation à protéger l'intégrité psychologique des Français, sans laquelle la liberté sera un vain mot. Les responsables de chaînes, d'antennes, de publications et de produits audiovisuels, eux aussi, ont une responsabilité. Il faut la préciser et la leur rappeler. Sinon l'appât du gain et la course à l'audience mutileront les psychismes et la lutte contre la délinquance sera perdue d'avance.

Autant dire que l'État doit se référer à une éthique. Pour cela il lui faut notamment un service public irréprochable. Nous avons, c'est un grand atout, les fonctionnaires les plus compétents el les plus honnêtes du monde.

La haute fonction publique doit être comprise dans ces éloges. Je suis, depuis longtemps, bien placé pour apprécier le dévouement de ceux qu'on appelle les grands serviteurs de l'État. Sans eux la France ne se serait pas aussi vite relevée après la guerre, quand l'instabilité régnait en politique sous la IVe République.

Encore faut-il faire un bon usage des hauts fonctionnaires : ils ont vocation à préparer et à exécuter, non à décider. Dans cet esprit, la stricte limitation du nombre et des prérogatives des membres des cabinets permettrait d'assainir la situation. Pour éviter la confusion des genres, il faut aussi réglementer sévèrement les possibilités de « pantouflage » de nos hauts fonctionnaires dans les entreprises privées. Un principe doit prévaloir : pas de passerelle entre l'État et l'argent privé. Ainsi, la vertu républicaine retrouvera ses marques.

Hommes politiques et citoyens, nous avons tous la nostalgie de l'époque, pas si lointaine, où l'exigence gaullienne élevait le niveau de l'action publique. Le succès du livre d'entretiens d'Alain Peyrefitte en témoigne (C'était de Gaulle, Ed. Fayard / Bernard de Fallois, 1994).

Comment retrouver cette exigence ? Ne soyons pas hypocrites : nous sommes tous collectivement responsables d'une dérive qui a commencé au début des années 1970. Une médiatisation débridée de la vie politique a poussé les partis et leur responsable à dépenser inconsidérément. En outre, le législateur a mal apprécié les excès potentiels d'une décentralisation dont le principe est excellent, car il vise justement à rapprocher le pouvoir des citoyens.

Certains ont commis des erreurs, d'autres des fautes. Ils sont peu nombreux. Il n'y a pas lieu de désespérer de la vertu, elle est mieux partagée qu'on ne le dit. Simplement, il faut dresser des garde-fous pour limiter au maximum les défaillances individuelles.

La justice doit passer librement, en disposant des moyens nécessaires à son efficacité. La place des juges doit être reconnue et précisée. Il fallait améliorer le contrôle des collectivités locales, clarifier les procédures, veiller à la transparence du patrimoine des élus, interdire le financement des partis politiques par les entreprises. J'approuve ce qui vient d'être fait dans ce domaine par le Parlement.

Le renouveau de l'État républicain que je propose exige un autre état d'esprit Récusons une fois pour toutes le cynisme des privilégiés, le poujadisme qui en est la conséquence. Cessons de valoriser ceux qui trichent avec succès, volent l'État s'enrichissent sans profit pour l'économie. Retrouvons le simple bon sens, la vertu sera au rendez-vous : notre vieux pays en recèle dans ses profondeurs. Les gloires frelatées et éphémères des années 1980 ont occulté les efforts quotidiens de chacun, parents, travailleurs, maîtres d'école, magistrats, pour défendre les valeurs indémodables qui ont fait de la France un pays exemplaire.

L’urgence

On ne guérira pas la société française sans modifier radicalement l'approche des problèmes économiques.

La logique qui prévaut depuis dix ans est conservatrice. Elle repose sur une vision statique et conduit à une gestion notariale de notre pays qui ne prend en compte que des données comptables, et encore pas toujours à bon escient comme en témoigne l'évolution de notre endettement.

Le refus de cette logique est au cœur de ma motivation ; il a orienté toutes mes réflexions. Les expertises que j'ai sollicitées ont achevé de me convaincre que les pseudo-impératifs mis en avant par les technocrates aboutissent à l'affaiblissement de nos forces vives et à l'éclatement de notre cohésion sociale, donc à l'appauvrissement de la France.

Replaçons l’homme et ses besoins au centre du projet économique : les mêmes chiffres éclaireront une autre réalité. Posons en principe que le progrès social et le bien­être de tous sont les seuls critères d'une réussite politique : les fatalités des analystes deviendront moins flagrantes.

Il n'est pas fatal que le travail soit plus taxé que le capital, que le coût de la protection sociale repose essentiellement sur des salaires qui stagnent tandis que les prélèvements obligatoires continuent d'augmenter. Les gains de productivité, donc de compétitivité, la force de la monnaie, l'assainissement des finances publiques n’impliquent pas fatalement une aggravation des déséquilibres sociaux.

J'ai annoncé, dans ma déclaration de candidature, une stratégie du changement réformes urgentes dans les six mois, réformes en profondeur dans les trois ans. Le bon sens doit les inspirer.

L'urgence, c'est d'abord la situation dans certaines banlieues où les droits sont bafoués, à commencer par le droit à la sécurité. Il n'est pas acceptable qu'en France, à la fin du XXe siècle, de véritables « favelas » forment le terreau d'une économie de type mafieux. Voués à la marginalité parce que, en situation d'échec scolaire, les jeunes sont l'objet des pires tentations. Une insécurité permanente dissuade toute initiative économique : une immigration clandestine et incontrôlable contribue à y rendre la situation plus dramatique.

Il faut lancer immédiatement un plan national de reconquête de ces zones, en dressant une carte prioritaire des points chauds en en décidant d'y mettre en application des mesures dérogatoire, au droit ordinaire.

Ces mesures concerneront d'abord la sécurité : implantation de policiers spécialement formés et gratifiés en conséquence, car la délinquance n'est pas la même dans les banlieues nord de Paris ou de Marseille que dans la France dite profonde.

Parallèlement, il ne faut plus s'en tenir aux politiques d'accompagnement social mais imposer dans ces zones un traitement économique vigoureux. Sécurité d'abord, soit. Mais rien ne sera acquis si l'on n'incite pas des commerçants, des artisans, des médecins, des infirmières, des enseignants, des industriels à s'installer dans les banlieues réputées difficiles qui cumulent les handicaps. L'incitation doit être forte : dérogations fiscales, exemptions de charges sociales, primes substantielles pour les agents de l'État. A ce prix seulement la pauvreté et la misère psychologiques reculeront, la délinquance sera réduite, la vie sociale ranimée et l'école redeviendra l'apprentissage de la citoyenneté et le creuset de la cohésion nationale.

Cette notion de zone prioritaire, je l'ai imposée, en 1986 et 1987, lorsque j'ai engagé la reconversion du bassin sidérurgique lorrain et des sites de Dunkerque et de La Ciotat.

Ces mesures ne sont pas anticonstitutionnelles : la République a le droit de décréter des états d'urgence et de les traiter spécifiquement. En l'occurrence, elle en a le devoir. Elles ne sont pas non plus contraires aux engagements européens : l'Angleterre et l'Irlande ont déjà pris des dispositions du même ordre, non sans succès.

