Interview de M. Valéry Giscard d'Esgaing, président de l'UDF, dans "Le Journal des présidentielles" de novembre 1994, sur l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct, sur les réformes dans la société française, sur la notion de consensus et sur la crise de la vie politique.

Prononcé le 1er novembre 1994

Intervenant(s) : 

Média : Le Journal des présidentielles

Texte intégral

Journal des Présidentielles : Vous arrive-t-il de regretter d'avoir souhaité que le chef de l'État soit élu au suffrage universel ?

Valéry Giscard d'Estaing : Non.

Journal des Présidentielles : Pourtant, les effets pervers du système ne sont-ils pas patents ?

Valéry Giscard d'Estaing : Il y a effectivement des effets pervers. Mais il faut voir l'alternative. Lorsque le général de Gaulle a lancé son idée, à l'automne 1962, j'étais ministre de l'Économie et des Finances, dans le premier gouvernement Pompidou. Ce qui m'avait heurté c'était la procédure choisie, laquelle consistait à utiliser le référendum de l'article 11 pour changer la Constitution. Je pensais, je pense toujours, que c'est là une interprétation très extensive de la Constitution. J'étais donc troublé. Le général l'a su et m'a fait venir. Et il m'a dit : « Voilà, je connais vos réticences. Sur le plan de la procédure, je crains que vous n'ayez raison mais il y a le fond. Or c'est le fond qui est décisif. Si nous gardons le système actuel, les Français éliront des médiocres. Le milieu politique s'arrangera pour choisir celui qui dérange le moins. Avec le système que je propose, les candidats seront obligés de changer de dimension. Je ne vous dis pas qu'ils seront tous bons, mais tous seront obligés de parler de la France ! » Observez d'ailleurs la compétition actuelle. On ne connaît pas encore la liste des candidats, mais tous ceux dont on parle sont finalement soit d'anciens Premiers ministres, soit le président de la Commission européenne, ou même éventuellement l'ancien président de la République. C'est-à-dire des hommes qui, par la nature des fonctions qu'ils ont exercées, ont acquis une autre dimension. Cela dit, quand le général de Gaulle a proposé ce système, nous ne connaissions pas encore la pression médiatique, l'émotion médiatique, l'innovation médiatique. Tout cela a modifié le système. Un président de la République élu par la société médiatique, c'est une nouveauté. Sur ce sujet-là on peut et même on doit s'interroger.

Journal des Présidentielles : Ce sont là les effets pervers auxquels vous faisiez allusion ?

Valéry Giscard d'Estaing : Il y a, me semble-t-il, deux effets pervers.

Premièrement le système traumatise excessivement le milieu politique, lequel cesse de mener sa vie propre pour se polariser à l'excès sur l'élection présidentielle. Si des gens dont le métier est de représenter une circonscription, ou d'administrer une région, ne songent qu'à être du bon côté pour les élections présidentielles, il y a danger. Second effet pervers, amplifié par la société médiatique : l'émotivité l'emporte sur le rationnel et l'instant présent sur le futur. Or un président, doit être choisi pour ce qu'il est capable de faire. Il faut le choisir en fonction de la manière dont il conduira le pays. Pensez aux grands personnages de notre Histoire. Qu'aurait donné Richelieu dans la société médiatique ? Aurait-il fait rire à l'écran ? Serait-il un type communiquant et sympathique ? Se serait-il contenté d'une vision à court terme, en flattant les groupes minoritaires et catégoriels de son époque ? Ou bien se serait-il efforcé de prendre en compte les grands courants qui traversent en permanence une société ?

