Interviews de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, dans "L'Humanité", et de M. Jean-Claude Gayssot, ministre de l'équipement des transports et du logement, dans "L'Humanité" et "Le Monde" du 22 septembre 1998, sur la réduction de la place de l'automobile dans la ville, le développement des transports collectifs (tramways notamment), le débat sur les transports et les urgences en matière d'infrastructures routières urbaines.

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Circonstance : Opération "En ville, sans ma voiture ?" dans 35 villes, le 22 septembre 1998

Média : Emission la politique de la France dans le monde - L'Humanité - Le Monde

Texte intégral

L’Humanité le 22 septembre 1998
Dominique Voynet : la ville est avant tout un lieu de convivialité

L’Humanité : Ce mardi sans voiture signifie-t-il qu’une trentaine de villes en France ont décidé d’observer une journée ville morte ?

Dominique Voynet : Au contraire. Je fais le pari que les villes qui ont choisi de participer à cette opération seront, aujourd’hui, plus vivantes, plus riantes que d’habitude. Car c’est l’excès de voitures dans nos villes qui les asphyxie petit-à-petit. C’est la voiture individuelle qui pollue l’air, qui accapare l’espace public, qui est bruyante, dangereuse… Franchement, trouvez-vous que Strasbourg, Amsterdam ou Copenhague soient des villes mortes ? Pourtant ces villes ont fait le choix de réduire la circulation automobile en favorisant des modes alternatifs : marche à pieds, vélo, transports en commun. À l’inverse, trouvez-vous que Los Angeles, où 99 % des déplacements se font en voiture, soit un modèle de ville vivante ? Pour moi, ce modèle de la mégalopole américaine est la négation même de la ville. À mon sens, la ville est avant tout un lieu d’échange, de convivialité. Quand chacun est enfermé dans sa boîte métallique, où est la convivialité ?

L’Humanité : Peut-on sérieusement envisager de changer les habitudes et transformer rapidement des automobilistes en usagers des transports collectifs ?

Dominique Voynet : Tout dépend de ce que vous appelez rapidement. Il est sûr que la mutation ne se fera pas en un ou deux ans, mais on peut inverser la tendance en quelques années avec une forte volonté politique, et en proposant des transports en commun rapides, fréquents, confortables et sûrs. Ainsi la ville de Strasbourg qui s’est lancée depuis 1989 dans une politique volontariste de réduction de la circulation automobile en centre-ville (impossibilité de traverser le centre en voiture, création d’un réseau de tramway, aménagements cyclables…), commence à en recueillir les fruits. La part des déplacements en voiture y diminue progressivement, au profit des transports en commun et du vélo. D’ici une quinzaine d’années, je pense que l’objectif pourrait être d’arriver à trois tiers à peu près équilibrés (voiture, transports en commun, vélos ou rollers), en plus de la marche à pied.

L’Humanité : D’une manière plus générale, est-il possible de rêver à une urbanité où la circulation serait plus fluide et moins stressante ?

Dominique Voynet : Les élus et les aménageurs ont longtemps cru qu’il fallait fluidifier la circulation. Mais c’est une coûteuse illusion. Il y a de plus en plus d’autoroutes et de voies rapides et en même temps il y a de plus en plus d’embouteillages. La raison en est simple : à chaque fois qu’on ouvre une nouvelle voie, elle est très vite saturée, car il y a comme un appel d’air. Les axes rouges créés par M. Chirac lorsqu’il était maire de Paris n’ont en rien amélioré la situation. Je suis satisfaite de voir que M. Tiberi envisage désormais de les supprimer et se donne comme objectif de réduire la circulation automobile dans la capitale. En revanche, s’il faut rendre la circulation plus fluide, c’est avant tout pour les piétons (les trottoirs sont souvent trop étroits ou encombrés d’objets de toute sorte), les cyclistes et les transports en commun. C’est ainsi que nos villes retrouveront de l’urbanité, et non en transformant tous les boulevards en voies rapides.

L’Humanité : Ne pensez-vous pas que la pastille verte pénalise les automobilistes les moins fortunés ?

Dominique Voynet : D’abord, il faut rappeler que la pastille verte est un dispositif qui n’est appelé à servir que quelques jours par an, en cas de pics de pollution. De plus, ces jours-là, la moitié des voitures non munies de pastilles vertes pourront circuler. Enfin, j’ai bon espoir que dans quelques années les pics de pollution auront disparu car une directive européenne à laquelle j’ai contribué va permettre de faire diminuer la pollution émise par chaque véhicule neuf, par une action conjointe sur les moteurs et sur les carburants. Mais je voudrais aussi souligner le fait que les citadins les moins fortunés ne disposent pas de voiture. Pour eux, une diminution de la circulation automobile se traduira automatiquement par une amélioration de la qualité de la vie : des bus qui circulent mieux, des rues plus calmes, moins de bruit et de pollution, etc.

L’Humanité : À terme, lors des pics de pollution, peut-on imaginer pour Paris d’autres solutions que la circulation alternée ?