La revitalisation économique des zones suburbaines sinistrées aidera la société française à traiter sereinement un problème difficile : l'immigration. Il prend une dimension plus inquiétante depuis qu'un islam intégriste prospère sur l'autre rive de la Méditerranée.

Inutile de nier l'évidence : la situation politique en Algérie nous concerne. J'ai affronté en tant que Premier ministre la plus grande vague de terrorisme depuis la fin de la guerre d'Algérie : j'y ai mis un terme mais je sais au prix de quelles difficultés. Les otages français que nous avons libérés au Liban ont payé dans leur chair le prix de l'intolérance islamique.

En réalité l'intégrisme est une mauvaise réponse aux questions que le monde arabe se pose sur son avenir. Le marxisme a échoué, le nationalisme nassérien de même, la démocratie balbutie et une énorme croissance démographique plonge les masses dans la misère. La paix qui s'amorce entre Israël et ses voisins est tout de même un facteur de stabilité et d'espoir. A terme, le monde arabo-musulman trouvera ses équilibres, les haines s'éteindront, l'intégrisme reculera.

Nous n'en sommes pas là. L'islam est la deuxième religion de France par le nombre de ses fidèles. Cette situation de fait exige une grande vigilance : les imams manipulés par l'étranger peuvent prêcher la haine de l'Occident : ils peuvent trouver des oreilles complaisantes parmi les jeunes désœuvrés, dont l'avenir est problématique. Cela ne peut pas, cela ne doit pas être toléré par l'État républicain. Je suis partisan de la plus grande fermeté et le démantèlement par la police de réseaux islamiques prouve qu'il va falloir rester attentif, probablement pendant de longues années.

Cependant, la plupart des musulmans français, ou qui vivent en France, n'aspirent qu'à s'intégrer. Parmi eux les fauteurs de troubles et les délinquants sont très minoritaires. Les voleurs, les « dealers » qui créent l'insécurité peuvent être mis rapidement hors d'état de nuire. Dotée des moyens adéquats, la police peut imposer l'ordre partout et refouler les immigrés clandestins dans leur pays d'origine. Eux aussi sont minoritaires : on comprend trop pourquoi ils sont venus : toujours est-il que la France n'a plus les moyens de les accueillir.

Sur le long terme, l'intégration des Français de souche étrangère, essentiellement africaine et asiatique, n'est pas impossible. L'ouvrage récent et remarquable d'Emmanuel Todd, (Le Destin des immigrés, Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Ed. Seuil, 1994) prouve que notre pays, au cours de son Histoire, a toujours fini par assimiler les populations les plus hétérogènes. Il existe un modèle français d'intégration, très différent du modèle américain qui se borne, avec des fortunes inégales, à juxtaposer des communautés différentes. La France au contraire s'efforce de fondre dans une même communauté, autour des mêmes valeurs, des hommes et des femmes venus d'ailleurs. C'est une démarche plus généreuse et plus ambitieuse. Elle s'est exprimée de façon exemplaire par le sacrifice de très nombreux musulmans du Maghreb, d'Afrique noire ou du Proche-Orient morts pour la France pendant les deux guerres mondiales. Elle concerne en particulier les Harkis et aujourd'hui leurs enfants. Elle intéresse tous ceux qui veulent vraiment être français. Sa réussite passe par le recul du chômage et le maintien de l'ordre républicain. La rigueur comme prélude à l'intégration : il va falloir vivre avec ce paradoxe.

Entre la démagogie et l'angélisme, il y a place pour une politique de l’immigration qui stoppera l'escalade de la peur et de la haine. Tout le monde s'en trouvera bien, sauf les fanatiques de tous bords et les apprentis sorciers qui les manipulent. Une France solidaire sera le meilleur gage de la paix civile, le meilleur moyen de contrer les intolérances et les extrémismes.

A cet égard, je voudrais préciser mon jugement sur un phénomène presque sans équivalent en Europe et en Amérique du Nord : l'impact en France de l'extrême droite. Ses électeurs émettent un vote protestataire. C’est leur droit, et tout homme politique responsable se doit d'en analyser les causes. De toute évidence elles sont liées au chômage, à l'insécurité, à la peur d'une immigration anarchique et à un climat de dégradation morale qui ne cesse de s’alourdir depuis plus de dix ans.

Ce que je reproche aux idéologues de l’extrême droite, c'est d'invoquer des valeurs chères à la plupart des français, de les détourner et d'en faire l'amalgame avec les thèmes les plus éculés et les plus dangereux des ligues de l'entre-deux-guerres.

Le patriotisme, le sens de l’honneur et de la vertu, la famille ne sont pas des valeurs d’extrême droite. Nous sommes nombreux à les revendiquer, de part et d’autre de l’échiquier politique. Jeanne d’Arc n’est pas une héroïne d’extrême droite et la morale chrétienne n’est pas l’apanage d’une faction. L’appropriation par le Front national d’un héritage qui appartient à tous les Français est une supercherie.

Les idéologues de l'extrême droite spéculent sur le malaise de notre société pour attiser les ressentiments générateurs d'intolérance, avec Je concours cynique ou candide d'une certaine gauche qui, elle, spécule sur les scores de l'extrême droite pour des motifs de basse politique. Je connais des gens de gauche sincères qui s'en sont indignés. Ayant conduit et gagné la campagne législative de 1986 contre l'Union de la gauche et le Front national, j'ai assisté à des jubilations choquantes. Chacun savait en effet que l'instauration du scrutin proportionnel avait pour but, à peine dissimulé, d'envoyer à l'Assemblée nationale une cohorte d'élus d’extrême droite afin d’atténuer l’impact de la défaite des socialistes.

Ces jeux sont dangereux. Qu’on ne compte pas sur moi pour m'y prêter. Ni pour accabler d'un quelconque mépris des Français désorientés qui votent contre leur intérêt et souvent, contre leur sensibilité politique. L'extrême droite n'est pas un segment de la droite mais la sœur jumelle de l’extrême gauche. Je demande aux électeurs mécontents du système politique actuel de ne pas valoriser la forme française d'un intégrisme qu'ils redoutent à juste titre dans sa version islamique.

L’urgence, c’est aussi la situation des Français privés d'emploi. Des millions de nos compatriotes au chômage sont sur la pente de l'exclusion : des centaines de milliers de jeunes risquent de l'être demain.

C’est intolérable. Il faut dès l’élection du nouveau président de la République, qu’une campagne nationale d'insertion débouche rapidement sur la définition d’un droit nouveau : le droit à l’activité.

Une initiative solennelle devra élever l’insertion à la hauteur d’un devoir national. Elle créera aussitôt un grand mouvement où des chefs d’entreprise, des responsables d’organisations professionnelles et sociales, des élus conjugueront leurs efforts. Tous ces acteurs mettront en commun leurs moyens pour offrir des formules d’accueil aux demandeurs d’emploi et leur donner une activité dans une entreprise, une collectivité locale ou une association.