Journal des Présidentielles : Quand vous évoquez les effets pervers d'une réforme que vous continuez pourtant d'approuver, vous apparaissez un peu fataliste…

Valéry Giscard d'Estaing : Cette priorité de l'émotion et de l'instant, ce recul de la rationalité, et de la perception de l'avenir, ce sont des signes de notre époque. Il faut « vivre avec ». Simplement je pense que les candidats doivent gérer au mieux cette situation, même s'il est normal qu'ils sacrifient, jusqu'à un certain point, aux impératifs de la technique. Il existe tout de même un correctif à notre portée, qui dédramatiserait les élections présidentielles : un mandat plus court, une seule fois renouvelable. Si le milieu politique est à ce point crispé, c'est parce que les hommes se disent. « Il y en a pour sept ans, voire pour quatorze ans ! ». De pareilles durées nous échappent. Elles sont trop longues. Qui, dans une carrière professionnelle, raisonne sur quatorze ans ? La longueur excessive du mandat accentue les défauts du système.

Journal des Présidentielles : Vous-même, quand vous avez été élu, qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? Existait-il, dans le pays, un « grand courant » de fond ? Et quel était-il ?

Valéry Giscard d'Estaing : Moi, j'ai été porté par le désir de changement. Et j'ai réalisé le changement. Or, il faut savoir qu'on ne réalise le changement que dans une courte durée et s'il existe une volonté très forte pour l'accomplir. En France, le changement n'est jamais consensuel. Il doit toujours être fortement provoqué.

Journal des Présidentielles : Avez-vous sacrifié d'après-vous, à la tentation du discours catégoriel ?

Valéry Giscard d'Estaing : Je ne crois pas. J'ai le sentiment d'avoir tenu un discours global. D'autant que, finalement, les choix sont très réduits. Choix entre la sécurité et l'aventure, entre le mouvement et l'immobilisme, entre le présent et le futur. Prenez la situation actuelle. Il y a, comme d'habitude, un grand choix et un seul : ou bien vous bâtissez toute votre campagne en disant que, dans les cinq ans à venir, il va se passer énormément de choses dans le monde, et vous proposez qu'on vous fasse confiance pour entreprendre les grandes actions indispensables. Un homme qui tiendrait un tel discours privilégierait le futur. Ou bien vous parlez des réformes sans les faire, ce qui est un « classique » de la politique française, parce que les Français adorent qu'on leur parle de réformes, mais ils détestent qu'on les fasse. Cela dit, ils ne sont pas dupes. Ils savent que Pierre Mendès France, qui n'était pas, il est vrai, candidat à l'Élysée, avait pris le risque réel de débloquer les choses ? De même, ils sont conscients que Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, voulait, lui aussi, en 1969, changer la société. Pareillement, en 1974, j'ai préféré le mouvement à l'immobilisme ambiant.

Journal des Présidentielles : Vous dites que le changement n'est jamais consensuel. Cela signifie-t-il que, si un candidat attend des Français qu'ils lui indiquent leur volonté de changement, il attendra longtemps ?

Valéry Giscard d'Estaing : Dans cette hypothèse, oui, le changement n'aura jamais lieu, j'ai écouté les arguments du Premier ministre qui est venu nous voir à Vittel, et qui nous a parlé de sa théorie de la réforme. Je crains que cette théorie ne permette pas aux grandes réformes de fond d'aboutir. Si, pour agir, vous estimez avoir besoin du consensus explicite de l'ensemble des gens concernés, vous serez automatiquement bloqué. Parce qu'il y a, dans tout groupe humain, une espèce de crispation vis-à-vis de la réforme. Au dernier moment, on vous dit toujours : « Pas maintenant et pas celle-là ! ». Il faut provoquer quelque part un déclic psychologique ou politique, une façon d'indiquer aux citoyens qu'on connaît leurs arguments comme leurs craintes, mais qu'il est temps de changer. D'autant que, en France, on l'oublie trop, il existe une acceptation du fait accompli raisonnable. Autant on se montre réticent devant l'acte de réforme, autant on accepte la réforme une fois accomplie. Aucune des réformes que j'ai réalisées n'a jamais été remise en cause par aucun gouvernement, ni de droite, ni de gauche : ni l'abrogation de l'interdiction de l'avortement, ni l'abaissement de l'âge électoral, ni la réforme du divorce, ni la saisine du Conseil constitutionnel qu'on vient d'ailleurs, il y a quelques jours, de commémorer en mon absence, ce que j'ai trouvé d'autant plus surprenant que cette réforme, à l'époque, avait été combattue par ceux qui, aujourd'hui, la célèbrent.

