Texte intégral
Les Échos : 23 septembre 1994
Les Échos : Après la mission confiée par le Premier ministre à Gérard Théry sur les autoroutes de l'information, vous lancez à votre tour une « mission sur les nouvelles techniques de l'information » réunissant représentants des ministères et industriels du secteur. Quel en sont les objectifs ?
J. Toubon : Les contenus seront majeurs dans l'essor des nouvelles techniques de l'information. Ils ont un rôle moteur. Tout me porte à considérer que les produits et services qui seront diffusés sur ces réseaux vont être déterminants dans la réussite ou l'échec de notre politique culturelle dans les dix prochaines années. On ne peut pas traiter le problème des infrastructures des réseaux indépendamment de ce que vont acheter les consommateurs. Tous les travaux doivent être orientés en fonction des produits ou services que nous souhaitons mettre en œuvre. L'objectif de la mission, qui me remettra ses conclusions avant la fin de l'année, est de mener une réflexion commune entre tous les acteurs intéressés, publics ou privés, pour mettre en place une stratégie des contenus (produits ou services) en matière de nouvelles techniques de l'information. Ce sera une véritable étude de marché.
Les Échos : Pourquoi avez-vous tenu à associer des industriels tels que Sony ou Matra-Hachette à ces travaux ?
J. Toubon : La mission rassemble une vingtaine de représentants d'entreprises publiques et privées. Nous sommes suffisamment en amont de ce marché pour mener une réflexion collective entre les acteurs aux intérêts différents. La convergence d'intérêts est suffisamment large pour mettre en place une stratégie nationale et même européenne dans ce domaine, face aux japonais et aux Américains. Notre réflexion sera d'ailleurs élargie au cadre de l'Union européenne, sous la présidence française, au début de l'année prochaine.
Les Échos : Est-il réaliste d'envisager la mise en place d'une politique commune à l'échelle de l'Union européenne en matière de contenus ?
J. Toubon : Cette question est déjà inscrite sur l'agenda de la présidence française. Outre l'amélioration de la directive « Télévisions sans frontières » de 1989, la nouvelle politique audiovisuelle de la Communauté prévoit la création et le développement de mécanismes de soutien à la production et à la distribution de produits multimédias. Ce ne sera pas simple : pour des raisons politiques, la plupart des pays de l'Union européenne, en dehors de la France, ont encore une position d'attente. La Grande-Bretagne a même proposé de supprimer purement et simplement la directive « Télévision sans frontières ». Mais la France jouera un rôle moteur et compte élaborer un véritable corps de propositions sur la base des propositions du Livre vert et des travaux des Assises européennes de l'audiovisuel.
Les Échos : Est-ce le rôle de l'État de s'ingérer dans la définition du contenu des nouveaux services multimédias ? Le rapport Sirinelli, qui vous a été remis en juillet dernier, ne concluait-il pas déjà qu'il n'est pas nécessaire de toucher au cadre juridique actuel des droits d'auteurs ?
J. Toubon : Il ne s'agit pas de recommencer le rapport Sirinelli. Mais les membres du groupe de pilotage devront vérifier si la prudence préconisée par le rapport Sirinelli est effectivement de mise si l'on veut protéger notre gisement d'œuvres (livres, musées…) dans le cadre de leur exploitation multimédia. L'enjeu est de définir un équilibre entre la protection, notamment face à certains groupes étrangers qui pourraient être tentés de s'accaparer la propriété de nos « données culturelles », et la rentabilité de l'édition multimédia. Les pouvoirs publics ont aussi vocation à soutenir la production de programmes multimédias. Par exemple, j'ai soumis au ministère de l'Économie une proposition visant à élargir le champ des soficas au domaine du multimédia.
Les Échos : Quels types de programmes ou de services souhaitez-vous encourager à travers ces mécanismes ?
J. Toubon : La politique culturelle perdra son sens si elle n'est pas au cœur de l'innovation. Si nous voulons avoir une ambition culturelle, nous devons mettre en place des modes de soutien sélectifs. Il ne s'agit pas de produire n'importe quoi. L'enjeu, c'est en quelque sorte de récupérer la génération Nintendo. Il y a un problème de l'écrit chez les jeunes : toutes les statistiques le démontrent. Aujourd'hui, les enfants se précipitent sur leurs télévisions ou consoles de jeux vidéo qui ont largement supplanté le livre. Nous devons essayer de rendre l'écrit de nouveau familier à travers les procédés des jeux vidéo. Par ailleurs, toute la question est de savoir si l'utilisation des nouvelles technologies de l'information sera un facteur d'isolement ou de convivialité. Il faut faire en sorte que ces nouvelles technologies soient un instrument d'accès du public aux œuvres et aux institutions culturelles. L'utilisation d'un CD-ROM sur le Louvre doit encourager le consommateur à visiter le musée. La chaîne du savoir, dans sa conception décentralisée, pourra aussi nous permettre de mettre en relation les institutions avec les enfants dans les écoles.