Une notion nouvelle doit prévaloir : la pleine citoyenneté. Elle exige la prise de conscience par tout chef d’entreprise, tout maire, tout président d’association, qui a le devoir civique de parrainer l’insertion d’un ou plusieurs démunis. Devoir civique, et j’ajouterai : devoir moral. Il va de soi que des primes et des exonérations de charges rendront la formule viable sur le plan économique, car il n’est pas question de faire endosser par les seules entreprises ce pacte pour l’emploi qui relève d’abord de la solidarité nationale.

L’urgence, enfin, c’est la possibilité pour chaque Français d'être logé décemment. Il faut engager une réforme du financement du logement qui favorise l'accession à la propriété des classes moyennes. Un nouveau type de prêt doit être créé, qui prévoie des aménagements de la dette en cas d'accident familial ou de perte d'emploi. Outre la relance immédiate qu'on peut en escompter dans le domaine du bâtiment, une telle politique libérera des logements sociaux pour les plus démunis, ceux qui ont perdu leur toit, et souvent leur compagnon ou leur compagne, en même temps que leur emploi.

Ainsi cessera une des conséquences les plus choquantes de la nouvelle pauvreté : l’errance devant nos portes de sans-logis voués à la misère physique et morale, acculés à mendier leur survie. Maire d'une grande ville, je connais trop leur détresse pour n'être pas résolu à agir vite.

Le renouveau

Les mutations du monde moderne exigent des réformes de fond si la France veut garder son rang et son niveau de vie. Elles pourront être mises en application dans un délai de trois ans et enracineront le renouveau politique que les mesures d'urgence auront illustré.

Il faudra inverser les tendances qui ont pour effet de comprimer les bas salaires, d'accroître les charges et de pénaliser les emprunteurs. Bien entendu, il n'est pas question d'une relance artificielle qui entraînerait de l'inflation. Mais il faut encourager l'initiative en permettant aux deux millions et demi d’entreprises françaises, parmi lesquelles une immense majorité de petites unités, de procéder à des embauches. Elles ne le pourront pas si une part conséquente des charges sociale n'est pas budgétisée et si les taux d'intérêts restent aussi élevés sous l'effet de notre endettement. Elles ne le pourront pas non plus si un effort important d'allègement des contraintes administratives n'est pas réalisé.

Chevaucher des chimères n'est pas dans ma nature. Je connais autant que quiconque les exigences d'une économie post-industrielle, les risques des dérapages inflationnistes, les contraintes du marché mondial et de nos engagements européens. Ces réalités ne doivent pas empêcher un pouvoir politique déterminé de revaloriser le travail qui crée les richesses et de relever le niveau de vie des salariés, notamment des moins favorisés.

C'est le choix politique de la cohésion sociale et de l'esprit de conquête. Il doit être désormais l'objectif majeur et le souci permanent de l'État républicain. Il rencontrera l'adhésion du peuple et entraînera celle des acteurs économiques. Les plus enclins à la routine, qui sont souvent les plus protégés, savent, au fond d'eux-mêmes, que le changement dont j'ébauche les contours est à terme la seule alternative au désordre et qu'il n'est plus possible d'opposer l'économique et le social.

L'adaptation du système éducatif, l'aménagement du territoire, la redéfinition du temps de travail, la protection de l'environnement, la réforme de la fiscalité, la simplification des relations entre l'Administration et le citoyen, la modernisation de la protection sociale : autant d'axes pour une œuvre réformatrice qui doit être raisonnable, progressive et concertée, mais pas anodine.

J'avancerai des propositions précises au long de la campagne électorale, je les inscrirai dans un calendrier et chiffrerai celles qui demandent un effort de la solidarité nationale. Tout en rappelant les buts recherchés : la justice, le mieux-être de tous, l'unité des Français. Les moyens ne sont jamais adéquats quand le but est mal défini.

Il s'agit de corriger l'inégalité des niveaux de vie, d'éducation, de culture afin que les plus démunis ne se sentent jamais en exil dans leur propre pays. Chaque Français doit se sentir copropriétaire de la France. Il doit avoir accès à une justice insensible aux pressions des puissants. Ses enfants doivent avoir accès à une école qui apprenne à lire, écrire et compter avant d'entrer en sixième et d'où l'on ne sorte plus sans un diplôme valable et une véritable formation à un métier.

Au risque de me répéter, j'affirme que de tels objectifs ne sont pas irréalistes. Ils ne seront pas non plus financièrement ruineux. Les calculs économiques des partisans de l'immobilisme ne prennent jamais en compte les coûts du chômage, de la délinquance, de l'exclusion, de la solitude. Les nuisances psychologiques ne sont pas toutes chiffrables ; elles n'en existent pas moins. L'inactivité, le stress, la laideur, la déprime se payent cher. Derrière les chiffres, il y a des hommes ; ne les oublions pas. La seule politique qui vaille, c'est celle qui libérera leurs capacités en leur rendant l'espoir de lendemains moins pénibles.

En vérité, le capitalisme pur et dur n'a pas plus d'avenir que le collectivisme tous les économistes sérieux en conviennent. Ils cherchent tous une troisième voie qui ne sera pas un avatar des vieilles lunes socialistes.

Je sais que la « participation » préconisée depuis longtemps par les gaullistes n'a séduit, jusqu'alors, ni les chefs d'entreprise ni les syndicats. Peut-être l'a-t-on mal définie ? Ou mal présentée ? Peut-être l'heure n'était-elle pas venue de concevoir une citoyenneté qui prenne en compte toutes les aspirations, celles des salariés comme celles des petits actionnaires ?

Les temps ont changé. L'entreprise, où se gagnera principalement la bataille de l'emploi, ne sera vraiment réhabilitée que le jour où chaque travailleur s'en sentira tout à fait responsable. La citoyenneté moderne doit concerner tous les aspects de la vie économique et sociale car la finalité de l'économie est sociale, pas comptable. L'utilité d'une personne ne se résume pas à sa productivité, si tant est qu'on puisse la quantifier. De même l'utilité de l'entreprise ne se résume pas à sa capacité, évidemment nécessaire, à dégager des profits ; elle doit devenir un espace de citoyenneté et, à ce titre, accueillir aussi bien des jeunes en quête d'insertion que des adultes en cours de reconversion. Donnons-en les moyens aux entrepreneurs, en budgétisant une partie des charges sociales. Un principe simple doit prévaloir : mieux vaut payer pour qu'un chômeur retrouve un emploi plutôt que de le payer à ne rien faire. Le contribuable s'en portera mieux et la société sera moins fractionnée. Les sacrifices nécessaires seront acceptés s'ils s'inscrivent dans un nouveau pacte pour l'initiative et l'emploi, souscrit par tous les partenaires au terme d'une concertation animée par l'État.