Journal des Présidentielles : Mais, selon vous, quand il s'agit de réformer, la marge de manœuvre est courte…

Valéry Giscard d'Estaing : Oui, on ne dispose que d'une courte période. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles je suis hostile à des mandats très longs. Le président Mitterrand affirme aujourd'hui que, dès lors qu'on est élu, on acquiert une légitimité qu'on conserve. La vérité est qu'on la garde pendant le temps où l'opinion vous la reconnaît.

Journal des Présidentielles : Vous estimez à combien le temps pendant lequel on pourra accomplir de grande réforme ?

Valéry Giscard d'Estaing : Quelques mois. Vous vous, souvenez des cent jours de Roosevelt. Moi, j'ai pu vraiment modifier l'ordre des choses jusqu'à la fin de l'année 1974. Cela fait quand même six mois. Après, nous pouvions agir, mais autrement, plus difficilement, plus lentement !

Journal des Présidentielles : En aviez-vous conscience au moment de votre arrivée au pouvoir ?

Valéry Giscard d'Estaing : Non, pas de manière précise. Mais j'avais tout de même pu observer ce qu'avaient fait, ou pu faire, le général de Gaulle et Georges Pompidou. J'avais donc pu mesurer que le créneau de temps pour imposer de vraies réformes est bref pour tous. Cela dit, il est des époques où l'on peut se contenter de privilégier une bonne gestion. Qu'on s'en réjouisse ou pas les temps actuels sont différents. Dans un monde de grands bouleversements démographiques, économiques et culturels, la bonne gestion ne suffit pas. Il faut ouvrit de vaste, chantiers. D'une part, parce que le monde a complètement changé ; d'autre part, parce que nous sortons d'une longue période d'immobilisme.

Journal des Présidentielles : À quoi attribuez tout le fait que, pour beaucoup de Français, les institutions entretiennent des habitudes et un style passablement monarchiques ?

Valéry Giscard d'Estaing : C'est imputable à l'Histoire. Ce n'est pas une nostalgie, c'est une sorte de mémoire collective et d'habitude de pensée. Les périodes de vie républicaine intense ont été très courtes dans notre histoire. Nous avons vécu très longtemps dans un système monarchique. D'où des réflexes fortement enracinés. Certaines  de nos institutions véhiculent une culture d'Ancien Régime. Par exemple : le caractère sacré des préfets, entourés d'une espèce de révérence. Comme s'ils étaient encore des intendants d'Ancien Régime. Second exemple : le rôle, à la fois considérable et ambigu, du Conseil d'État. Vous retrouvez son origine dans le fonctionnement du pouvoir en France au XVIIIe siècle. À l'approche de l'élection présidentielle, réfléchissez bien à cette idée très étrange, qui ressort, elle aussi, de notre vieille culture monarchique : il faudrait, nous dit-on, un candidat unique. S'agirait-il d'empêcher, comme jadis, que les citoyens puissent choisir librement leur dirigeant ? Veut-on qu'un homme soit, en quelque sorte, le candidat de fait, avant de l'être de droit ?

Journal des Présidentielles : Si la réforme ne va pas de soi, cela veut-il dire aussi que certains candidats ne sont pas aptes à ouvrir les chantiers nécessaires ?

Valéry Giscard d'Estaing : Ce n'est pas qu'ils ne sont pas aptes, c'est qu'ils ont une autre idée. Ils pensent – et je crois qu'ils se trompent, car je suis de culture gaullienne, ayant appris le métier auprès du Général – qu'une réforme n'est acceptable qu'une fois obtenu un hypothétique consensus général. Vouloir avoir tout le monde avec soi est irréaliste, il faut savoir se fixer des objectifs à long terme, en agissant avec pragmatisme et fermeté dans le court terme. Toute action présupposant le consensus ne peut avoir qu'une portée très réduite.

Journal des Présidentielles : Comment choisir entre les réformes possibles et celles qui sont souhaitables ?

