Déclaration de M. Alain Lamassoure, ministre chargé des affaires européennes, sur les problèmes de sécurité du continent européen et l'élaboration d'une politique étrangère et de sécurité commune, Paris le 10 janvier 1995.

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Circonstance : Intervention devant l'IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale) le 10 janvier 1995

Texte intégral

« Quand vous perdez votre ennemi, vous perdez votre politique étrangère ». Cette phrase que Shimon Peres aime à répéter depuis l'accord d'Oslo s'applique aussi à l'Europe et aux États-Unis. 1 000 jours après l'effondrement de l'URSS, l'Occident ne s'est toujours pas donné un modèle, intellectuel et politique, de l'avenir de la sécurité européenne.

De Washington à Varsovie, de Sofia à Lisbonne, en passant par Bonn, Londres et Paris, selon les interlocuteurs ou les moments, on voit bien que les uns et les autres ne parlent pas de la même Europe. Trois modèles différents sont dans la tête des uns et des autres.

Pour certains, l'après-guerre froide n'est que la continuation de la guerre froide avec d'autres acteurs. La disparition du communisme n'aurait rien changé aux tentations hégémoniques de la politique russe, et la CEI ne serait qu'un nouvel avatar du Pacte de Varsovie. Et les problèmes de sécurité du continent européen – donc, en fait, les relations intra-européennes elles-mêmes – resteraient soumis, sinon au condominium américano-russe, du moins à la logique première de la tension Est-Ouest. Nous serions toujours en 1950.

Ailleurs, la fin de la guerre froide est vécue comme un retour à l'ordre – ou plutôt au désordre – des choses antérieur ; non plus l'affrontement des blocs, mais la concurrence des zones d'influence. On voit ainsi qu'il suffirait de bien peu, dans les Balkans, pour que se reconstituent des réseaux d'alliances de circonstance, au nom de solidarités historiques soudain évoquées pour les besoins de la cause : et nous voilà revenus en 1900.

Quels que soient les reproches que l'on peut faire aux premières manifestations timides de la politique étrangère de l'Union européenne, à tout le moins ses membres ont-ils eu le mérite de ne pas écouter les sirènes du malheur, et de refuser catégoriquement de retomber à l'Europe de 1950 comme à celle de 1900. Mais nous devons faire plus : préciser notre propre modèle de l'Europe de l'an 2000 afin de le proposer à nos voisins continentaux et de le présenter aux autres puissances concernées ; le modèle de l'Europe européenne.

Après un temps d'incertitude compréhensible qui a suivi l'effondrement du communisme, l'on connaît maintenant les données de la sécurité de l'Europe de l'après-guerre froide pour les dix ou vingt ans qui viennent. Cette sécurité peut être mise en cause par trois types de menaces :

  • les problèmes de voisinage dont certains PECO ont hérité du passé ;
  • les risques de déstabilisation interne en Russie ;
  • la montée des fanatismes au sud de la Méditerranée.

Si l'on se réfère maintenant au traitement de ces risques, par rapport à la guerre froide, trois changements majeurs sont intervenus :

1. Aucun de ces risques ne représente une menace directe contre les États-Unis. La menace soviétique englobait l'Europe et les États-Unis. Sur le plan politique, l'URSS prétendait détruire le modèle libéral et capitaliste, incarné par les États-Unis, et sur le plan militaire, les cibles des missiles de l'Armée rouge étaient partagées entre les deux rives de l'Atlantique. Pour reprendre le vocabulaire en usage pendant la guerre froide, il y a désormais un découplage des menaces entre les États-Unis et l'Europe.

Cela ne signifie évidemment pas que les Américains se désintéressent aujourd'hui de la sécurité de l'Europe. Mais cela veut dire que c'est désormais d'abord aux Européens de prendre en mains la sécurité de l'Europe.

2. Pour les Européens, cela exige un effort radicalement nouveau de coordination de leurs politiques étrangères, dans un but d'efficacité évident, pour éviter que l'on tire à hue et à dia, mais aussi pour éviter de faire apparaître des tensions graves entre les Européens eux-mêmes. Car nul ne peut dire, même en Europe de l'Ouest, que nous sommes vaccinés à jamais contre toutes les formes du virus nationaliste.

