Texte intégral
Paris Match : L'attaque de l'Airbus d'Air France s'est heureusement bien terminée. Vous devez donc en être satisfait, mais, en même temps, cela ne risque-t-il pas de pousser les islamistes à appliquer la loi du talion ? Dès la semaine dernière, quatre pères blancs ont été assassinés en Algérie. D'autres représailles sont-elles à craindre ?
Édouard Balladur : Nous nous trouvions confrontés à une menace terroriste. En pareil cas, il y a une seule attitude qui vaille : ne pas céder, et d'autant plus que déjà trois passagers avaient été assassinés, dont un Français. Il nous a donc fallu prendre deux décisions difficiles : la première, faire rentrer l'avion d'Air France sur le territoire français avec tous les passagers, ce qui signifiait que c'était la France qui, désormais, dès lors que l'avion avait atterri à Marignane, prendrait toutes les responsabilités ; la seconde, décider, dès le début de la matinée du lundi 26 décembre, l'attaque par le GIGN, auquel on ne rendra jamais suffisamment hommage. L'équipage d'Air France a été, lui aussi, admirable de sang-froid. Les otages ont été sauvés, c'était notre but. Quant au reste, il faut bien comprendre ce qu'est la politique de la France ; elle n'est animée d'aucune hostilité envers qui que ce soit, peuples, religions, États. Nous souhaitons vivre en paix et coopérer avec tous les pays, et notamment ceux qui sont le plus proche de nous par la géographie et par l'histoire, telle l'Algérie. Cela nous conduit à ne pas prendre parti dans leurs difficultés intérieures. Mais, je le répète, nous ne pouvons tolérer le terrorisme et nous ne le tolérerons pas, d'où qu'il vienne.
Nous respectons toutes les religions et toutes les croyances. Nous souhaitons que tous ceux qui vivent en France soient préservés et respectés. Mais chacun doit également respecter les lois de la République et les principes fondamentaux de la société française.
Paris Match : Dix-huit mois après votre arrivée à Matignon, la multiplication des « affaires » gêne votre action. Trois de vos ministres ont démissionné, de nouveaux scandales éclatent chaque semaine… La France a-t-elle donc perdu tout sens de la « vertu » ?
Édouard Balladur : Je ne crois pas du tout que la France a perdu tout sens de la vertu. Au contraire, les affaires émeuvent et scandalisent, toutes opinions confondues. Personne ne les trouve normales et c'est fort heureux. Si le peuple français estimait qu'il est légitime que des malversations ternissent la réputation des responsables, alors il y aurait lieu de s'inquiéter pour la France et pour la démocratie.
Mon action est claire : je veux que la justice suive son cours. Ne pas intervenir, faire en sorte que l'application de la loi soit égale pour tous, sans privilège, sans parti pris, telle est ma ligne de conduite. Je pense que l'opinion l'a compris.
Paris Match : Déjà, dans votre livre, « Dictionnaire de la réforme », vous avez consacré plusieurs pages à la corruption et à l'argent. Comment remédier à cet état de déliquescence dans lequel s'enfonce la France et, corollaire, à l'état de dépression des Français ?
Édouard Balladur : Vous posez deux questions. S'agissant de la corruption et de l'argent, il faut des lois rigoureuses, appliquées rigoureusement. C'est le cas, et le pouvoir politique n'intervient en rien dans leur application. Lorsque la législation paraît insuffisante, il faut la compléter : c'est ce que nous avons fait avec la loi sur la moralisation de la vie publique.
Faut-il parler de l'état de dépression des Français comme vous le faites ? Ce n'est pas mon sentiment. Certes, les Français qui ont le sentiment de vivre dans un état de crise depuis vingt ans s'interrogent. Ils veulent espérer, mais on leur a tellement promis à tort et à travers qu'ils ne savent pas toujours qui croire ni que croire. C'est pourquoi je me suis toujours refusé à faire des promesses inconsidérées ; j'ai toujours pensé que je n'avais pas le droit de décevoir, pas le droit non plus d'utiliser le crédit dont dispose tout Gouvernement pour faire miroiter des rêves irréalisables. Rien n'est pire que de susciter, après l'espoir, la déception. Ce dont il s'agit, c'est de rendre l'espoir aux Français. Nous y arriverons en faisant preuve d'énergie, de volonté, mais aussi d'esprit de responsabilité. Les Français ne sont pas prêts à croire n'importe quoi ni n'importe qui ; ils savent parfaitement dans quel monde nous vivons, ce qu'il est raisonnable d'espérer et ce qu'il est illusoire de promettre.