Toutes les réformes des années à venir devront s'inspirer d'une philosophie de la personne et tendre vers la cohésion sociale. A quoi bon bâtir une économie compétitive, avec quelques entreprises de stature mondiale, si les personnes doivent en pâtir ? A quoi bon la puissance si elle doit mutiler les individus, les diviser, éteindre leur rêve de bonheur et leur soif de justice ? Hitler et Staline avaient la puissance ; ils ont enfoncé leurs peuples dans le malheur. Les États-Unis, que j'admire à certains égards, ont la puissance : elle ne rapproche ni les classes, ni les races. La France doit garder sa puissance et son rayonnement sans oublier les Français au bord du chemin.

Les atouts de la France
     
Le prochain septennat s'achèvera au XXIe siècle. Le monde aura changé mais la France, j'en suis sûr, poursuivra son chemin. Elle est sortie d'épreuves plus graves que la crise politique et morale que nous traversons. Elle saura la surmonter.

La France est un grand pays. J'en ai la preuve chaque fois qu'un homme d'État me reçoit. Par-delà ma personne il honore, souvent avec émotion, la patrie des droits de l'homme et du savoir-vivre.

La géographie et l'histoire ont contribué au tissage d'une exception française qui doit rester exceptionnelle. Nous sommes au carrefour de la latinité et de l'Europe du Nord ; cette position favorise notre rayonnement économique et culturel. Nous faisons, depuis le Moyen-Âge, la synthèse des univers anglo-saxons, germaniques et méditerranéens. De Thomas d'Aquin à la grande époque de l'Université de Paris, aux historiens de l'école des Annales en passant par Voltaire, nous avons toujours marqué de notre empreinte la vie intellectuelle mondiale. Bolivar en Amérique latine, Tous­saint-Louverture en Haïti ont conquis l'indépendance de leurs peuples avec les idéaux et le langage de la Révolution française. Les valeurs les plus universelles sont souvent parties de la France et aujourd'hui notre culture jouit à l'étranger d'un prestige considérable. Il serait plus grand encore si nos créateurs doutaient moins d'eux-mêmes, mais ils sont le reflet de leur époque, leur horizon s'élargira si la France retrouve confiance et esprit de conquête.

Nous avons la chance d'être un grand pays agricole – le deuxième exportateur mondial après les États-Unis. Nous pouvons même prétendre à la première place dans le domaine agricole et agro-alimentaire.

C'est un atout énorme que de disposer de l'autosuffisance alimentaire et de campagnes cultivées par l'homme depuis des millénaires. Les Français n'en ont pas toujours conscience. Majoritairement urbains, ils ont tendance à percevoir la ruralité comme une survivance. Ils commettent une erreur de perspective. Outre les devises que nous procure un secteur agro-alimentaire puissant, une grande ambition agricole nous permettra de maintenir dans nos provinces des populations capables d'en accueillir d’autres.

Nos agriculteurs se sont formés et équipes, ils sont devenus des entrepreneurs. Modernes à bien des égards, ils sont aussi les jardiniers de nos paysages et les gardiens de notre mémoire. Autant dire : de notre avenir, car jamais le peuple français n'a autant cultivé ses racines. Pourquoi le succès des livres d'Henri Vincenot, de Jakez Hélias, de Claude Michelet ? Parce que les Français y retrouvent une mémoire populaire qu'ils ont peur de perdre irrémédiablement. Pourquoi la vogue des écomusées, l'essor du tourisme vert, le goût de flâner chez les brocanteurs ? Pour arracher au néant des bribes d'un passé qu’on désire mystifier.

Je ne suis nullement passéiste de nature et j'aime la ville. Mais je comprends le message de nos compatriotes. Ils veulent que la France retrouve ses équilibres démographiques pour préserver son identité.

A l'ère des satellites, du minitel dans une économie dominée par le tertiaire productif, l'utopie énoncée par Alphonse Allais sur un mode ironique (les villes à la campagne) devient un choix politique : l'aménagement du territoire.

Il implique une politique agricole ambitieuse. La planète se peuple à un rythme effrayant. Il va falloir nourrir ces millions d'enfants accablés d'avitaminose. C'est une exigence humaniste élémentaire et c’est notre intérêt : des populations affamées afflueraient immanquablement en Europe, avec tous les risques que comporte une immigration anarchique.

Je me suis souvent insurgé contre les raisonnements à courte vue, en vertu desquels on détruit des excédents, on met en friche, on subventionne les départs d’agriculteurs tandis qu’à trois heures d’avion des hommes, par millions, souffrent de malnutrition. Comment admettre cette absurdité ? J’ai été ministre de l’Agriculture, je sais la complexité des problèmes. Je sais aussi que le Marché commun, globalement, a été bénéfique à notre agriculture. Je n’en pense pas moins qu’il faut enclencher, de concert avec nos partenaires, une autre logique agricole, sans craindre de déplaire à des concurrents qui, eux, défendent leurs intérêts sans la moindre vergogne.

La France est une grande puissance industrielle et commerciale. Elle figure parmi les cinq premiers producteurs et exportateurs mondiaux. Ayant le privilège insigne d’être nés et de vivre dans un pays prospère, nous avons l’obligation orale d’assurer la prospérité des générations futures.

Nous y parviendrons si nous le voulons. Rien de tel qu'une volonté bien trempée pour atteindre un but. Comme la liberté, la décadence est un état d'esprit. Trop de Français sont persuadés que notre déclin est programmé. Ils voient la France sur les cartes du monde et la trouvent si petite au regard des États-Unis, de la Russie ou de la Chine. L'essor, effectivement prodigieux, du continent asiatique les hypnotise. Du coup ils ne s'aperçoivent pas que le Japon, puissance économique majeure, n'est pas un pays plus vaste que le nôtre. C'est seulement un pays qui croit en lui-même. Comme la Corée.

Notre passé nous incline inconsciemment à la nostalgie. La France fut dominante à l'âge classique et au siècle des Lumières, elle fut conquérante sous Bonaparte, impériale sous la IIIe République. Aujourd'hui, elle paraît à beaucoup de Français en deçà de sa vocation.

Ces pages n'auront pas été inutiles si je convaincs le lecteur que la France est un grand pays d'avenir, capable de développer sa puissance économique, d'améliorer le niveau de vie et de préserver la protection sociale des Français. A condition de le vouloir. Une politique audacieuse de recherche scientifique s'impose afin que nous ne prenions pas de retard dans les secteurs de pointe. Plus de saupoudrages routiniers : de l'argent public là où sont les vrais enjeux industriels, à l'échelle planétaire. Une formation professionnelle doit préparer les jeunes aux défis de l'économie moderne : le tiers de nos emplois dépendra bientôt de l'exportation, il faudra repérer les créneaux commerciaux, et les occuper. Il faudra aider nos entreprises à rester compétitives, ou à le devenir.

Ces ambitions ne sont pas hors de notre portée. Déjà, lorsque Georges Pompidou voulait faire de la France un pays industriel moderne, les Cassandre maugréaient et haussaient les épaules. Ils ne croyaient pas qu'un vieux pays de laboureurs et de rhéteurs pût se transformer et rester dans le peloton de tête des pays développés. Ils ont eu tort. Je me souviens de cette époque, qui était celle de mes débuts en politique nous consacrions beaucoup de notre énergie à persuader les agents de l'État et les acteurs de l'économie que la France pouvait produire des avions, des trains, des missiles, de l'électronique, des molécules et les vendre. Ils doutaient que nous puissions rattraper notre retard en matière d'autoroutes et de télécommunications.