Or, en dépit des innovations du Traité de Maastricht en matière de PESC et des intentions régulièrement affichées par les uns et les autres, les Européens ne se sont pas encore donnés les moyens d'une politique étrangère.

3. Le fait dominant des deux décennies à venir de ce côté-ci de la planète sera l'élargissement progressif de l'Union européenne jusqu'aux frontières géographiques et politiques du continent.

Cet élargissement, qui pourra donc aller jusqu'aux frontières de l'Ukraine et de la Russie, sera un élément majeur de la sécurité du continent. Car, dès maintenant – et ce sera vrai plus encore en 1996 –, l'Union européenne n'est plus seulement une communauté économique ; elle a vocation à garantir la sécurité commune des États qui la composent.

En même temps, communauté de démocraties décidées à assurer la paix perpétuelle entre elles, l'Union européenne n'est dirigée contre aucune puissance extérieure. Au contraire, elle entend nouer des relations économiques et politiques privilégiées avec ses voisins immédiats, à l'Est comme au Sud.

Le modèle de sécurité dont l'Europe a besoin doit s'appuyer sur trois étages :

A. – Le premier étage : une assurance principale européenne

L'exemple de la crise bosniaque permet de mesurer à la fois le progrès apporté, en matière de PESC, par le Traité de Maastricht et ses limites.

Le progrès : désormais, les Européens se sentent responsables. Ils sont parvenus à surmonter leurs divergences initiales. Ils sont les auteurs du projet de plan de paix qui est la base de toutes les négociations en cours.

Ne sous-estimons pas ce progrès. En 1991, la France et l'Allemagne avaient étalé des divergences telles que, à l'époque, c'est faute de trouver elle-même une solution politique que la CEE a transmis la « patate chaude » à l'ONU.

En même temps ce progrès a des limites, qui tiennent à l'absence des moyens diplomatiques et militaires permettant d'imposer l'application de ce plan de paix.

L'Union européenne rencontre ici trois types de besoins :

1. Un organe diplomatique permanent. Secrétaire général de la PESC, Délégué de la PESC – peu importe la dénomination. Le Conseil de l'Union européenne doit avoir à sa disposition un organe responsable devant lui, chargé, pour la politique étrangère, du rôle que remplit la Commission européenne pour les politiques intérieures de l'Union : évaluation d'une situation et de l'intérêt commun, proposition de décision, coordination de l'application de la décision, représentation de l'Union dans les négociations internationales qui ne sont pas du niveau de la Présidence.

2. Une subordination claire des moyens budgétaires gérés par la Commission en matière de relations extérieures aux objectifs de politique étrangère définis par le Conseil des ministres. Nous sommes actuellement dans une situation anormale, qui ne peut être que transitoire. Le Conseil est censé définir et conduire une politique étrangère commune, mais presque sans personnel propre et sans budget, tandis que la Commission a la disposition de plus de 4 milliards d'écu et des centaines de fonctionnaires pour aider les pays tiers. Or, il peut arriver que des décisions de gestion prises par des Commissaires ou des déclarations faites par eux dans le cadre de leur responsabilité propre préjugent, ignorent ou contredisent les orientations arrêtées par le Conseil au titre de la PESC.

3. La constitution d'une identité européenne de défense, à partir de l'UEO, sous l'autorité de l'Union européenne.

Là encore, il y a des progrès réels, dans les esprits comme dans les faits.

D'un côté, il est injuste de continuer à décrire l'UEO comme une coquille vide ou une « Belle au bois dormant ». Depuis 1992, l'UEO s'est vue reconnaître une vocation propre – l'intervention humanitaire ou pour le maintien de la paix (déclaration de Persberg) –, un embryon d'état-major (cellule de planification), un rôle concret en ex-Yougoslavie, surveillance maritime en Adriatique et fluviale sur le Danube, police à Mostar.

D'un autre côté, il faut mesurer ce qu'aurait apporté à l'Europe – je veux dire : à son influence politique – la possibilité de faire manœuvrer ensemble les 15 000 soldats européens qui se trouvent aujourd'hui en Yougoslavie.