Valéry Giscard d'Estaing : Le simple fait d'ouvrir des grands chantiers de réforme change l'atmosphère d'un pays. Quand vous regardez l'histoire des gouvernements ou des septennats successifs, on trouve des périodes de dynamique collective et des époques de résignation, d'inertie, d'ennui collectif. La première chose, c'est donc de recréer en France une dynamique collective aujourd'hui absente. En commençant par s'attaquer à l'urgence des urgences : l'emploi. Il s'agit d'affirmer qu'on fera tout pour remettre au travail les 10 % de Français qui, actuellement, sont au chômage. Il y va des équilibres profonds d'un pays plus divisé que beaucoup ne le croient. Second chantier clé : la place de la France en Europe. Le dossier – on l'a vu au moment de Maastricht – ne fait pas l'unanimité. Il n'y a plus de pensée européenne directrice en Europe. Il n'y a pas, pour commencer, une pensée européenne de la France claire, vigoureuse, susceptible d'être approuvée par une large majorité. Troisième sujet de réflexion : le fonctionnement des institutions et la lutte contre la corruption. Apparemment, aucun point commun entre les deux choses. En réalité, pour extirper la corruption, c'est-à-dire pour revenir à la situation que nous avons connue naguère, à la situation qui prévalait quand j'étais Président, quand la vie politique française était honnête, il est indispensable de prendre des initiatives institutionnelles fortes, lesquelles peuvent passer, à mon sens, par un référendum, pour que les citoyens aient l'occasion d'exprimer leur rejet collectif de la corruption. Nos concitoyens doivent avoir la certitude que la justice pourra, en toute indépendance, conduire son action et n'épargner personne. Autant je suis attaché à la Ve République et à ses principes, autant je sais que les institutions sont un ensemble vivant, qui doit évoluer, et pas seulement sur le terrain du droit. Le parlement a besoin d'une revitalisation. Il n'y a pas eu d'avancée jusqu'ici sur la limitation dans le temps de la durée des mandats. Il faut interdire le cumul des fonctions exécutives. Qu'on ne puisse plus, par exemple, être à la fois maire d'une grande ville, président du conseil général ou président du conseil régional. Et je souhaite, je le répète, qu'on en vienne enfin au quinquennat renouvelable une seule fois. Je pense enfin que le moment en venu de fixer un âge limite, au-delà duquel on ne pourra plus se présenter à une fonction exécutive.

Journal des Présidentielles : La crise morale est-elle imputable à votre successeur ?

Valéry Giscard d'Estaing : Les causes sont multiples. Mais comment ne pas relever la méthode choisie par le président de la République qui a été de jouer sur les défauts des Français au lieu de jouer sur leurs qualités, de flatter ce qu'il y a de négatif dans la société française, l'envie, l'intolérance réciproque, l'esprit de division et de rivalité ?  Voilà qui a contribué à déstabiliser notre système de valeurs. D'ailleurs, le parcours de François Mitterrand aura consisté à défaire dans un second septennat ce qu'il avait fait pendant le premier. Il s'agit d'un immobilisme typiquement français, une sorte d'aller a retour qui nous a conduits à l'impasse. Seconde cause de la crise : l'importance prise par l'argent. Autrefois, on le gagnait, souvent difficilement. Or, les années 1980 auront été celles de l'argent facile, avec la corrosion qu'il a exercée sur un grand nombre de personnes et sur le système sans que cette dérive ait été réellement combattue. Troisième élément : la volonté de plaire, de plaire et encore de plaire. Fruit de la société médiatique. Quand on parle d'un problème de cette nature, on est tenté d'incriminer les gens, les responsables, les journalistes, à mon avis à tort, car il s'agit d'un défi qui dépasse, et de loin, les personnes et qui tient à l'instrument lui-même. Autrefois, les faits étaient analysés, décortiqués, mis en perspective. Aujourd'hui, nous sommes soumis à des sensations brutes, à des émotions, à des drames personnels ou collectifs dont le sens nous échappe. Pour autant, il faut accepter que toutes les grandes décisions se joueront demain à partir de la télévision. Après tout, quand on veut embaucher quelqu'un, ne souhaite-t-on pas d'abord voir sa tête, se faire une impression personnelle et directe sur lui.