C'étaient les défis des années 60, ils ont été relevés parce que le général de Gaulle et Georges Pompidou n'hésitaient pas à bousculer les obstacles.

Rien ne justifie le défaitisme. D'autant que la France n'est pas isolée dans le concert chaotique des nations, les plus récentes n'étant pas les moins turbulentes. Nous sommes, avec l'Allemagne, le pivot d'une construction européenne qui continuera d'associer les peuples dans une communauté de destins.

Mon approche de l'Europe est pragmatique. Je crois qu'il faut respecter l'identité, la mémoire, la souveraineté des nations du continent et démocratiser la construction européenne. Sinon les peuples se raidiront et des accès de xénophobie seront à redouter.

Je ne crois pas à une Europe fabriquée à Bruxelles par des technocrates sans légitimité. Il m'est arrivé de le dire avec une certaine véhémence et de défendre avec la même véhémence les intérêts de la France, lorsque la Commission me paraissait ne pas les prendre suffisamment en compte. Ou lorsque les Français, eux-mêmes, négligeaient de les défendre : n'accusons pas toujours Bruxelles des maux imputables, parfois, à notre négligence ou à notre faiblesse.

Pour ces raisons, on m'a fait des procès d'intention, me qualifiant d'anti-européen, voire de « nationaliste » impénitent. Je mets quiconque au défi de relever, dans l'exercice de mes différentes responsabilités gouvernementales, un seul acte ou une seule attitude d'hostilité à la construction européenne. Le chancelier Kohl, qui est un ami de la France et un européen convaincu, ne me démentira pas.

En vérité, j’ai toujours cru à la nécessité de bâtir une Europe politique et économique, sans laquelle nous pèserons peu dans la vie internationale, on s’en aperçoit sur le champ de ruines de l’ancienne Yougoslavie. C’est de Gaulle qui a posé la première pierre d’une Europe politique en scellant avec le chancelier Adenauer la réconciliation et l’amitié franco-allemandes.

L’Europe est pour la France un horizon irremplaçable. Il n’est pas le seul. Ouvert sur la Méditerranée, notre pays a les moyens et le devoir de rayonner partout dans le monde.

Du Maghreb au fleuve Congo, en Amérique du Nord et du Sud, dans la Caraïbe, dans l’océan Indien, dans le Pacifique sud, sur la presqu’île indochinoise, des dizaines de millions d’hommes parlent notre langue, sont tributaires de notre culture, comptent sur notre aide.

Puissance internationale de par son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire de surcroît, la France a plus de poids que les Français ne l'imaginent. La langue, au siècle prochain, sera un facteur important de puissance diplomatique et économique dans un monde où l'anglais connaît une hégémonie de fait.

Certes, la plupart des pays de la francophonie sont pauvres, en particulier en Afrique. C'est une raison supplémentaire d'arrimer ces pays à la France, dans le respect de leur indépendance. L'Afrique s'enlise dans la misère et le désespoir : si nous l'aidons à atteindre un degré minimum de développement, le désir d'immigration sera moindre et, à terme, nos produits trouveront des débouchés nouveaux. Au lieu d'être perçu comme une menace, le choc des cultures deviendra une force.

Les gaullistes ont tous un morceau d'Afrique dans le cœur. Le chef de la France libre n'a-t-il pas écrit là-bas, avec le soutien d'hommes courageux comme Félix Eboué, des pages essentielles de la résistance ? Peu d'hommes d'État m'ont inspiré autant d'estime que Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor et je confesse une émotion particulière lorsque, au plus profond de la brousse, je vois des têtes noires de six ans penchées sur un alphabet français. Un jour – que j'espère pas trop lointain – l'Afrique s'éveillera à l'instar de l'Asie, et ceux qui dénigrent nos efforts en matière de coopération s'apercevront de leur erreur de jugement.

La francophonie ne concerne pas seulement l'Afrique. Elle ne demande qu'à s'épanouir dans les pays de la presqu'île indo­chinoise qui s'ouvrent au monde. S'il est vrai que bientôt le géant chinois va exploser économiquement, quelle meilleure passerelle pour accéder à son marché qu'une présence à ses frontières, dans des pays où les rancœurs nées du colonialisme ont disparu ?

Quel meilleur outil de rayonnement que la francophonie au Liban, pays ami s'il en est, alors que les perspectives de paix entre Israël et ses voisins promettent une ère de développement considérable dans cette région, et que Beyrouth est, pour la France, la porte d'entrée naturelle au Moyen-Orient ?

La remarque vaut pour le continent américain, dont l'accès n'est pas facile. Aux Antilles françaises et en Guyane, au Québec qui s'émancipe, en Haïti, qui semble sortir de l'ornière, la francité représente une base arrière susceptible de nous ouvrir des portes commerciales au Canada, aux États-Unis, en Amérique latine.

Plus près de nous, l'usage au moins partiel de la langue française en Roumanie et en Pologne nous assigne une mission évidente, dans la perspective d’un élargissement de l’Union européenne.

Élargissement, à mon sens, souhaitable les pays d'Europe centrale sortent d'un demi-siècle d'oppression politique, d'incurie économique et de misère psychologique ; ils peuvent être la proie de tentations démagogiques qui mettraient la paix en danger. Le meilleur moyen d'éviter ce risque me paraît être de les associer au destin des membres actuels de la Communauté. Le plus tôt sera le mieux et la France a un rôle éminent à jouer. Si elle le refuse, d'autres le joueront à sa place et nous reculerons. Car les temps à venir seront sans pitié pour les frileux et les immobiles.

Le rang de la France ? J'imagine les sarcasmes des esprits chagrins. Il existe des Français – minoritaires mais agissants – pour qui l'idée même d'un rôle international de la France paraît dépassée, ou pour le moins saugrenue. Assez souvent ils abritent leur pessimisme derrière le paravent de convictions farouchement européennes. En réalité, ils croient inéluctable une dilution de la France dans une Europe de leur imaginaire, une Europe alibi sans commune mesure avec celle qui s'élabore patiemment depuis le traité de Rome.

Ce pessimisme ouvre la voie à tous les renoncements. Il est politiquement irresponsable. Il m'a incité, jadis, à faire état d'un « parti de l'étranger ». La formule était sûrement malheureuse. Elle a laissé croire que je mettais en cause le patriotisme des apôtres de la construction européenne. Bien entendu je ne mettais en cause que le penchant de certains esprits à l'autodénigrement et à la démission, accessoirement le snobisme anti-français de certaines officines intellectuelles.

La querelle qu'on m'a faite alors, de bonne ou de mauvaise foi, est éteinte depuis longtemps. Mes détracteurs n'ont pas tous désarmé pour autant. On trouve encore des gens convaincus que les gaullistes en général et moi en particulier sommes hostiles à l'Europe. Ils ont dû être embarrassés lorsque j'ai annoncé que je voterais « oui » à la ratification du traité de Maastricht, à rebours de la sensibilité dominante de ma famille politique sur ce point.

