Texte intégral
Q - Comment se passe la négociation des 35 heures au sein des entreprises ?
Nicole Notat. - A une période d'interrogation et de doute a succédé une phase où les entreprises se posent des questions concrètes. Elles ont envie de regarder les choses telles qu'elles se présentent et de réfléchir, au-delà de toute idéologie, aux meilleures conditions d'application de cette réforme du temps de travail. Certains - pas toujours par simple naïveté - se sont focalisés sur le 1er janvier 2000 et sur le moment où une décision couperet de travail réduit et standardisé s'abattrait sur les entreprises. Or tel n'est pas l'essentiel de cette loi. Sa principale vertu, au contraire, est de permettre de négocier partout, de la branche à l'entreprise et de l'entreprise à la branche pour, d'une part, que les chômeurs aient accès à l'emploi, d'autre part, que les travailleurs parviennent à mieux équilibrer leurs vies professionnelle et familiale. Pour ce qui est des entreprises, j'observe que leurs craintes à l'égard des syndicats se sont estompées. On l'avait constaté à l'occasion de la loi Robien. Je ne vois pas pourquoi il en irait différemment avec la loi Aubry. Ce n'est que par la négociation que nous pourrons faire un bon usage des 35 heures et de la diminution de la durée du travail en général. Cette négociation doit être complètement ouverte, et l'entreprise devrait y trouver son compte.
Q - Vous avez récemment rencontré le président du patronat, avez-vous senti des inflexions dans son attitude ?
Nicole Notat. - Assurément, puisque le patronat a admis que les 35 heures, qu'elles soient obtenues par la loi ou par la négociation, étaient aujourd'hui une réalité incontournable ! A mon avis, le CNPF est en train d'observer ce qui se passe : si les choses tournent bien, tant mieux. Si elles tournent mal, il saura dire pourquoi et interviendra autant que nécessaire auprès du Gouvernement. Cela étant, une partie du patronat - dont j'ignore si je dois la qualifier de zélée ou au contraire de cynique - pourrait être tentée de n'appliquer de la loi que la durée légale. Et cela par anticipation, ce que personne ne demande, aux seules fins de montrer qu'elle est inepte : il s'agirait alors, en quelque sorte, d'un détournement, voire d'un sabotage.
Q - Quel jugement portez-vous sur Ernest-Antoine Seillière ?
Nicole Notat. - Le nouveau patron du CNPF m'apparaît tout entier absorbé par cette question de la réduction du temps de travail. cette loi des 35 heures a constitué l'enjeu principal de son action et trop requis son attention, à mon sens, pour lui permettre de s'engager ailleurs. Pourtant, les nouveaux sujets de négociation ne manquent pas. La vie continue. Les entreprises sont confrontées à la mondialisation. Les chômeurs de longue durée attendent travail et reconnaissance sociale. Les jeunes rencontrent des problèmes de formation et d'emploi. Beaucoup d'hommes et de femmes souhaiteraient pouvoir harmoniser leur carrière professionnelle et leur vie privée. Sur toutes ces questions, le patronat préfère marquer une pause : il prétend être incapable, tant que le terrain des 35 heures ne sera pas dégagé, de s'investir ou de se mobiliser sur d'autres problèmes. Pour ma part, je trouve cela plus que dommage…
Je voudrais d'ailleurs mettre le doigt sur un paradoxe : le patronat n'a jamais cessé de fustiger un Etat trop interventionniste qui dit-il, légifère en lieu et place des entreprises. Or, l'entreprise ne se limite pas au chef d'entreprise, elle compte aussi les salariés et donc, pour y faire changer ce qui doit changer, la négociation entre elle chef d'entreprise et les représentants des salariés des différentes branches doit prendre toute sa place et permettre au législateur de vérifier que les parties en présence assument bien leurs responsabilités. Si tel n'est pas le cas, la nature ayant horreur du vide, le législateur comblera le manque et sera alors fondé à légiférer !
Q - Les 35 heures impliquent-elles, selon vous, une révision des conventions collectives ?
Nicole Notat. - Vous savez, chaque fois que l'on signe un accord collectif nouveau, on apporte un avenant à la convention collective qui vient l'enrichir et l'adapter en fonction des nécessités du moment. Par conséquent, dès lors qu'il s'agit d'adapter et d'améliorer les conventions collectives, cette révision devrait, à mon sens, relever de la quasi routine.
Cependant, si pour certains patrons, elle devenait un moyen d'assouvir une revanche contre le Gouvernement en lui renvoyant « un mauvais ascenseur », ou de punir leurs salariés en dénonçant la convention collective au motif qu'elle serait incompatible avec la réduction de la durée du temps de travail cela ne servirait qu'à jeter de l'huile sur le feu. Ces éventuels pyromanes feraient bien, selon moi, de réfléchir avant de se lancer dans de telles actions.
Q - Les 35 heures riment-elles avec un gel des salaires que de nombreux salariés refusent ?