Dominique Voynet : Bien sûr, car mieux vaut prévenir que guérir. C’est pourquoi il faut agir sur le long terme. Outre la directive européenne dont je viens de parler, le gouvernement, en particulier mon collègue Jean-Claude Gayssot et moi-même, agissons pour réorienter les déplacements en ville vers les modes les moins polluants.

L’Humanité le 22 septembre 1998
Jean-Claude Gayssot : « Un moment charnière du débat sur les transports »

L’Humanité : Êtes-vous optimiste pour ce mardi sans voiture ?

Jean-Claude Gayssot : Assez optimiste pour aujourd’hui, mais aussi pour demain. En effet, nous assistons depuis quelques temps à une prise de conscience pour modifier les comportements. Cette tendance n’est pas spécifique à la France. Dans les discussions à l’échelle européenne, tous les ministres des transports estiment nécessaire de mieux utiliser le rail pour le transport de marchandises et les transports urbains. Je constate qu’il y a des villes en Europe bien plus en avance que nous dans ce domaine. Je suis donc optimiste, car la prise de conscience est en train de grandir. D’autre part, je suis convaincu que nos objectifs correspondent à une nécessité car sinon on va vers l’asphyxie de nos villes, et comme la congestion n’est pas le moyen de faire de la bonne régulation, nous sommes arrivés à un moment charnière pour que s’ouvre un grand débat sur les transports et la ville aujourd’hui.

L’Humanité : L’effort pour alléger la circulation automobile, notamment en région parisienne, va-t-il se traduire par un renforcement des moyens en faveur des transports publics ?

Jean-Claude Gayssot : Je ne pense pas qu’il y aura un allégement sérieux du jour au lendemain de la circulation automobile. Il faut travailler dans la durée, pour obtenir une gestion de l’espace qui, plus conforme avec l’utilisation des transports collectifs, permette une plus grande fluidité de la circulation automobile. Or, comme on n’ira pas vers une réduction des déplacements, nous devons agir sur la complémentarité, l’intermodalité, sur une redistribution de la voirie, sur le stationnement et notamment les parkings de rabattement, et améliorer sérieusement les offres de transports collectifs de banlieue à banlieue.
Il faut donc créer les conditions pour ouvrir des lignes nouvelles de tramway ou de bus en site propre. Ainsi des discussions tout à fait passionnantes sont en cours à propos de Paris et sa petite couronne. Elles portent notamment sur le recours à la petite ceinture ou aux boulevards des maréchaux dont on peut attendre de l’utilisation en site propre – avant même d’avoir réalisé le tramway –, un gain de fluidité très important. Il y a ensuite tout ce qu’on fait en moyenne couronne avec les tangentielles, telle la ligne Sartrouville – Noisy-le-Sec dont l’objectif est de transférer près de 40 % du transport automobile sur le transport collectif. Ce type de développement offre également la possibilité de créer de nouvelles relations en faveur de quartiers qui, jusque-là, avaient le sentiment d’être isolés. Ces nouveaux liens jouent également en faveur de l’emploi qui est l’un de nos objectifs prioritaires.

L’Humanité : Quel délai vous fixez-vous pour atteindre votre objectif ?

Jean-Claude Gayssot : Nous nous sommes fixés un plan sur sept ans. À l’échelle de la France, c’est par exemple, pratiquement 200 kilomètres de lignes de tramway en site propre qui vont être réalisées. Durant cette période, on enclenchera des projets réalisables au-delà de ces sept ans. C’est donc une vision de quinze ans que nous avons.

Le Monde le 22 septembre 1998
Jean-Claude Gayssot, ministre de l’équipement, des transports et du logement

Le Monde : On n’a jamais autant parlé des questions de transport publics et de la place de l’automobile en ville. Pourquoi les actes tardent-ils autant à suivre les paroles ?

Jean-Claude Gayssot : Si l’on veut changer la donne, il faut repenser la ville et les transports en fonction de la réalité : le fait urbain est aujourd’hui dominant. C’est pourquoi j’ai décidé de lancer un grand débat national sur ce thème (« Le Monde » du 18 septembre).
Il faut bien voir que, depuis des décennies, les villes ont été conçues ou au moins aménagées pour la voiture. Elles se sont morcelées, cloisonnées – ici le collectif, là le pavillonnaire, plus loin le commercial, ailleurs les équipements –, et ont contraint les citadins à multiplier les déplacements. Ce type de schéma a mis en cause la mixité et la convivialité et s’est traduit par des fractures sociales souvent accentuées par les voies de communications elles-mêmes. Même si, la plupart du temps, il faudra travailler sur l’existant pour le requalifier, une certaine rupture devra s’exprimer car on ne peut pas laisser aller les choses alors qu’on frise l’asphyxie.
On va se déplacer de plus en plus, et le déplacement est un élément du progrès et de la civilisation. Je ne pense pas là qu’à la voiture, il s’agit aussi de marcher dans son quartier, de faire du vélo, de prendre l’avion. Mais il faut s’attaquer partout au déplacement contraint, forcé, inutile, faute de transports en commun ou quand on se retrouve avec une gare TGV à 30 km de la ville.

Le Monde : Pour faire évoluer certains comportements, envisagez-vous d’avoir recours à des moyens coercitifs ou, au moins, dissuasifs ?