Journal des Présidentielles : En fonction de ce que vous avez vécu et observé, quelles qualités devra avoir le président de l'an 2000 ?

Valéry Giscard d'Estaing : À mon avis, deux. Une volonté très forte, et la capacité d'anticipation. Si un président peut servir à quelque chose à la France, c'est en ouvrant de grands chantiers de réforme, car notre pays ne saurait se contenter, au regard des défis qui l'attendent, d'une gestion paisible, fut-elle de qualité. Il y faudra donc une volonté de fer.

Journal des Présidentielles : Y a-t-il, à vos yeux, menace d'implosion ?

Valéry Giscard d'Estaing : Non. Parce que je crois que les maladies les plus graves, lorsqu'il s'agit d'un pays, ce sont des maladies de langueur. S'il n'y a pas la secousse salutaire, on meurt lentement, presque sans en avoir conscience.

Journal des Présidentielles : Est-ce que vous diriez qu'il y a une décadence française ?

Valéry Giscard d'Estaing : y a un déclin et j'en souffre tous les jours. Y a-t-il une décadence ? Les déclins ça se mesure en termes de démographie, de puissance militaire, de performances économiques. La décadence c'est plus complexe. Prenons l'exemple de la culture. Il y a à Paris à l'heure actuelle les plus belles expositions du monde. C'est très heureux. On a une vie culturelle qui, est de ce point de vue, extraordinairement satisfaisante. Mais je me pose une question : est-ce qu'il y a toujours à Paris une créativité culturelle forte ? Est-ce qu'elle existe dans le domaine de l'écriture, du théâtre, de l'art plastique ? En somme, mais toujours à l'époque où le mobilier français faisait la loi dans le monde, où les romanciers russes écrivaient en français, où notre peinture était la source de l'inspiration mondiale, peut-on retrouver cette créativité ? J'espère que oui. Car, pour moi, cela reste un sujet de stupéfaction : pourquoi ne sommes-nous pas excellents dans les actions qui ne supposent pas des moyens matériels considérables ? Que nous ne soyons pas excellents dans les domaines où il faut des moyens gigantesques que nous n'avons pas, même si nous avons, dans certains secteurs de la recherche ou du développement technologique et industriel, les moyens de notre taille, on le comprend. Mais dans des matières où il n'y a que la vie de l'esprit, on devrait être formidable, on devrait avoir la meilleure presse mondiale, les meilleurs journaux mondiaux, on devrait avoir un système éducatif extraordinairement performant, on devrait avoir un système judiciaire très raffiné. C'est là-dessus qu'on devrait faire porter toutes nos recherches d'excellence.

Journal des Présidentielles : Serait-on devenu un vieux pays ?

Valéry Giscard d'Estaing : Je m'interroge en tout cas. Pourquoi la France a-t-elle connu cette extraordinaire cassure démographique de la fin du XIXe siècle. Qu'est-ce qui s'est passé en fait ? Quand vous regardez les sources de la puissance française, la démographie tenait une place essentielle. Nous étions le peuple le plus nombreux, le plus virant, le plus remuant d'Europe. Et à la fin du XIXe siècle, il y a eu une cassure que l'on observe très bien. Que s'est-il passé ? Est-ce un problème psychologique ? Une question d'organisation sociale ? En tout cas, il est capital pour la France de retrouver un essor démographique. Je l'avais essayé par quelques mesures ponctuelles, par exemple une prime importante donnée à la naissance du troisième enfant. Ce qui est curieux c'est que cela avait eu des résultats positifs. Cela tend à confirmer que l'industrialisation et le chargement de mode de vie des Français à la fin du siècle dernier ont probablement précipité l'affaiblissement de notre pays.

Journal des Présidentielles : Ce changement a affecté l'Europe entière. Pourquoi avait-il touché davantage la France ?

Valéry Giscard d'Estaing : Probablement parce que nous étions, à l'époque, un peu en avance sur les autres. Mais nous n'avons pas été effectivement les seuls à être touchés. Enfin, ne soyons pas pessimistes ! Par tempérament, je crois au renouveau, et je le veux.