Nicole Notat. - Absolument pas ! L'expérience qui est la nôtre prouve que, partout où la négociation sur la réduction du temps de travail s'est engagée sans duperie, dans la transparence, partout où les salariés ont vu que les évolutions de l'entreprise étaient acceptables parce que justifiées par des réalités qu'ils connaissent aussi bien que le chef d'entreprise pour leur propre secteur d'activité, partout où ils étaient sûrs que des jeunes ou des chômeurs allaient, grâce à cette négociation et à la réduction du temps de travail, pouvoir accéder à un emploi, ils étaient prêts, non pas à baisser leur salaire, mais à réfléchir différemment sur la corrélation entre la progression de leur salaire et la situation de l'emploi… Pour ce que nous concerne, nous vérifions que la modération salariale est quelque chose que les salariés admettent tout à fait. Evidemment, tout dépend de leur niveau de revenus…
Q - Qu'avez-vous pensé en entendant Lionel Jospin reconnaître s'être trompé sur la nature des emplois créés aux Etats Unis ?
Nicole Notat. - Le Premier ministre est un homme avisé et je doute qu'il n'ait pas eu connaissance de cette réalité avant d'arriver aux Etats Unis…
Q - Pensez-vous qu'il soit possible de s'inspirer du modèle américain ?
Nicole Notat. - Il est évident qu'il faut regarder ce qui se fait, aux Etats Unis, l'esprit créatif, l'esprit d'entreprise - autant de formules que nous entendons souvent dans la bouche de nos représentants patronaux quand ils se plaignent de ne pas les voir se développer davantage en France… La question est de mieux comprendre pourquoi le développement d'activités nouvelles est là-bas beaucoup plus fort qu'ici. Personnellement, il me semble que nous pourrions faire nôtre une valeur que je ressens davantage comme étant d'ordre culturel que réglementaire, fiscal ou social : aux Etats Unis, l'initiative individuelle, l'envie de se lancer dans la création d'entreprise, de vivre d'une activité que l'on créée soi-même est beaucoup plus répandue qu'elle ne l'est en France.
Q - Et vous ne l'expliquez pas par la faiblesse des charges patronales ou la plus grande flexibilité de l'emploi ?
Nicole Notat. - Non, je ne tomberai pas dans ce grand travers national qui consiste, dès que les Américains font quelque chose de bien, à s'empresser de le justifier par une série de dispositions apparemment négatives ou à ne voir que ce qui est négatif ou à ne pas voir ce qui pourrait être intéressant.
Si on fait preuve de beaucoup de rigueur dans la manière dont on observe les autres réalités économiques et sociales, que ce soit aux Etat Unis ou dans les pays du nord de l'Europe, on s'aperçoit qu'il peut y avoir de la création d'activités nouvelles avec des systèmes sociaux qui n'ont pas forcément les mêmes caractéristiques. Tout est relatif : si on prend l'exemple du système social américain, on constate que les dépenses de santé aux Etats Unis sont, en moyenne, supérieures à celles de la France, ce qui ne signifie pas que tous les Américains sont bien soignés et ont un égal accès aux soins.
Il faut faire preuve de beaucoup de prudence avant de formuler des conclusions et faire objectivement la part entre ce qui fonctionne et ce qui cloche…
Q - Le Premier ministre a fait part de ses préoccupations concernant les retombées de la crise asiatique. La syndicaliste que vous êtes partage-t-elle ces craintes ?
Nicole Notat. - Je suis bien évidemment attentive à la question, car la croissance est un moteur important de l'économie, mais je dois dire que, en la matière, les syndicalistes ne sont pas forcément les mieux placés pour apprécier les débats ou les conclusions controversées, voire contradictoires, et pour juger de l'impact ou des répercussions éventuels de cette crise.
Q - A propos d'Air France, vous avez évoqué la réglementation du droit de grève…
Nicole Notat. - Dans cette affaire, le plus douloureux a été de réaliser que le Mondial avait pu démarrer, que les passagers étrangers avaient pu venir en France en se passant des services de notre compagnie nationale ! Quand la France reçoit le monde entier, la compagnie nationale devrait se trouver aux premières loges pour collaborer à la réussite de l'évènement et prouver qu'elle est indispensable ! Nous défendons le droit de grève. C'est une liberté fondamentale. Mais nous pensons que les recours à la grève ne peuvent être dissociés des répercussions sur les autres salariés, sur les consommateurs, ou sur les clients. Le droit et l'usage de la grève n'en sont pas alors altérés, mais plutôt renforcés.
Je note d'ailleurs qu'une telle position devient de moins en moins iconoclaste puisque, aujourd'hui, à la RATP, sans tambours ni trompettes, la direction de l'entreprise et les syndicats sont convenus d'un certain nombre de mécanismes qui permettent à la grève de toujours exister mais qui en font le dernier recours après un certain nombre de procédures auxquelles les parties s'engagent et auxquelles elles
se tiennent.
