Déclaration de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale, sur les dangers du projet d'accord multilatéral sur l'investissement (AMI), notamment en matière de politique culturelle, Paris le 22 avril 1998.

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Intervenant(s) : 
  • Jack Lang - membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée

Circonstance : Colloque sur l'accord multilatéral sur l'investissement (AMI), organisé à l'Assemblée nationale le 22 avril 1998

Texte intégral

Je vous prie de m’excuser d’arriver à l’instant. Un autre débat qui n’est pas sans lien avec le vôtre, puisqu’il portait sur l’euro, m’a retenue à l’Assemblée. Yves Cochet m’a demandé de venir parmi vous quelques instants pour évoquer ce sujet du projet de l’AMI. Je me réjouis qu’on s’y intéresse vraiment. Je ne peux pas ne pas établir dans ma mémoire une corrélation avec une matinée froide de l’automne dernier. J’étais invité par un organisme que je connais bien, qui fait un bon travail de vigilance et de proposition : l’Observatoire de la mondialisation, qui a fait un bon travail déjà au moment des négociations du GATT, et ce sont eux qui m’avaient alerté sur ce projet d’AMI. Mais à ce moment-là, en octobre, peu de parlementaires, de journalistes et de responsables étaient informés. J’ai eu la chance de pouvoir m’exprimer sur ce sujet en novembre à l’Assemblée nationale, lors d’un précédent débat sur l’Europe. Je ne vais pas dire ce que vous savez mieux que moi, pour y avoir travaillé toute la journée, je n’ai pas besoin de démonter devant vous ce qu’est cette machinerie, dans tous les sens du mot, machinerie en tant qu’agencement d’institutions destinées à délocaliser, à arracher à la souveraineté des États, des démocraties, aussi bien les activités culturelles, la protection de l’environnement, la protection sociale, que machinerie au sens de stratégie imaginée par des groupes multinationaux pour prendre le pouvoir financier, économique, contre les peuples, contre les institutions, et contre la démocratie.

Puis qu’une conclusion que je ne peux pas faire est en même temps une ouverture vers d’autres réflexions, il ne suffit pas de dénoncer l’AMI, qui, en tant que tel, est provisoirement mis hors d’état de nuire. Il faut aussi se dire que l’AMI n’est que l’une des formes, l’un des habillages, l’un des masques que revêt une idéologie persistance. Cette idéologie, nous l’avons vue à l’œuvre au moment des négociations du GATT, même si les États européens (notamment la France) se sont bien battus à ce moment-là, les accords du GATT, tels que conclus alors, malgré les améliorations apportées, malgré ce qu’on a appelé l’exception culturelle, ont consacré l’hégémonie américaine et un certain mode de développement. Personnellement, j’ai voté contre les accords du GATT au Parlement européen, en particulier pour la raison que je me méfie beaucoup : la preuve en a été donnée par toute une série de décisions de l’organisme mis en place, l’OMC qui, par sa jurisprudence, par ses décisions, se montre toujours très favorable aux groupes multinationaux, on l’a vu sur le plan agricole, par exemple, pour l’importation de produits sur le territoire européen. Mais au-delà du GATT, au-delà de l’AMI, c’est un système de pensée qu’il faut en permanence mettre en cause. Mais par ailleurs, comme je le disais à l’instant, se contenter de protester, c’est bien, mais il faut aussi imaginer des ripostes concrètes. Ça veut dire que positivement, dans nos pays, comme on le fait sous la forme militante, comme devraient le faire plus souvent les États, on oppose des contre-propositions.

Je ne voudrais prendre qu’un exemple à propos de l’Europe. On dit : l’exception culturelle. Je crois avoir plus ou moins inventé l’expression. Il ne suffit pas de répéter ces mots à longueur de discours, il faut aussi concrètement faire en sorte que, sur ce continent, les créateurs, les éducateurs, les chercheurs, les artistes puissent être pleinement soutenus dans leurs activités de création, de recherche, d’éducation. Je ne peux pas constater (et je le déplore) que l’Europe de la culture est dans les choux ; l’Europe de l’éducation avance à pas d’escargot ; L’Europe de la recherche est en recul : le Conseil des ministres de L’Union européenne a décidé de baisser les crédits de la recherche au niveau européen, alors que c’est un atout essentiel pour la vitalité et pour l’autonomie même de nos pays. Sur ce plan là, nos gouvernants du Nord et du Sud de l’Est et de l’Ouest manquent singulièrement d’ambition, de perspectives, de volonté et d’enthousiasme. Depuis cinq ans, j’ai entendu beaucoup de bonnes paroles.

Prenons l’exemple du seul cinéma. Ce qui est navrant, c’est que d’un côté, dans certains pays, on assiste à une certaine renaissance de l’industrie nationale du cinéma : en France, en Grande-Bretagne, en Italie et en Allemagne timidement. Qu’attend-on pour mobiliser les talents et les énergies ? Nous étions quelques-uns à proposer que l’on nomme un monsieur ou une madame cinéma par pays, avec un petit budget, pour aider à la restructuration de l’industrie du cinéma de chaque pays.