Paris Match : La vertu, en politique, engendre-t-elle l'espérance ?
Édouard Balladur : Pas nécessairement. La vertu est indispensable aussi bien dans les temps difficiles. Si elle aide à l'espérance, c'est vrai dans la mesure où elle fortifie dans l'esprit des citoyens le crédit de ceux qui gouvernent. Sur le plan individuel, la vertu est une fin en soi. Sur le plan collectif, comme le disait Montesquieu, elle est le ciment le plus fort de la République, de la République qui repose sur la confiance des citoyens dans ceux qui dirigent l'État.
Paris Match : La jeunesse a perdu ses balises spirituelles, politiques, économiques et morales. Comment, par exemple, remettre à la mode des notions telles que l'amour, la fidélité, la tolérance, la charité au sens évangélique du terme ? Tous ces mots qui ont disparu du vocabulaire des discours politiques et même religieux ?
Édouard Balladur : Vous vous adressez à moi alors que je suis Premier ministre, et c'est en tant que tel que je m'exprime, pas en tant que directeur de conscience, ce pour quoi je n'ai nulle qualité. J'ai toujours pensé qu'il n'appartenait pas au pouvoir politique d'intervenir dans la sphère de la vie privée et des comportements intimes. Grâce au Ciel, si je puis dire, ce n'est pas au pouvoir à prêcher l'amour ou la fidélité.
En revanche, ce qui est de la responsabilité du pouvoir, c'est de favoriser les comportements permettant un fonctionnement juste de la société. Il est bien vrai que l'exercice du pouvoir ne peut être fondé que sur une morale collective, une morale sociale. Il est vrai que la tolérance suppose le respect de la liberté d'autrui, indispensable dans une démocratie. Il est vrai que la charité au sens évangélique du terme, pour reprendre votre formule, trouve son expression dans l'esprit de justice et de solidarité envers les plus faibles. Il y a donc un lien entre ce qui est du domaine de la vie privée et ce qui est du domaine de la vie privée et ce qui est du domaine de la vie publique. Cependant, j'éprouve une méfiance instinctive envers tout pouvoir qui se transforme en prêcheur. À chacun son rôle.
Paris Match : Beaucoup vous reprochent de ne pas avoir créé un électrochoc dans notre société et de vous être laissé enfermer dans un certain immobilisme. Ont-ils raison ?
Édouard Balladur : Non, ils ont tort. Souvenez-vous de ce que l'on disait en 1993 sur l'état de la France, sur la récession économique, le chômage sans cesse croissant, le mauvais fonctionnement de la justice, l'insécurité, la position internationale de la France. Moi-même, pourquoi le cacherais-je, j'étais anxieux lorsque j'ai pris la responsabilité du gouvernement : arriverions-nous, en deux ans, à redresser la situation ? C'était l'objectif que je m'étais fixé, sans être du tout sûr de l'atteindre.
Nous avons beaucoup travaillé, nous avons fait de nombreuses réformes et, aujourd'hui, le résultat est là : la France commence à aller mieux. Si elle va mieux, c'est justement parce qu'elle n'est pas immobile. Des résultats sont atteints, la croissance est de retour ; le chômage est pratiquement stabilisé en 1994 et va diminuer en 1995 ; le mal moral dont souffre la nation peut être atténué si l'on continue à appliquer la loi et à l'abstenir de faire peser sur la justice le poids de la politique : le succès de la négociation du Gatt, notre action au Rwanda, en Bosnie, l'élaboration d'un pacte de stabilité pour garantir mieux la paix en Europe ont permis à la France d'affirmer son rôle international.
Mais il est vrai que tout n'est pas possible tout de suite, qu'un certain nombre de réformes que nous avons faites, demandent du temps pour faire sentir leurs effets : je pense à la politique de la ville, à celle de l'emploi, à l'action en faveur de la jeunesse. Ce n'est pas en quelques mois que l'on guérit complètement de pareils maux, mais grâce à l'effort, au travail, au courage. Là aussi, c'est une question d'honnêteté : ne pas laisser croire aux Français que, brusquement, tout va changer comme par miracle, du simple fait de l'élection présidentielle.
Paris Match : Au fond, n'est-ce pas la faite à la cohabitation ? Tel le pélican, vos deux ailes – Mitterrand et Chirac – vous empêchent-elles de marcher et de donner toute votre envergure ?