Les Échos : Ne pensez-vous pas que les groupes de communication français accusant déjà un certain retard face à l'activisme de groupes américains tels que Microsoft dans le domaine de la numérisation des collections ?
J. Toubon : Je ne pense pas qu'il y ait un retard des industriels français dans le domaine du multimédia. Des éditeurs tels que Larousse, Hachette ou Gallimard sont déjà très actifs dans l'édition électronique. Dans le domaine du jeu vidéo, une société comme Infogrames se situe au tout premier plan de la création. Les Japonais sont en train de faire un « plan logiciel » dont l'objectif affiché est de rattraper les Français. Il s'agit maintenant de mettre sur pied des groupements d'entreprises capables d'avoir un poids suffisant sur le marché international.
Les Échos : Comment comptez-vous financer cette politique de soutien à la production multimédia originale dans un contexte de rigueur budgétaire qui doit vous permettre, au mieux, de préserver le budget de la Culture à son niveau de 1994 ?
J. Toubon : Nous avons déjà consacré une enveloppe de 50 millions de francs au soutien des nouveaux programmes multimédias en 1994. Ces mécanismes ne sont d'ailleurs pas entièrement nouveaux puisque le fonds d'aide à l'édition sur supports optiques, géré conjointement par le Centre national du cinéma et le ministère de l'Industrie, existe depuis 1989 et a permis de distribuer au total 25 millions d'aides. Sur la base des premiers arbitrages, le budget général de la Culture sera globalement stable cette année, avec un niveau proche de 1994 (à 13,44 milliards de francs), si l'on met à part l'enveloppe des grands travaux. En 1995, le multimédia verra ses moyens augmenter et fera même partie du programme des grands projets régionaux que la Premier ministre a annoncé lors du CIAT.
Les Échos : À quelques jours de l'ouverture de la FIAC, comptez-vous, comme vous l'aviez annoncé en arrivant rue de Valois, créer de nouvelles incitations fiscales destinées à relancer le marché de l'art ?
J. Toubon : Non, outre la modification de la durée d'amortissement des achats d'œuvres d'art qui a déjà été adoptée, je ne pense pas créer de nouvelles incitations fiscales. Mais Matignon a donné son accord pour lancer un travail d'étude sur l'ensemble du marché de l'art, qui englobera les questions de développement des collections privées et publiques, l'incitation aux acquisitions et la circulation des œuvres.
RTL : mercredi 27 septembre 1994
M. Cotta : Vous allez rappeler, dans un colloque, que le développement des autoroutes numériques c'est très bien, mais qu'il faut mettre quelque chose dedans ?
J. Toubon : C'est exactement ça, l'enjeu, pas seulement d'ailleurs sur le plan culturel, mais je crois, plus généralement, sur le plan économique également, car les inforoutes ne se mettront en place, les œuvres multimédias ne se développeront pas qu'il y a des gens qui sont là pour les acheter, c'est-à-dire s'il y a un marché, des consommateurs. On ne va pas subventionner tout ça à coups de milliards d'argent public. Donc, l'enjeu, à mon avis, est exactement celui-là : qu'allons-nous pouvoir, à partir de notre richesse, et notamment culturelle, créer comme éditions, comme œuvres multimédias, comment allons-nous les diffuser et, à partir de là, allons-nous constituer une puissante industrie dans ce domaine, concurrentielle avec celle des États-Unis et du Japon et, autre enjeu, est-ce que ce sera un moyen pour nous de seconder la création de la diffusion culturelle. C'est ça mon espoir.
M. Cotta : Pour la création, il faut des auteurs, des scénaristes, des éditeurs et ça ne se décrète pas.
J. Toubon : Mais je crois que nous avons à la base tout ce qu'il faut. Nous avons des écrivains. Nous avons parmi nous les meilleures écritures du monde. Nous avons des cinéastes. Nous avons, ce que chacun oublie, la seconde industrie du logiciel dans le monde. Les Japonais, en matière de logiciels, sont derrière les Français. Nous avons donc tous ces atouts, il faut maintenant les jouer. Et il faut les jouer d'une manière qui soit coordonnées mais surtout qui soit lucide. Car n'oublions pas que les atouts multimédias sont très importants pour la création, la diffusion, pour élargir l'accès de tous à la culture. Mais en même temps, il y a des risques : risque d'isolement de chacun devant son écran, le risque de domination par des gens qui sont hégémoniques et surtout, le risque que dans une civilisation qui est déjà beaucoup trop attachée à l'apparence médiatique, une sorte de séparation entre le monde réel et le monde virtuel.
M. Cotta : Quand vous vous occupez de ces programmes de télévisions, ne regrettez-vous pas de n'avoir jamais occupé le poste de ministre de la Communication ?