En Italie, durant le conflit très franco-français d'Air France, la discussion s'engage entre le Gouvernement italien et la compagnie Alitalia pour arrêter, sur l'année 1999, donc par anticipation, les jours sur lesquels chacun s'engageait, en tout état de cause, à ce que le trafic soit assuré… C'est, me semble-t-il, une bonne manière de garantir le droit de grève et de donner de la consistance à la notion de service public !
Q - Vous avez soutenu la réforme de l'assurance maladie entreprise par Alain Juppé. Pourquoi ?
Nicole Notat. - Parce qu'elle traçait des perspectives de maîtres des dépenses en lien avec un financement plus juste et de pratiques médicales et de gestion renouvelées. La santé est un bien précieux, elle coûte cher, elle est financée par tous, les responsabilités sont donc grandes pour ceux qui décident des dépenses. Or, il y a longtemps que les Français savent qu'il est possible, avec les mêmes sommes, de dépenser mieux, voire moins, pour une égale qualité de soins. D'autre part, pour financer de nouvelles découvertes médicales - le facteur progrès est une donnée fondamentale -, il faudra trouver l'argent. Il convient d'ores et déjà, de maîtriser les dépenses.
Q - Pourquoi, selon vous les comptes dérapent ils aujourd'hui ?
Nicole Notat. - En 1997, la maîtrise a marché parce que les médecins subissaient une réelle pression. Ils savaient que le non-respect de l'enveloppe des dépenses serait assorti d'une sanction économique. Ils ont donc fait preuve d'une plus grande vigilance. Et, que je sache, personne ne s'est plaint d'être ni plus mal ni moins bien soigné ! Cependant tous n'ont pas intégré l'idée qu'ils étaient individuellement et collectivement responsables du coût économique de notre santé. En 1998, certains se sont sans doute bercés de l'espoir que l'on allait revenir sur ce principe.
Q - Cette réforme, qui a été le grand combat d'Alain Juppé, ne semble pas être une priorité de Lionel Jospin…
Nicole Notat. - Si c'était vrai, ce serait désastreux ! L'assurance maladie est un bien précieux et commun. Elle a besoin de continuité dans l'effort d'adaptation pour retrouver ses fondements : la solidarité…
Q - Que pensez-vous des dernières décisions du Gouvernement sur la politique familiale ?
Nicole Notat. - Je trouve que le Gouvernement a fait un bon rétablissement. A partir du moment où son intention n'était pas seulement de prendre une mesure d'économie, mais aussi d'introduire une dimension de justice dans la politique familiale, on savait très bien qu'il devait s'attaquer au domaine où l'injustice pèse le plus - je veux parler de système fiscal qui permet à des couples ayant de nombreux enfants de bénéficier de déductions importantes en raison du quotient familial -, et non pas aux allocations familiales qui sont sous-tendues par le principe d'universalité auquel les Français demeurent, à juste titre, extrêmement attachés !
Q - Et vous estimez, comme François Hollande, que c'est une politique familiale de gauche ?
Nicole Notat. - Une même mesure est de gauche quand elle est prise par un Gouvernement de gauche et de droite quand elle est prise par un Gouvernement de droite… L'euro relève-t-il d'une politique de droite ou de gauche ? Ce que je sais, c'est qu'il est important qu'il se fasse et que l'Europe avance !
Q - Que manque-t-il à la France pour se doter d'un syndicalisme moderne ?
Nicole Notat. - Aujourd'hui, cette espèce de glaciation qui existe entre les grandes centrales syndicales, cette incapacité à communiquer entre elles ne peut pas durer, mais il faut être plusieurs pour pouvoir dialoguer !
Pour ma part, je rencontre périodiquement Louis Viannet. Les délégations de la CFDT ont des échanges avec celles de la CGT - cela a été le cas lors de la négociation Unedic, avant la conférence du 10 octobre, et dernièrement sur la réduction de la durée du travail -, moins régulièrement, ce que je trouve dommage, avec celles de la CGC et de la CFDC. Quant à Force ouvrière, il est beaucoup plus difficile d'avoir des contacts avec elle dans la mesure où elle ne le souhaite pas…
Q - Quelle a été pour vous la meilleure nouvelle de l'année ?
Nicole Notat. - La croissance confirmé de la courbe des adhérents à notre syndicat, non seulement parce que c'est bon pour le mouvement dont je suis la secrétaire générale, mais aussi parce que cela prouve que les salariés français n'ont pas une aussi grande réticence que l'on croit à se syndiquer.
Q - Cette progression tient-elle à votre personnalité ?
Nicole Notat. - J'ai pris mes fonctions en 1992, et la progression était déjà amorcée à mon arrivée. Qu'elle se poursuive ne peut que me faire plaisir et m'encourager, mais à condition de rester lucide : les résultats obtenus sur le terrain, la présence du syndicat aux côtés des salariés ont aujourd'hui plus d'incidence sur les adhésions que l'image d'une secrétaire générale !