Édouard Balladur : Il est bien vrai que la cohabitation est vécue comme une transition entre le passé et l'avenir, entre ce qui est possible immédiatement et toute ce qui serait souhaitable.
Beaucoup plus sera possible après l'élection présidentielle, c'est vrai. Alors le pouvoir retrouvera son unité politique, je l'espère, et l'échéance électorale cessera de peser sur les esprits et les comportements.
Mais si je me suis engagé dans la cohabitation, alors qu'il n'y avait pas tellement de candidats, c'est parce que j'ai estime que, dès lors que l'on me le demandait, je n'avais pas le droit de refuser : la France était sévèrement atteinte sur le plan matériel comme sur le plan moral ; il fallait tout de suite se mettre au travail. Aujourd'hui que les résultats apparaissent, il faut penser à la suite. L'objectif de la campagne présidentielle, c'est de rendre l'espoir et l'optimisme aux Français, c'est de leur dire de ne pas avoir peur de l'avenir, de les convaincre que la France est un grand pays auquel beaucoup est possible, pour peu que les Français soient plus unis.
Dès que, l'élection présidentielle passé, un pouvoir uni et assuré de durer aura été choisi par les Français, tout changera et tout deviendra possible.
Paris Match : La « démocratie vertueuse » s'apprend-elle dès l'école ?
Édouard Balladur : Pas uniquement. La vertu, la morale, c'est la société qui es sécrète, c'est l'état des esprits qui les diffuse. Elles dépendant de la famille, de la télévision, de l'air du temps. Il ne fait pas confondre vertu et contrainte. La vertu, c'est l'usage responsable de la liberté, envers les autres comme envers soi-même. L'école peut aider à en diffuser le sentiment en imprégnant les esprits de la jeunesse, en apprenant l'éducation civique, pratiquement abandonnée depuis des années. Mais cela ne saurait suffire ; l'école ne peut, à elle seule, enseigner la vertu dans une société qui serait immorale.
Paris Match : En quoi consisterait une grande réforme de l'école ?
Édouard Balladur : Une école pleinement efficace, ce serait une école où enseignants, parents, élèves, collectivités locales, milieux économiques auraient choisi de dialoguer pour que chaque jeune puisse acquérir la culture générale de base qui permet à chacun de s'épanouir dans une société en mouvement, où rien n'est jamais acquis. Plus concrètement, cela signifie une école primaire où chaque enfant apprend à lire, à écrire, à compter ; et un enseignement secondaire qui fournit à chacun soit un diplôme d'enseignement général, soit une formation professionnelle lui permettant d'occuper un emploi.
C'est l'objectif que nous nous sommes donné avec le nouveau contrat pour l'école. Tout, maintenant, est affaire de mise en oeuvre. Les conditions de la rentrée scolaire en septembre 1994 montrent que nous sommes sur la bonne voie.
Paris Match : Les jeunes des banlieues sont « largués ». Avez-vous un espoir à leur donner, compte tenu de leur situation souvent désespérée, et sans que cela ait l'air d'une aumône ? Ils n'ont plus les mêmes références, les mêmes structures. Totalement différents des autres, comment les réintégrer dans la société et leur permettre de se sentir citoyens à part entière ?
Édouard Balladur : C'est, avec le problème de l'emploi et celui de la justice, l'une des grandes questions pour l'avenir de la société française. Nous nous y sommes attachés, et de plusieurs manières : l'action en faveur de l'emploi ; l'action en faveur des banlieues, dont les moyens ont été considérablement augmentés ; le questionnaire à la jeunesse auquel 1 600 000 jeunes ont répondu, ce qui nous a permis de mieux connaître leurs désirs. Beaucoup de décisions ont déjà été prises, d'autres vont l'être.
Des vingt-neuf mesures déjà adoptées, on n'a souvent retenu que l'éligibilité à 18 ans. Je le regrette, parce que de nombreuses autres mesures méritaient d'être mises en évidence.
Il en est ainsi de la création de commissions « jeunes » dans les communes ou de médiateurs dans les quartiers. De même, pour répondre au besoin de dialogue des jeunes, un numéro de téléphone leur est désormais ouvert en permanence.
Dès 1995, les jeunes auront droit à la majorité « sociale » à 18 ans. Réclamée depuis des décennies, cette mesure est enfin acquise ; chaque jeune étudiant pourra ainsi avoir une carte de Sécurité sociale personnelle dès sa majorité.