J. Toubon : Je fais avec. La structure du gouvernement est comme elle est et ça fait 18 mois…
M. Cotta : Mais la séparation des deux ministères est de nature à vous gêner ou pas ?
J. Toubon : Je prends un exemple concret : il y avait un ministère de la Communication et de la Culture, il y a un an, ça ne nous a pas empêché de réussir ensemble le combat de l'exception culturelle. C'est exactement pareil sur le multimédia et sur les inforoutes.
M. Cotta : Quand vous entendez parler d'inforoutes, vous êtes prudent parce que vous pensez que les inforoutes sans rien dedans, c'est rien ?
J. Toubon : Premièrement, il faut être prudent car il ne faut pas faire croire aux gens qu'ils vont avoir demain matin tout ça chez eux. Mais en même temps, il faut savoir que ça risque d'aller plus vite encore qu'on ne le croit comme toutes les évolutions scientifiques et techniques vous le savez. Elles nous surprennent toujours. Et deuxièmement bien entendu, encore une fois l'essentiel c'est de savoir qu'est-ce que l'on offre ? Comment est-ce que l'on peut, à travers ces nouvelles techniques, faire en sorte, je le dis comme je le pense, que la vie soit meilleure ? C'est comme la langue d'Esope, la meilleure ou la pire des choses. Et je crois qu'on peut en faire la meilleure. Donc l'essentiel c'est les contenus et pas les contenants.
M. Cotta : Vous êtes content du budget ?
J. Toubon : J'ai préservé les moyens de la culture, les moyens que l'État met à la disposition de la politique culturelle dans un budget qui est extrêmement rigoureux. Mais ce que peut-être les observateurs n'ont pas aperçu, c'est qu'à travers ce maintien, j'ai assez fortement redéployé mon budget dans les directions qui sont les miennes, c'est-à-dire, d'abord la relève des grandes institutions pour les remettre sur pied, pour les refaire marcher et deuxièmement l'aménagement culturel du territoire et troisièmement l'innovation.
M. Cotta : C'est le cinéma qui est le parent pauvre dans votre budget ?
J. Toubon : En réalité, ça veut rien dire parce que quand on regarde vraiment les chiffres, le cinéma disposera l'année prochaine de 5 % de crédits en plus. Mais simplement, vous savez que le cinéma en France est essentiellement fondé sur la solidarité interprofessionnelle, ce que d'aucuns ignorent. Ce n'est pas une organisation étatique, c'est une organisation professionnelle, et c'est pour ça qu'elle marche d'ailleurs.
M. Cotta : Les mois qui viennent ne vous semblent-ils pas difficiles puisque votre cœur est chez J. Chirac mais votre portefeuille ministériel est avec E. Balladur ?
J. Toubon : Est-ce qu'il est impossible d'avoir son cœur et son portefeuille du même côté ? C'est une image simplement. Je crois que les choses sont plus simples. Les mois vont être difficiles certes. Nous entrons dans une période politique où chacun devra faire des choix mais après tout, si on n'en faisait pas, il faudrait faire un autre métier. La politique c'est, par définition, prendre ses responsabilités et faire des choix. Je pense, deuxièmement, que la situation aujourd'hui est quand même largement mouvante et on s'en aperçoit bien à travers tout ce qui se passe. On n'a plus de certitudes, aujourd'hui, vous le savez très bien. F. Mitterrand l'a dit lui-même dans sa récente émission de télévision, sur le calendrier. Et puis deuxièmement, on voit bien que les choses bougent.
M. Cotta : Vous travaillez sur une hypothèse ?
J. Toubon : Je ne dis rien du tout, je répète ce que F. Mitterrand a dit, et je respecte ce qu'il a dit et ne peut rien faire d'autre. Mais je dis simplement que plus on s'approchera du scrutin, plus on sera dans une configuration qui va faire changer les comportements. Ce n'est pas vrai que six mois avant une élection, les citoyens ont la même attitude que deux mois avant.
M. Cotta : Donc vous attendez encore des changements du côté de la cote d'E. Balladur ?
J. Toubon : J'attends que la situation se décante, que l'action du gouvernement porte ses fruits. Et pour le reste, vous le savez bien, j'ai fait la route avec J. Chirac depuis plus de 20 ans. Ce n'est pas au bout du chemin que je vais quitter cette route.
M. Cotta : Justement, lorsque J. Chirac parle d'immobilisme du gouvernement, vous êtes dans ce gouvernement, ça vous met en cause ?
J. Toubon : Je n'ai pas le sentiment en ce qui concerne mon ministère, de n'avoir pas bougé, bien au contraire. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, à propos du budget, j'ai engagé des orientations nouvelles sur la solidarité nationale, c'est-à-dire l'aménagement culturel du territoire, sur l'innovation. J'ai le sentiment d'avoir préparé la culture de l'an 2000. Mais il ne faut pas se tromper. L'exercice du gouvernement et le projet présidentiel, ce sont deux choses différentes.