Interviews de M. Bernard Debré, ministre de la coopération, dans "Le Figaro" du 30 novembre 1994 et à France 2 le 1er décembre, sur la coopération internationale pour la lutte contre le sida.

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Circonstance : Sommet international sur le SIDA à Paris le 1er décembre 1994

Média : Le Figaro - France 2

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Le Figaro : Professeur Bernard Debré, vous réunissez demain à Paris 15 chefs de gouvernement et les délégations de 42 pays. Quelle est l'utilité de ce sommet ?

Bernard Debré : Il apporte des propositions concrètes pour la lutte contre la pandémie, destinées à être mises en œuvre à travers des politiques nationales et un programme commun coparrainé. Celui-ci coordonnera les efforts de cinq agences des Nations unies : l'OMS, le PNUD (Programme des nations unies pour le développement), l'Unesco, l'Unicef, le FNUAP (Fond des Nations unies pour les activités en matière de population), ainsi que la Banque mondiale. C'est une intensification des efforts, la première mobilisation politique internationale à ce niveau. Des représentants des personnes atteintes du sida sont également associés à ce sommet.

Le Figaro : Cette initiative est critiquée par certains médecins et chercheurs. Le poids de l'Organisation mondiale de la santé dans le système est souligné, la capacité même des Nations unies est mise en cause.

Bernard Debré : C'est un procès d'intention sans fondement. Pour que le combat contre le sida progresse il nous faut un bras armé, qui exécute les prescriptions des gouvernements avec efficacité. Actuellement, un tel bras n'existe pas. Ce sera le programme commun coparrainé, une union contre le sida des agences des Nations unies. L'un des responsables pourrait en être Peter Piotr, actuellement directeur au GPA (Global Program on Aids de l'OMS, NDLA). Ce serait une erreur de vouloir créer une structure en dehors des organismes existants pour organiser cette lutte.

Le Figaro : De quels moyens disposera ce nouveau programme ?

Bernard Debré : Des contributions des États. La France donnait jusque-là une dizaine de millions de francs au GPA, une structure qui disparaît. Pour le nouveau programme ces dix millions deviennent cent, débloqués par le Premier ministre, et déjà annoncés par Mme Simone Veil. Pour les autres pays, on peut espérer que leur participation ira croissant. À titre indicatif, les États-Unis fournissaient autour de 150 millions de francs au GPA. Il y aura aussi des aides bilatérales, de pays à pays, comme les 32 millions de mon ministère de la Coopération, affectés à des priorités comme la sécurité des transfusions en Afrique.

Le Figaro : Cette réunion est-elle un constat de faillite des programmes internationaux précédents ?

Bernard Debré : Non. Mais la réunion intervient à un moment particulier de la lutte contre le sida, un moment où les scientifiques nous disent que la recherche piétine.

On a aussi pris conscience que le sida déstructure l'humanité, les nations, les familles. Plus de 10 millions d'orphelins en sont les victimes. Le défi a pris de nouvelles proportions. C'est aux politiques, chefs de gouvernement d'assumer leurs responsabilités.

Le Figaro : Concrètement que va-t-il se passer ?

Bernard Debré : Sept actions prioritaires engageant la communauté internationale seront lancées : sécurité des transfusions, de la recherche, accès économique aux médicaments, vulnérabilité des femmes et protection des enfants, prévention, participation des malades dans les programmes de lutte.

Le Figaro : Les organismes internationaux sont-ils efficaces dans ce genre d'action ?

Bernard Debré : L'OMS, l'Unicef et le Programme des Nations unies pour le développement sont présents sur le terrain. On voit ce qu'ils font. C'est un mauvais procès de dire que cela est inefficace. Il y a quelquefois des rivalités entre les uns et les autres, des polémiques. Ce programme est l'occasion d'harmoniser bon nombre d'actions.

Le Figaro : Vous comptez procéder à une internationalisation du Sidaction. Là encore, des critiques ont été entendues.

Bernard Debré : Je suis terrifié par ce que j'entends. Un prêtre responsable d'association m'a dit, « pour votre Sidathon mondial, je suis dubitatif car nous aurons moins d'argent… Avec votre projet, il va nous falloir donner aux autres… »

Eh bien oui. Car pour l'instant les ONG du Burundi, du Rwanda, du Togo, du Cambodge ou d'Haïti n'ont droit qu'à des miettes. À l'heure actuelle 80 % du montant des aides financières vont grosso modo, vers 10 % des malades dans le monde. Cet égoïsme forcené m'annihile.

Le Figaro : Et les médicaments, comment les rendre accessibles aux pays démunis ?

Bernard Debré : Nous avons proposé un certain nombre de mécanismes de financement. Il y a cette idée de banque mondiale de médicament, que je présente dans mon rapport. Elle ne s'appellera pas ainsi mais nous allons mettre en place un système, avec des produits financés par le programme, et conditionnés sous une forme particulière pour éviter les trafics.