Le service national a été adapté pour mieux répondre aux aspirations des jeunes. Je pense notamment à la formation professionnelle ou au développement du service civil. Cinquante mille jeunes recevront une formation professionnelle à l'armée dans les cinq ans à venir et, d'ici à quatre ans, le nombre de jeunes faisant un service civil sera porté à 45 000.
Pour les étudiants issus des milieux les plus modestes, le redoublement ne sera plus synonyme d'échec grâce au système de l'« année joker », qui va permettre le maintien du droit aux bourses universitaires sous certaines conditions.
Enfin, mais c'est le plus important, j'ai décidé qui tout soit mis en oeuvre pour que tous les jeunes de moins de 20 ans sans emploi – ils sont 80 000 aujourd'hui – aient accès soit à une formation, soit à un stage en entreprise, soit à un contrat d'apprentissage.
Voilà quelques exemples, mais je n'entends pas en rester là. En janvier, les nouvelles propositions du comité pour la consultation nationale des jeunes feront l'objet de décisions du Gouvernement.
Il s'agit d'une tâche qui prendra de nombreuses années, ne nous faisons pas d'illusions. Sans doute y a-t-il toujours des exclus dans une société. Mais il est intolérable qu'il y en ait autant, et surtout qu'il y ait autant de jeunes qui aient le sentiment de l'être. La grande affaire de l'avenir, c'est de redonner sa cohésion à la nation française, de faire en sorte que tous ceux qui se sentent les fils et les filles de la même patrie aient le sentiment qu'ils sont traités de façon égale et juste.
Paris Match : Le libéralisme social dont vous êtes le défenseur ne montre-t-il pas, ici, ses limites ?
Édouard Balladur : Tout système politique montre rapidement ses limites : il n'y a pas de remède simple. Il faut faire usage de tous les moyens financiers, économiques, sociaux, éducatifs. Les banlieues et le mal de la jeunesse sont dus à toutes les causes qui engendrent le malaise de la société : les difficultés de logement, l'insécurité, la formation inadaptée, l'immigration clandestine, le chômage, la drogue, le sida. Il faut agir sur tous les plans à la fois, mais il faut le faire en respectant la liberté et, pour commercer, la liberté des jeunes. Je ne crois pas à la morale officielle ; certes, il importe que la loi impose les contraintes qui sont indispensables à la vie en société, mais, au-delà, c'est de morale individuelle qu'il s'agit, c'est-à-dire de liberté de choisir et de décider de sa vie.
Paris Match : L'humanitarisme remplace aujourd'hui les vraies décisions politiques. La société peut-elle ainsi continuer à se mentir à elle-même en ne réglant pas les vrais problèmes ?
Édouard Balladur : Que voulez-vous faire ? Que le langage des bons sentiments agace, dans la mesure où on le trouve souvent hypocrite ? Si c'est cela, je partage votre avis. Je n'aime pas la sensiblerie, surtout lorsqu'elle est intéressée, comme dans les périodes électorales. Je me suis d'ailleurs efforcé, depuis bientôt deux ans, de ne pas faire de promesses fallacieuses et de ne pas mentir aux Français. La responsabilité du politique, c'est de cesser de se mentir à soi-même, car à force de mentir aux autres on finit par croire à ce que l'on dit ; c'est de proposer les vraies solutions et de les faire accepter comme indispensables. Je sais bien qu'on dit qu'il faut aussi faire rêver, et sans doute est-ce également nécessaire. Mais l'espoir doit toujours être un espoir fondé sur la réalité et non pas sur la chimère. Sinon il n'est que mensonge.
Paris Match : Si rien n'est fait, ne craignez-vous pas l'implosion des banlieues et l'affrontement entre « exclus » et « ceux qui ont un boulot » ?
Édouard Balladur : D'abord, quelque chose est fait, je viens de vous le dire. Si la croissance repart et se consolide, comme c'est le cas, si le chômage commence à diminuer, si l'école répond mieux aux aspirations de la jeunesse et que celle-ci est mieux formée, si la sécurité est mieux assurée, si l'immigration clandestine est mieux combattue – et dans tous ces domaines nous avons progressé –, alors on évitera la coupure de notre pays.
J'attache une importance extrême au rôle que peut et que doit jouer la famille dans la cohésion morale et sociale de la société. C'est au sein de la famille que les jeunes reçoivent leurs premières impressions sur la vie. C'est la famille qui leur donne l'essentiel de leur éducation. Il faut la préserver et l'aider sur le plan matériel, comme nous l'avons fait notamment en créant une allocation parentale pour le deuxième enfant.