Jean-Claude Gayssot : Il faut savoir ce que l’on veut : l’urbain n’ira pas en se réduisant, nous devrons agir sur la complémentarité, l’intermodalité, sur une redistribution de la voirie, sur le stationnement et notamment les parkings de rabattement. Et réfléchir à ce qu’on peut rendre dissuasif. Il y a des choix à faire sur la place réservée à la voiture, on n’y échappera pas. À cet égard, la comparaison avec ce qui est déjà fait dans beaucoup de pays étrangers ne nous est pas très favorable.
On doit parfois trancher : ainsi pour le grand stade, on aurait pu faire 20 000 places de parking, mais il aurait fallu doubler les autoroutes d’accès. Finalement on a construit seulement 6 000 places. On a donc clairement privilégié les transports collectifs avec trois gares de rabattement. C’est une réussite complète, avec la convivialité en plus.
Mais il faut savoir quelle alternative crédible nous pouvons offrir à l’usage de la voiture. L’automobile a ses qualités, son confort, sa dimension de liberté, il n’est pas question de les nier, mais il est indispensable que son coût réel soit pris en compte. Outre que le coût payé par l’automobiliste a diminué en francs constants alors que celui payé par le voyageur des transports publics a augmenté, il faut ajouter le coût pour la collectivité. L’engorgement routier, outre son côté pénible pour l’automobiliste, pénalise aussi les transports collectifs. On évalue à plus d’un milliard de francs de pertes de la RATP dues aux embouteillages des bus.
Les transports collectifs, pour devenir attrayants, doivent aussi offrir confort, sécurité, régularité et tarifs compétitifs comme celui de la carte-jeunes en Île-de-France, formidable incitation à prendre les transports en commun pour les futurs adultes.

Le Monde : Pourquoi lancer un débat sur les transports et la ville aujourd’hui, et quelle forme prendra ce débat ?

Jean-Claude Gayssot : J’ai le sentiment que nous sommes à un moment charnière alors que s’ouvre la discussion à la fois sur les schémas de service, c’est-à-dire sur la planification, et sur les contrats de plan État-région, c’est-à-dire sur la programmation. C’est pourquoi nous voulons mettre à profit les sept mois qui viennent pour organiser ce grand débat auquel seront associés les institutionnels, les élus, les acteurs de terrain, les usagers, les associations et les experts scientifiques. Il aura une dimension nationale n’excluant pas des rencontres régionales thématiques. La procédure va être mise au point pour déboucher au mois d’avril sur une rencontre nationale.

Le Monde : Choisir le débat public plutôt que le rapport d’experts, est-ce une façon de secouer les pesanteurs de la technostructure et de résister au puissant lobby routier ?

Jean-Claude Gayssot : Du côté de la technocratie, je ne dis pas qu’il n’y a pas des lourdeurs mais, franchement, elle est d’autant plus forte que les choix politiques sont faibles. Lorsqu’il y a dérive, c’est faute de choix suffisamment exprimés. S’il s’agit de résister, je serai là. Quant au lobby routier, je suis confiant, il n’ira pas à contre-courant de quelque chose qui grandit. Le transport routier réclame lui-même aujourd’hui un meilleur transport combiné rail-route pour conjuguer les avantages de chaque mode.

Le Monde : Ce débat va-t-il déboucher sur des décisions importantes, par exemple donner lieu à une nouvelle politique de grands travaux ?

Jean-Claude Gayssot : Ça débouchera sur des orientations, des choix, voire des textes. De grandes questions se posent pour les infrastructures routières. Les programmes menés à bien ces dernières années ont en effet largement privilégié les liaisons de ville à ville, c’est-à-dire la rase campagne. Soyons clairs, on a réalisé le plus facile et pas toujours le plus urgent. Voyez les grandes agglomérations : l’A86, le deuxième périphérique de l’Île-de-France, n’est pas bouclé, la Francilienne, le troisième, non plus. Lille a un petit périphérique, on ne sait pas aujourd’hui comment sera achevé le deuxième, pourtant si nécessaire. Lyon n’a aucune rocade bouclée : on connaît les questions posées par TEO. Quant à Marseille, comment va-t-on terminer la demi-rocade ?
Face à ce type de problèmes, on a répondu jusqu’ici par des ouvrages à péage. Nous l’avons vu à Toulouse, puis à Lyon : cette voie est sans issue. Qui peut croire que les usagers du Val-d’Oise accepteraient que l’on boucle chez eux la Francilienne à péage, alors que tout le reste du parcours est gratuit, sous le seul prétexte qu’ils arrivent les derniers ! On marche sur la tête. Il nous faut donc imaginer de nouvelles solutions. Il y a des pistes différentes, redevance généralisée, vignette, taxe sur l’essence, comme le propose la GART, le groupement des autorités responsables des transports…
Le débat qui va s’ouvrir doit nous permettre de mesurer les efforts que nous sommes prêts à consentir pour bâtir cette nouvelle image de la ville, qui sera le reflet du projet de société que nous cherchons à construire. Certaines solutions avancées pourront paraître utopiques, mais je crois aux vertus de l’utopie.