Le Figaro : Le jour où l'on disposera d'un vaccin, il sera hors de prix pour les trois quarts de l'humanité.

Bernard Debré : Ce qui fait défaut aujourd'hui aux industriels cherchant à développer ces produits, c'est l'expérimentation en phase trois, avec des essais sur des dizaines de milliers de personnes des années durant. L'idée est de cofinancer cette phase très coûteuse sur le principe du partage de la prise de risque. Si le produit trouvé est un bon candidat vaccin, le laboratoire remboursera l'aide reçue sous la forme d'une accessibilité accrue au produit.


France 2 : jeudi 1er décembre 1994

G. Leclerc : Certaines associations se disent déjà déçues de la déclaration finale de la réunion sur le SIDA, qu'elles ne trouvent pas assez contraignantes.

Bernard Debré : Dans cette déclaration finale, il y a des points très importants : la libre-circulation, la promotion du préservatif, l'association de toutes les associations de lutte contre le SIDA dans toutes les décisions nationales ou internationales. Il y a aussi des points pratiques immédiatement réalisables : la sécurité transfusionnelle dans les pays en voie de développement. Il y a de l'argent : la France, qui mettait 10 millions dans l'effort international, va, en mettre 100. Et il y a tous les pays qui signent. Il faut que les associations soient en permanence les aiguillons des hommes politiques, des chercheurs. Il faut aussi de temps en temps reconnaître le bien-fondé de ce que nous avons fait.

G. Leclerc : Les associations disent qu'il y a une restriction pour le préservatif.

Bernard Debré : 23 heures de négociation. Il y a marqué que la prévention doit être culturellement acceptable et promouvoir le préservatif. Ce n'est pas le préservatif qui doit être culturellement acceptable, c'est la prévention en-dehors du préservatif. Vous n'allez pas faire la même prévention à Marrakech qu'à Lille ou qu'à Amsterdam. Il y a une culture qui doit permettre une adaptation de la prévention. Mais le préservatif est en-dehors du culturellement acceptable. Les pays qui étaient défavorables au préservatif ont accepté qu'ils soient cités, ont accepté d'en faire la promotion. Bien entendu, comme toute déclaration, il n'y a pas, à côté, les moyens d'obliger les pays. Mais je ne vois pas comment on peut obliger les pays à faire la promotion du préservatif puisqu'ils sont libres d'appliquer au pas la déclaration.

G. Leclerc : On parle d'environ 14 millions séropositifs dans le monde et de 4 millions de malades. Or 92 % des sommes consacrées au SIDA restent dans les pays occidentaux.

Il y a un problème. C'est ce qui me hérisse, qui me révolte. Quand nous faisons un sommet de cette envergure, c'est pour aider les pays pauvres. Qui râle ? Quelques associations des pays riches. Et quand j'ai proposé un Sidathon mondial, la réaction a été très simple chez quelques associations des pays riches : on va avoir moins d'argent. 92 %, de l'argent va dans les pays riches, 95 %, des malades sont dans les pays pauvres. Il serait temps que dans ce monde, on pense aux autres, on pense à la solidarité. Le Sidathon mondial, que je proposerai inlassablement, c'est pour essayer de partager.

G. Leclerc : Globalement, devant l'ampleur de la maladie, est-ce que les sommes consacrées par les États sont suffisantes ?

Bernard Debré : Jamais. Tant qu'on n'a pas éradiqué la maladie, les sommes ne sont jamais suffisantes. Mais l'effort est fait en permanence. Mon ministère a mis 300 millions pour la coopération, 300 millions. Pour la coopération bilatérale, l'argent qu'on va donner à l'OMS, à l'UNICEF, on passe de 10 millions l'année dernière à 100 millions cette année. Nous faisons un effort, mais jamais suffisant. Je suis tout à fait d'accord avec les associations : il faut pousser encore.

G. Leclerc : Le problème de la libre-circulation des personnes malades est aussi posé par certains pays comme les États-Unis, le Japon et bientôt, la Russie.

Bernard Debré : Un certain nombre de pays refuse la situation. Nous les réunissons et nous avons négocié pendant 23 heures avec leurs représentants politiques. Ils ont accepté de mettre dans une déclaration, « nous acceptons la libre-circulation », ils vont la signer tout à l'heure.

G. Leclerc : Vont-ils l'appliquer ?

Bernard Debré : Un, ils l'ont signée. Deux, nous allons créer un observatoire des droits de l'homme et du SIDA avec les associations. Trois, il va y avoir un comité de suivi. Nous allons voir s'ils l'appliquent ou pas. Mais nous n'allons pas envoyer les Casques bleus aux États-Unis ou en Russie pour obliger la libre-circulation. Nous avons fait ce que nous devions faire et nous allons le suivre.

G. Leclerc : Y aura-t-il une suite à ce sommet mondial ?

Bernard Debré : Bien sûr, et ça dépendra de nous tous et de notre enthousiasme.