Paris Match : Comment réintégrer des chômeurs de longue durée ? Faut-il, par exemple, créer des écoles spéciales ?
Édouard Balladur : Deux actions sont nécessaires. L'une, économique, consiste à alléger les charges des entreprises qui embauchent des chômeurs de longue durée. C'est ce que nous faisons avec les contrats de retour à l'emploi, dont le nombre a presque doublé en deux ans, avec l'aide aux entreprises qui embauchent des Rmistes au chômage depuis plus de deux ans. L'autre est de nature plus sociale ; elle consiste à prendre en compte la situation particulière de chaque chômeur en difficulté. Cela implique entretiens individuels, parrainage dans les entreprises, comme c'est le cas à EDF par exemple, stages de formation.
Il n'existe pas de solution miracle et uniforme. C'est par l'emploi de ces deux formes d'action, adaptées à chaque cas individuel, que nous y arriverons.
Paris Match : Pourquoi n'arriverait-on pas, un jour, à faire travailler ensemble sur ce problème de l'exclusion tous les politiques, de quelque parti qu'ils soient ? Pourquoi ne pas créer, par exemple, un grand ministère de la « Réintégration », comme il y a eu après la guerre un ministère de la reconstruction ?
Édouard Balladur : Je n'ai cessé de m'employer, sur tous les grands problèmes de notre pays, à organiser la coopération avec tous les responsables politiques et syndicaux, à quelque mouvement qu'ils appartiennent, aussi hostiles qu'ils soient à la majorité et au gouvernement. C'est ma conception de la direction du gouvernement, surtout dans une période difficile. Il y a une chose dont je suis convaincu : l'enjeu de demain, c'est la réconciliation des Français. La tâche devant nous est immense ; nous ne l'accomplirons que si tous les Français s'associent pour cela, par-delà les clivages politiques, souvent artificiels. Et puis, quand il s'agit de la France, les polémiques sont vraiment dérisoires.
Paris Match : Les peuples ont-ils un avenir sans morale ? Quelle définition donnez-vous à ce mot ?
Édouard Balladur : Tout peuple a sa morale. La question est de savoir si elle est bonne. Il y a, par exemple, la morale du plus fort, qui est une antimorale. L'Histoire nous en a fourni quelques exemples récents. Qu'est-ce qu'une bonne morale ? C'est le respect de la liberté des autres, c'est de ne pas croire qu'on a tous les droits sous prétexte qu'on détient la majorité et le pouvoir.
Paris Match : La démocratie apparaît d'une grande fragilité, et donc menacée. N'est-ce pas le propre d'une démocratie d'être remise en cause ? De quoi souffre le plus la démocratie française ? Quels garde-fou faut-il installer ?
Édouard Balladur : Le fondement de la démocratie, c'est la liberté, c'est donc l'esprit critique, l'usage de la critique, l'acceptation de la critique. Cela n'est pas un signe de fragilité. Je suis convaincu que la démocratie dans notre pays n'est pas menacée. Ce dont elle souffre, c'est de l'absence de vérité, c'est de l'absence d'honnêteté intellectuelle. Je ne supporte pas les polémiques que je trouve souvent artificielles, les injures rituelles, cette gesticulation dont trop souvent la politique donne le spectacle. Les garde-fous ? Ce sont toujours les mêmes : le peuple, sa décision ; la loi, son respect.
Paris Match : Vous avez écrit : « L'intérêt de notre pays pousse à l'action. Il faut choisir la réforme ou le déclin. Le reste est sans importance.
Édouard Balladur : Oui, je l'ai écrit en 1992 ; c'est ce que je me suis efforcé de faire depuis 1993. Toutes les réformes qui avaient été promises dans mon discours de politique générale, le 8 avril 1993, sont pour l'essentiel accomplies. Si la France va mieux, si elle est repartie de l'avant, nous y sommes sans doute pour quelque chose. Certes, tout est loin d'être réglé, mais, enfin, tout est sur une meilleure voie. Une réserve cependant : nous ne sommes pas encore sortis du trouble que créent dans l'opinion les affaires où se mêlent l'argent et la politique. Nous avons pris une orientation : laisser la justice dérouler son cours sans intervention politique, faire en sorte que la loi soit appliquée aussi rigoureusement aux puissants qu'aux faibles. Qui peut dire que nous n'avons pas respecté cette ligne de conduite que j'avais fixée ?