Force leur fut d'admettre que je ne suis pas le « nationaliste » féroce de certaines caricatures. Je ne l'ai jamais été. Je suis un Français attaché à la pérennité de la France, convaincu qu'avec de l'autorité et de la clairvoyance, cette pérennité n'est pas menacée par l'union des peuples du vieux continent. Au contraire. Je suis un Français tout aussi convaincu que la France peut rester une grande puissance politique, économique et culturelle. Elle le peut et ses dirigeants ont le devoir de maintenir son rang, car la vie continuera après eux.

La France existera à la mesure de son courage. Elle ne saurait sans reniement s'absenter ou se taire alors que le monde se réorganise. La communauté mondiale affronte de nouveaux périls, je pense à la drogue, qui exigera une action internationale concertée, à l'explosion démographique ou aux tensions identitaires. Le monde à venir sera dangereux ; il a besoin d'une France messagère de paix et de liberté.

 Un nouvel art de vivre

Les générations qui vont prendre en charge l'avenir de notre pays ont sûrement moins conscience de sa force et de ses atouts que des incertitudes qui pèsent sur leur propre existence.

Les jeunes nés après Mai 68 n'ont connu que la crise, ils sont plus mûrs et plus lucides que leurs aînés des années 60 ou 70, moins insouciants et pour cause. Seront­ils moins faciles à manipuler ? On peut l'espérer. Ils ont baigné dans le cynisme propre aux années 80, mais je crois qu'ils en sont revenus. Vis-à-vis de la politique, ils sont méfiants. Au nom de quoi le leur reprocher ? Ils sont en panne d'exaltation, mais l'action humanitaire les séduit, c'est la preuve qu'ils ne sont pas blasés. Sous le « cocon » où souvent ils se réfugient battent des cœurs généreux.

Je voudrais les inviter à ne pas verser dans le pessimisme. Les problèmes de l’emploi, qui les obsèdent, ne sont pas insolubles. Le règne de l'argent, qui les écœure, n'est pas inéluctable. La destruction de la planète n'est pas inévitable comme le clament dans les sectes les prophètes de malheur. Gare aux sectes, gare aux mauvais prophètes ! Le sida sera vaincu, comme le cancer commence à l'être. On tue, on torture, on viole moins impunément aujourd'hui qu'hier ; partout les dictateurs tremblent et si le monde est plus instable que jamais, les tyrannies périclitent aussi plus vite.

Le continent asiatique sort de la misère, sous-continent sud-américain accède à la démocratie, le Proche-Orient se rapproche de la paix. Tôt ou tard l'Afrique accédera au développement. Il existe sur ce continent, et sur le nôtre aussi, des peuples démunis, encore proches de leurs racines, qui cherchent dans la douleur les moyens de se développer sans perdre leur âme. Pourquoi un jeune Français ne rêverait-il pas d'être le pionnier d'un modèle inédit, aussi éloigné du paternalisme des colons que du mimétisme stérilisant ? Voilà un idéal digne de la France, et conforme à sa vocation.

Les militants de la cause humanitaire montrent la voie. L'universalisme de notre culture et les impératifs d'une économie désormais planétaire concourent à la définition d'une nouvelle frontière. Le XXIe siècle doit vaincre la faim et l'oppression physique, partout sur la terre des hommes. Ce sera le combat essentiel et la France se doit d'être aux avant-postes. Dans un monde ouvert à tous les vents, l'horizon des jeunes Français sera forcément plus vaste que l'hexagone.

Simultanément, l'hexagone va devenir pour eux une autre nouvelle frontière. Leur existence promet d'être le chantier, le banc d'essai des modernités induites par l'évolution des techniques. Il dépendra d'eux que la planète ne devienne pas le théâtre d’un cauchemar.

Leur responsabilité est immense, ils vont devoir inventer une morale de la liberté dans un univers que les progrès de la recherche en matière génétique, que les projets en matière d'informatique rendent incertain.

Demain les chercheurs vont décrypter le génome humain, c'est-à-dire établir une fiche d'identité complète de tout individu. Des guérisons seront rendues possibles, mais la frontière entre manipulation salvatrice et « créatrice » sera équivoque.

Demain les contacts virtuels changeront la nature des rapports entre les hommes, y compris au sein de l'entreprise. Ce sera, pour chaque individu, l'occasion fabuleuse de disposer de toute l'information du monde, celle du présent et celle du passé ; mais ce sera le risque, insupportable pour un républicain, d'un écart entre ceux qui maîtriseront, manipuleront et posséderont l'information, et tous les autres.

Prométhéen par nature, l’homme peut se retrouver dans la peau d'un Frankenstein si les philosophes, les savants, les politiques échouent à définir une éthique. Science sans conscience, écrivait Rabelais... Le vent d'une prodigieuse aventure de l'esprit souffle déjà pour les jeunes ; à eux de s'y engouffrer. Le pays de Descartes et de Pascal a l'occasion de redevenir le phare de la pensée, et Dieu sait que le monde en aura besoin. Je fais confiance à la lucidité de la jeunesse pour discerner l'utile et le futile.

De même, essentiel sera le rôle de la femme dans la définition d'un nouvel art de vivre.

La place qu'elle occupe dans la société a connu et connaîtra encore des évolutions profondes. La condition féminine a changé lentement jusqu'aux années 50. Elle s'est métamorphosée avec l'arrivée des femmes dans l'appareil productif. Elles sont plus de onze millions aujourd'hui à occuper un emploi.

Outre l'évidente nécessité d'un double salaire pour que les ménages puissent vivre convenablement, la femme contemporaine a voulu conquérir une autonomie, une reconnaissance, de nouveaux modes de relations. Plus les femmes seront présentes à tous les échelons de la vie économique et politique, plus notre société sera humaine et équilibrée. Leur intervention dans le champ de la politique est encore trop modeste, pour mille raisons liées à des réflexes conservateurs.

Dans l'entreprise, on les trouve à tous les niveaux de responsabilité, bien que la dimension familiale n'y soit pas suffisamment intégrée. Temps partiel (qui ne doit plus être pénalisé), temps choisi (qui permet des alternances dans une vie) : un nouveau rapport au temps doit être instauré, dans la perspective de la pleine citoyenneté que j'ai définie. Il reviendra aux jeunes filles d'aujourd'hui de se mobiliser pour l'ancrer dans la réalité. La vie familiale et la vie économique doivent converger vers plus de souplesse, donc plus de liberté.

La circonscription dont je suis le député depuis vingt-sept ans se trouve dans une région excentrée du Massif central qui pendant presque un siècle n'avait cessé de se désertifier. Sur l'antique maillage des paroisses – les communes –, la plupart des maisons étaient closes.