Pourtant, indépendamment de la Bosnie, la période récente a été marquée par la multiplication d'initiatives pour mieux coordonner les moyens militaires des uns et des autres, sous l'égide de l'UEO : après l'Eurocorps, qui sera opérationnel à l'automne, nous travaillons à la conception de l'Euroforce et de la Force aéromaritime méditerranéenne, avec l'Italie et l'Espagne, et, avec les Anglais, au Groupement aérien européen.

Simultanément, se met en place entre la France et l'Allemagne la préfiguration de l'Agence européenne de l'armement dont le principe a été prévu à Maastricht.

Enfin, nous avons invité dans les instances de l'UEO tous les PECO en leur proposant un statut spécial d'associés-partenaires. C'est dans ce cadre que le Premier ministre a proposé que l'UEO élabore le premier Livre Blanc sur la sécurité de l'Europe. Ainsi, l'UEO est devenue la seule organisation où les Européens discutent entre eux seuls de la sécurité de leur continent.

Beaucoup a été semé. Il faut que la CIG de 1996 soit l'occasion de récolter. Pour la France, le traité qui sortira de la Conférence de 1996 doit être le grand traité de la politique étrangère et de défense de l'Europe, comme le traité de Maastricht a été celui de l'Union monétaire.

B. – Le deuxième étage : une réassurance américaine

Celle-ci reste nécessaire et possible contre une éventuelle menace qui, par son ampleur, mettrait en cause les intérêts vitaux du monde libre. Cela demeurera le rôle de l'Alliance atlantique.

Le dernier sommet de l'OTAN à Bruxelles, il y a un an, a marqué un tournant. L'administration américaine a clairement admis, non seulement la nécessité de la constitution d'une identité européenne de défense, distincte de l'OTAN, mais aussi la possibilité pour des unités militaires d'être placées indifféremment sous l'autorité de l'OTAN ou de l'UEO (GFIM).

Là encore, 1996 devra être l'occasion de se poser mutuellement la question de confiance.

Nos partenaires allemands – et les autres – sont-ils prêts à s'engager militairement dans l'OTAN et en-dehors de l'OTAN ?

Nous-mêmes, Français, à partir du moment où l'Alliance serait réformée en une Alliance euro-atlantique entre partenaires égaux, serions-nous prêts à y exercer toutes nos responsabilités ?

Enfin, dans le nouveau contexte stratégique, il n'y aura pas de politique de défense commune si les forces de dissuasion de la France et de la Grande-Bretagne ne contribuent pas à celle-ci – même si elles demeurent sous contrôle national.

C. – Le troisième étage : une organisation de sécurité entre l'Europe et ses grands partenaires, notamment américain et russe.

Il s'agit ici essentiellement de l'action préventive. Même en l'absence d'intentions hostiles entre États, les conflits peuvent naître de la déstabilisation interne de l'un des partenaires, ou de malentendus survenus dans une atmosphère de méfiance.

De quoi avons-nous besoin pour prévenir les crises ?

1. D'un cadre et d'un calendrier pour traiter à froid les problèmes de minorités transfrontalières susceptibles de compromettre le bon voisinage entre États.

La Conférence de stabilité en Europe concerne, dans un premier temps, la zone baltique et l'Europe centrale. Si elle réussit comme nous l'espérons, il faudra voir si cette méthode pragmatique ne peut pas être proposée pour les Balkans, une fois signée la paix en Bosnie, voire pour le Caucase.

2. De toutes les garanties politico-militaires propres à rassurer chacun sur le caractère non-agressif de la politique de défense de ses voisins, y compris sur le caractère non-agressif de l'Alliance atlantique. Cela recouvre : les accords de désarmement conventionnels. Les Européens gagneraient sans doute à reconnaître que le traité CEE, conçu pendant la guerre froide, doit être adapté à la nouvelle donne politique et stratégique ; les divers mécanismes de l'OSCE code de conduite, mesures de confiance, Haut-Commissaire aux minorités.

3. D'un modèle de référence de la démocratie et des Droits de l'Homme, accepté par l'Europe et ses grands partenaires. C'est le rôle du Conseil de l'Europe, dont les principes doivent guider la politique intérieure des États.

4. D'un réseau d'accords économiques et culturels créant une véritable solidarité entre l'Europe et ses voisins. C'est ce qui est entrepris avec les accords d'association ou partenariat, déjà signés ou envisagés avec la Russie, l'Ukraine et les pays méditerranéens.