Paris Match : Vous affirmez toujours que vous dites la vérité lorsqu'on vous interroge. Alors, pourquoi tardez-vous tant à la dire en ce qui concerne votre candidature à l'élection présidentielle. Cela ne s'appelle-t-il pas un mensonge par omission ?
Édouard Balladur : En 1993, j'ai pris un engagement : me consacrer durant deux années au redressement du pays et faire en sorte de ne pas voir mon action compliquée ou paralysée par le mélange des préoccupations, en tout cas pas avant 1995. Mon Gouvernement a, pour l'essentiel, observé la même ligne jusqu'à l'automne de 1994. Depuis, une certaine agitation a gagné les esprits. Pour moi, je me suis tenu à l'engagement que j'avais pris.
Paris Match : Vous sentez-vous le candidat des « beaux quartiers » ou celui de tous les Français ?
Édouard Balladur : Aucun candidat ne pourrait être celui d'une catégorie sociale contre les autres, sauf à s'appuyer sur des peurs qui entretiennent des fractures dans la société. On voit bien ce à quoi aspirent les Français : l'optimisme, la volonté, la réconciliation de tous au service du pays.
Paris Match : Le légal est-il toujours moral ? Autrement dit, la fin justifie-t-elle parfois les moyens, au nom de la raison d'État ?
Édouard Balladur : Non. On ne doit pas séparer l'action politique des préoccupations morales, même si ce n'est pas toujours facile.
Paris Match : « L'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. Seul est légitime l'ordre de liberté », écrivait Péguy. Êtes-vous d'accord ?
Édouard Balladur : Oui, il n'y a pas de liberté dans le désordre. Le désordre, c'est l'insécurité qui nuit aux plus faibles, qui fait disparaître la liberté justement de ceux qui en ont le plus besoin et qui doivent être protégés. Cependant, la sécurité a un but, par l'oppression mais le respect de la liberté de tous.
Paris Match : « Voilà à quelle aune juger les hommes politiques : quels risques acceptent-ils de courir dans l'immédiat pour mettre en oeuvre les convictions qu'ils entendent défendre ? » écrivez-vous dans le « Dictionnaire de la réforme ». Comment vous jugeriez-vous aujourd'hui ?
Édouard Balladur : J'ai couru ce risque en 1993, on semble l'avoir oublié : le risque d'échouer. J'ai également couru le risque, que je n'ai pas toujours évité, de me tromper, et donc de remettre en cause ce que j'avais décidé. Je sais qu'on me le reproche, je ne trouve pas qu'on ait raison. Lorsqu'une mesure est refusée par le corps social et qu'elle risque d'entraîner la violence, il faut essayer de convaincre. Somme toute, après quelques semaines de discussions et d'explications, le personnel d'Air France a accepté la réforme nécessaire pour assurer l'avenir de cette entreprise ; de la même manière, le refus du CIP par la jeunesse a suscité une vaste consultation qui a permis au Gouvernement de prendre toute une série de mesures souhaitées par elle. Mieux vaut éviter les crises, mais si l'on n'y parvient pas, alors, l'important est de les résoudre en acceptant de se remettre en cause. Faire preuve d'entêtement au mépris de la réalité n'est pas un signe de courage ni de volonté.
Paris Match : Quelles sont les références morales, littéraires ou spirituelles qui fondent actuellement votre action ?
Édouard Balladur : Elles ne sont pas nécessairement très conscientes, même si l'on est influencé par la formation et l'enseignement reçus. Il y a ce que l'on fait naturellement et ce que l'on ne fait pas naturellement. Pourquoi ? Parce qu'on vous l'a appris peut-être, mais surtout parce qu'on le ressent comme tel. Cela étant, quand une décision importante doit être prise, il faut se poser la question en se référant à ses convictions les plus profondes et à ses sentiments les plus forts. La spontanéité n'est pas toujours bonne conseillère, la réflexion l'éclaire heureusement. Quand j'ai une décision importante à prendre, je ne me demande jamais ce qu'aurait fait l'un des hommes de l'Histoire pour lesquels j'ai de l'admiration.
Paris Match : Quelles sont vos lectures préférées, celles auxquelles vous revenez ?
Édouard Balladur : Je m'efforce de ne pas relire, du moins pas trop souvent. Il y a tellement de choses que j'ignore, d'auteurs que je ne connais pas, que je préfère tenter de les découvrir. Cela étant, l'on revient nécessairement, avec une périodicité plus ou moins grande, à certaines lectures. Pour moi, c'est Pascal, Voltaire, Proust et Rimbaud.