J'ai cherché des solutions ; elles ont permis, pour le moins, de ralentir l'exode. J'ai poussé au rattrapage du retard en matière d'équipements publics. Les experts ont dit et écrit que mon action était « antiéconomique ». Ces critiques m'ont paru courtes et mesquines. Elles faisaient fi du principe d'égalité. En parcourant les plateaux de la Haute-Corrèze, j'ai toujours pensé que tôt ou tard les bourgs endormis retrouveraient l'animation d'antan. Tôt ou tard les préaux où, pendant les campagnes électorales, je prêchais le développement devant des poignées d'élus sceptiques, retentiront des cris d'enfants. La campagne, la province sont, pour une part non négligeable, l'avenir de la France : encore un chantier à ouvrir pour la jeunesse.

Dix millions d'habitants dans la région parisienne. Des bassins de population engorgés autour de Marseille, de Lille, de l'axe Lyon-Grenoble et des régions entières dévitalisées. La grande déprime des banlieues et un bonheur de vivre sursitaire dans l'autre France, celle des provinces assoupies. Sursitaire parce que les jeunes doivent s'en aller pour trouver un emploi. Autant de paradoxes que résument deux chiffres : 90 % de la population est sur 10 % du territoire.

Les mentalités ont changé ; les jeunes qui émigrent de la campagne vers la ville, de la petite ville vers la grande ne s'illusionnent plus : ils partent sans enthousiasme vers des lumières qu'ils savent souvent trompeuses. Dans leur esprit, les nuisances de la mégapole ont altéré le rêve qui, depuis des siècles, poussait les ruraux à devenir des citadins pour atteindre le cœur des choses.

La nécessité d'un aménagement du territoire conditionnera la politique française des dix prochaines années. C'est une exigence économique, écologique et morale. On affirme souvent que la France réussit mieux, dans tous les domaines, les modèles ou les prototypes que les productions en série. Il y a dans ce jugement une part de vérité. Pourquoi la France ne serait-elle pas à l'avant-garde d'un projet de société qui concilierait la sophistication technologique et la douceur d'un art de vivre en accord avec nos traditions ? Pourquoi les jeunes ne deviendraient-ils pas, chacun à leur place et dans leur registre, les concepteurs d'un savoir-vivre français ? Le géographe Pierre George diagnostique, à l'échelon planétaire, un vide effrayant des campagnes au siècle prochain. Faisons en sorte que « l'exception française » invalide la règle.

Aujourd'hui le Français qui habite une ville moyenne, voire un chef-lieu de canton, ne se sent plus isolé. La voiture ou le train le rapprochent de sa métropole régionale, de sa capitale, des pays voisins. Le téléphone, le minitel, la télévision, le fax le mettent en rapport avec les lieux et les événements du monde entier. Il dispose sur place d'équipements scolaires, sportifs et culturels, il peut voir, à une semaine d'intervalle, le film dont on parle à Paris. Psychologiquement, il possède tous les éléments d'une citoyenneté moderne.

Il a bien davantage, et ne l’ignore plus, la nature sous ses fenêtres, l'espace pour ses enfants, un terroir environnant, mille possibilités d'activités associatives.

Il a le temps de vivre. Le temps : mesure de l'épanouissement. L'homme moderne a conquis du temps sur le travail depuis le début de l'ère industrielle, mais trop souvent il l'a reperdu. Dans les transports par exemple : combien de millions d'Occidentaux dilapident deux heures par jour ou davantage pour gagner leur lieu de travail, puis regagner leur domicile ?

A la campagne, dans une ville moyenne, le temps n'est pas compté aussi parcimonieusement. Le simple bon sens dicte la solution : créer des emplois pour désengorger les agglomérations urbaines. Des équipements ferroviaires et routiers aux incitations fiscales, les moyens sont nombreux. Ils impliquent une volonté des pouvoirs publics, une concertation avec les collectivités locales, une pédagogie.

Dans un cadre de vie moins polluant, avec une temporalité moins mécanique, les Français sauront mieux intégrer le rapport nouveau au travail. Car les générations futures devront partager leur temps entre le travail rétribué, le loisir, la vie personnelle, l'activité associative, la période sabbatique consacrée à l'éducation des enfants, à la réalisation d'un projet ou à la formation. Encore un chantier concret pour l'imagination.

Mieux répartis, les Français seront plus sereins. Donc plus tolérants. Moins reclus dans des ghettos, les jeunes immigrés seront moins mal dans leur peau, donc moins sujets aux tentations du vol, de la drogue, éventuellement de l'extrémisme politique. Leur intégration scolaire, puis sociale, puis professionnelle sera plus facile. C'est l'alliage maléfique de la misère, de l'oisiveté et de la banlieue qui a enflammé les faubourgs des grandes villes américaines.

Restons lucides : un aménagement harmonieux du territoire ne produira d'effets en profondeur sur les modes de vie qu'à l'échelle de plusieurs décennies. La majorité des Français continuera de vivre dans des villes et dans leurs banlieues. J'ai d'ailleurs observé que beaucoup de jeunes n'ont plus guère de racines familiales dans la France rurale. Ils sont urbains et développent, spontanément, un patriotisme de ville et de quartier. C'est naturel. Il importe donc d'humaniser le milieu urbain et suburbain en lui offrant les attributs de la convivialité provinciale. Les banlieues demain seront villageoises, ou invivables. C'est pourquoi les efforts qu'il faut y engager sont si urgents.

Action humanitaire, aide technique aux pays pauvres, conquêtes industrielles et commerciales, inventions au quotidien d'une morale et d'une sagesse : les jeunes Français auraient tort de croire que la fin des idéologies sonne le glas du sens qu'ils veulent donner à leur vie. Les valeurs authentiques ne sont pas périssables, elles se métamorphosent. Pour un Français de vingt ans, l'avenir s'annonce à la fois nuageux et grandiose. La génération précédente a vécu dans le confort de la croissance et du plein-emploi ; elle s'est laissé submerger par les mirages du quantitatif et lorsque la crise est arrivée, elle s'est trouvée psychologiquement démunie. Plus aguerris et plus conscients, les nouveaux jeunes peuvent tracer des sillons plus subtils, trouver le bonheur dans un retour à l'harmonie et écrire une belle page d'Histoire.

Ils l'écriront s'ils se réconcilient avec la politique. Les perspectives que j'ébauche dans ce livre reposent sur l'affirmation gaulliste du primat de la volonté. Le changement aura beau être impulsé au sommet de l'État et relayé par les ministres et l'administration, il ne produira pleinement ses effets que si la jeunesse française a le désir de prendre son avenir en charge. Pour le moment elle s'en tient à l'expectative et, par pudeur, noie son angoisse dans une dérision qu'on retrouve dans ses chansons préférées.

Je voudrais, sans démagogie, l'inciter à dépasser cette décision, et la convaincre que la politique est autre chose qu'un théâtre d'ombres télévisées où s'affrontent des ambitions personnelles. Les ambitions sont légitimes mais ne résument pas l'enjeu de la politique. C'est le destin de la cité qui est en cause, la façon de vivre d'un peuple, le sort matériel et moral des personnes qui le composent.

La politique n'est pas l'art de feindre, d'esquiver ou de séduire. Elle a pu donner ce sentiment au cours des dernières années, mais son essence est autrement noble et, pour ma part, je suis résolu à ne pas la laisser se dévaluer. Les jeunes doivent savoir, alors qu'ils vont bientôt déposer un bulletin dans une urne, qu'ils choisiront leur avenir.