Journal des Présidentielles : Les élites françaises, sont, en temps-ci, au cœur d'un grand débat. Elles sont discutées. Elles font l'objet d'interrogations. Certains les présentent comme frileuses, conservatrices, manquant d'aptitudes à l'innovation. Ce constat est-il excessif ou, au moins en partie, justifié ?

Valéry Giscard d'Estaing : Je me méfie des jugements collectifs. En ce domaine, la prudence s'impose d'autant plus que bien des faits vont en sens contraire de ce que vous dites. Le groupe des dirigeants d'entreprises français est actuellement probablement le meilleur que nous ayons et depuis très longtemps. Il est largement du niveau international. Le point qui parait déficient, cependant, c'est le travail en groupe de nos élites. Et travailler en groupe cela ne veut pas dire à huit ou dix. Cela veut dire faire fonctionner les systèmes. Un haut dirigeant chinois que je voyais l'an dernier m'a dit ceci, qui m'a frappé : « Ne vous y trompez pas, vous, les Français ! Vous ne pouvez pas réussir, parce que la manière dont vous vous y prenez ne vous permet pas de réussir. Chez vous, la réussite de l'individu, c'est ce qui compte pour lui. Et, pour l'obtenir, il est prêt à tout, y compris à sacrifier la réussite du groupe. Nous, nous avons l'idée inverse. Naturellement, nous voulons la réussite individuelle, mais nous pensons que notre réussite individuelle passe par la réussite du groupe. Pour réussir individuellement nous cherchons la réussite du groupe. Et vous, vous faites l'inverse ». Je crois que, effectivement, dans notre système éducatif et culturel, il devrait y avoir un objectif central, celui de recréer l'idée que la solidarité du groupe est une condition du succès individuel. Ce n'est pas du tout antinomique. Quand vous pensez, par exemple, que nous avons été une puissance militaire extraordinaire, qu'on a été capable d'aller de Paris à Moscou, il faut imaginer ce que c'était, avec des fusils qui pesaient un poids extraordinaire et des souliers qui n'étaient pas des pataugas, et tout cela de façon extraordinairement organisée. Nous avions à ce moment-là une formidable capacité d'organisation. Quand vous songez également aux premiers mois de la guerre de 14-18 ! Normalement, nous étions battus. Or il y a eu, en août et en septembre, une capacité de réorganisation et de mise sur pied de systèmes de transport et de commandement qui ont constitué une démonstration éclatante de nos capacités. Un autre exemple de cette capacité d'adaptation des élites françaises a été donnée par la manière dont la France a su conduire le réseau de ses centrales électronucléaires entre 1975 et 1990, ce qui constitué, pour l'époque, un record mondial. Bref, je crois qu'il y a en France ce qui faut pour avoir de très bonnes élites. La question, pour nous, c'est de savoir comment elles peuvent travailler ensemble, quel est le système qui leur permet de réussir collectivement. À cet égard, notre vie politique actuelle donne un contre-exemple éclatant. Car l'énergie dépensée dans notre système politique ne facilite pas les progrès de l'ensemble, mais en réalité, complique ou empêche le progrès de la collectivité. De toute façon, moi, je suis décidé à ne pas participer et à ne pas gérer en tout état de cause le déclin de France. Je ne veux y avoir aucune part. En revanche, dans la mesure où on peut l'empêcher et reprendre notre marche en avant, je suis tout prêt à travailler, à me battre, à faire avancer les choses. Mais, dès lors que je serais sûr que rien ne peut bouger, je préférerais me tenir à l'écart. J'ai eu la chance de connaître les grands événements et les grands personnages de notre pays, de vivre des périodes ascendantes de notre Histoire, je refuse donc – ou plutôt, je refuserais – tout ce qui s'apparenterait à une acceptation du déclin. Il est temps que la voie du redressement et de l'effort soit choisie. Je crois que les Français l'attendent. Ils verront comme c'est bon de vivre dans un pays qu'on aime, et qui redémarre !