Sur la directive « télévision sans frontière », non sans peine élaborée en 1989, alors que nous nous battions au Parlement européen pour améliorer ce texte, pour faire adopter des règles qui encouragent davantage la création nationale, nous avons été abandonnés en rase campagne par la plupart des gouvernements. En particulier sur le câble, où l’on permet à des sociétés de s’installer dans un pays X, où les droits d’auteurs sont mal protégés, pour émettre, diffuser leurs images sans que les créateurs, les producteurs, les auteurs en bénéficient. C’est là que l’idéologie dont nous parlions à l’instant a libre cours pour raboter, uniformiser les diversités et les cultures.

Soyons vigilants, critiques, en alerte, en permanence. Je dirais parfois y compris à l’égard de ceux qui font des beaux discours. Je pense en particulier à ce à quoi nous avons assisté au sommet de Birmingham sur l’audiovisuel. Voilà un grand pays, président pour 6 mois de l’Union européenne, qui prétend réunir l’ensemble des forces audiovisuelles ou cinématographiques européennes. On demande à connaître qui est invité : le ministre italien ? Non. Des producteurs de cinéma ? Fort peu. Quelques Français qui ont forcé la porte, parce qu’ils s’étaient aperçus qu’il y avait 95 % d’anglo-saxons. En dehors du ministre britannique, du ministre français et de la ministre canadienne, pas un seul responsable d’aucun gouvernement européen. Et vedette parmi les vedettes, M. Murdoch, qui, de sa haute stature, domine la presse anglo-saxonne et l’audiovisuel. C’est autour de lui que l’essentiel des débats a tourné. On apprend dans une gazette ce matin que le gouvernement britannique a conclu un accord avec M. Murdoch, pour lui permettre d’exercer son influence en Italie, au Portugal et ailleurs. L’esprit de l’AMI est partout, sans faire de parano. Il a pénétré un grand nombre de gouvernements, de parlements, de responsables. Sans compter la Commission de Bruxelles, qui prétend en permanence défendre l’identité européenne, la singularité européenne, et qui, sur beaucoup de sujets, se fait le porte-parole de cette idéologie. Je prends quelques exemples : le développement du numérique ne vous est pas inconnu. Le livre vert mis au point par M. Bangemann développe non seulement la théorie de la convergence technologique : une donnée technique justifierait la convergence des contenus. Un fax vaudrait un film. Du coup, inutile de prévoir un régime spécial pour le cinéma, pour protéger la création audiovisuelle ou toute création de l’esprit. Par conséquent, on peut envoyer à la poubelle les droits d’auteur. C’est même un obstacle à cette convergence technologique. Voilà une idéologie AMI présente au sein de la Commission.

Un autre exemple, peut-être trop technique : certains d’entre vous ont sans doute suivi les débats sur le prix unique du livre. Instauré dans plusieurs pays d’Europe pour protéger, encourager la diversité éditoriale par la préservation des librairies, grâce auxquelles une mutualisation est établie entre les livres qui marchent et les livres à rotation plus lente, à succès moins assuré. Un système ingénieux, qui fonctionne aussi au sein du fonds de soutien au cinéma. Voici deux mois, sans qu’aucun média n’en parle, la Commission a engagé une procédure contre deux pays, l’Allemagne et l’Autriche, qui viennent de conclure un accord pour la diffusion des livres à l’intérieur de ces deux pays. Rien de plus légitime, le plurilinguisme est aussi une marque de l’originalité de chacun de nos pays. Que l’Allemagne et l’Autriche, au sein d’une même zone linguistique, concluent un accord est non seulement légitime, mais heureux. Or voici que le commissaire à la libre concurrence, M. Van Miert engage une procédure contre ces deux pays, et met en cause, ce faisant, mais sans oser le dire carrément, le prix unique du livre. Je lui ai téléphoné, pour lui demander pourquoi ce harcèlement. Il m’a dit : « tu sais, ton histoire de prix unique, ce n’est pas très convaincant. Il faudrait instaurer deux systèmes : un système pour les livres qui marchent, un système pour les livres qui ne marchent pas ». Si ses collègues pensent cela, nous pouvons considérer que la Commission est l’ennemi n°1 de la culture en Europe. Ce qu’on essaye de faire ici ou là, c’est d’assurer le financement , par les livres à grand succès, des livres d’art ou de poésie, ou qui ont besoin de 15 ou 20 ans pour atteindre un public (Beckett, Duras…). Le système ultralibéral de M. Van Miert aboutirait à ce paradoxe qu’il faudrait que les États dépensent des sommes considérables pour financer des livres d’arts ou de poésie par de l’argent public. Quel tribunal décidera quels sont les livres qui marchent et les livres qui ne marchent pas ? J’ai abusé de votre temps. Comme dirait l’autre : ce n’est qu’un début…