    Une aventure commune

Pour tous les Français, le moment du choix approche. J'espère que le débat démocratique leur permettra de choisir sereinement, en toute connaissance de cause.

Je souhaite que ce débat ne soit pas escamoté, que nos concitoyens aient le temps de réfléchir, de comparer ; qu’ils aient la possibilité de connaître les candidats, d’apprécier la crédibilité de leur programme. On n’a pas le droit de tricher avec les citoyens, ni de maquiller l’enjeu d’une élection présidentielle.

Pour moi qui ai décidé d'être candidat, c’est un moment émouvant et grave. Je m’y suis préparé, conscient de l'enjeu et des difficultés. Conscient aussi des sacrifices que le destin exige d'un président de la République.

J'ai renoncé pour toujours à présider le mouvement que j'ai fondé le 5 décembre 976 ; c'était comme un adieu à presque trente années de combats politiques, car ma première campagne électorale remonte au printemps 1967. Beaucoup d'eau, depuis, a coulé dans la Corrèze et dans la Seine. J'ai tout connu des joies et des peines d'un homme politique : les victoires, les échecs, les trahisons qui blessent. J'ai le sentiment d'avoir souvent vu juste. J'ai commis des erreurs, je les ai analysées sans la moindre complaisance.

Dois-je l'avouer ? Je me reconnais mal dans les portraits qu'on a faits de moi, dans les jugements portés sur moi. Sans doute en suis-je responsable : je n'aime pas me répandre, ni me justifier, et ma conception de l'homme d'État récuse la théâtralité. Les médias m'auraient sûrement mieux traité si une réserve, qui me semble élémentaire, ne m'avait constamment dicté de taire mes états d'âme. On ne se refait pas.

Mais on évolue au fil des expériences. Qu'ai-je de commun avec le jeune député de 1967, avec le Premier ministre encore jeune de 1974 ? J’ai gardé l'amour de mon pays et de la chose publique, une certaine allergie aux doctrinaires, une allergie certaine aux idéologues qui veulent du passé faire table rase. J'ai en horreur la servitude et l'injustice. Les gens simples m'inspirent une sympathie naturelle qui m'a souvent valu le reproche de préférer les lieux populaires aux salons mondains. Reproche justifié.

Au fond, j'ai gardé toutes mes convictions : à trente ans je pensais déjà que le but de l'action politique, en France, consistait à unir les Français autour de l'État pour qu'ils se sentent solidaires d'un grand dessein.

C'est ma façon d'agir qui s'est infléchie. Je suis devenu moins technicien, moins formaliste, je crois plus à la volonté de réformer qu'à la déclinaison d'un chapelet de recettes.

Pour reprendre une distinction chère à Régis Debray, le démocrate que j'ai toujours été est peut-être devenu plus républicain.

Ma relation au temps s'est modifiée. Longtemps, j'ai agi vite, parce que les délais étaient brefs, et parce que je me résignais mal à l'inertie des êtres et des choses. A présent, je mesure les pesanteurs, j'en tiens compte, je fais la part de l'urgence et de la longue durée. C'est le privilège de l'âge et des épreuves.

Les rouages d'un vieux pays sont complexes. Il faut avoir été élu au long cours, dans des collectivités différentes, pour bien les comprendre. Il faut, pour bien les maîtriser, avoir été des deux côtés de la barrière qui sépare les ministres dépensiers des ministres financiers. Il y a des phénomènes qu'on perçoit mieux si l'on a été maire d'une grande ville, d'autres qui m'ont sauté aux yeux lorsque j'étais président d’un Conseil général. On peut casser les ressorts d'un pays par aveuglement, légèreté ou ignorance. Je ne sais pas tout et la mobilité du réel surprend toujours, mais mon expérience est un garde-fou, elle m'évite chaque jour de prendre des décisions hasardeuses.

Les peuples connaissent des phases d'euphorie et d'accablement ; tantôt ils baignent dans la confiance, tantôt ils s'enfoncent dans la morosité. Si je pensais que ces cycles sont fatals, je ne serais pas candidat à l'élection présidentielle. Les Français sont actuellement désemparés et enclins au repli sur eux-mêmes, mais je suis convaincu qu'un élan nouveau peut les tirer du désarroi et j'ai l'ambition d'animer cet élan, parce qu'en moi j'en ressens la nécessité. Voilà le sens de mon engagement. Le pouvoir en soi ne m'intéresse pas. Cette affirmation fera sourire dans le microcosme. Ceux qui me connaissent un tant soit peu savent que le pouvoir ne m'a jamais enivré. J'aime passionnément la politique, je lui ai consacré ma vie, en faisant le deuil d'autres passions, parce que j'aime le bien public, et si on m'impute d'autres mobiles, on se trompe.

Parfois, quand vient le soir, je regarde couler la Seine depuis la fenêtre de mon bureau. Des fantômes défilent : les grands personnages de l'Histoire de France. Il a fallu ce long cortège d'héroïsmes, de dévouements, d'obstinations pour faire un grand pays à partir de Paris et de l'Ile de France ! Ces bâtisseurs illustres nous obligent. Ils nous rappellent que rien n'est acquis : ni la paix civile, ni la l’unité, ni la liberté.

Rien n'est figé. Paris a changé, depuis l'époque pas si lointaine où les Parisiens m'ont élu maire pour la première fois. La France a changé à des rythmes inégaux. Le changement est la loi de la vie humaine, il ne faut pas en avoir peur. Il ne faut pas non plus l'idolâtrer. Mobilité et stabilité ne sont pas antinomiques : un cycliste n'est stable sur sa bicyclette qu'en avançant. Si à la tête de l'État une volonté de changement à la fois sereine et inébranlable anime notre pays, l'avenir lui appartiendra et l'œuvre de la monarchie française, parachevée par la République, n’aura pas été vaine.

L'action à nouveau me sollicite : je vais, durant les prochains mois, avancer des propositions en précisant leur cadre, leurs objectifs et les procédés de leur mise en œuvre. Les Français jugeront.

Ma ligne politique est claire : si je suis élu, le gouvernement s'appuiera sur la majorité réformatrice qui existe au Parlement, sans exclusive. Je souhaite un rassemblement aussi large que possible autour des chantiers prioritaires : l'emploi, la sécurité, la cohésion sociale, l'Europe. Je souhaite, à moyen terme, qu'un État fort, recentré et vertueux s'attache à rendre les Français plus solidaires et plus conquérants.

Libéré de toute contrainte, je suis confiant, déterminé et sincère. Le changement paisible que je propose est la meilleure voie pour la France. Fort de cette certitude, je vais à la rencontre du peuple français avec le désir et l'espoir d'une belle aventure commune.

« Ces pages n'auront pas été inutiles si je convaincs le lecteur que la France est un grand pays d'avenir, capable de retrouver les voies d'une vraie croissance, sans laisser personne sur le bord du chemin. A condition de le vouloir. »