Déclaration et interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne, le refus de réduire le nombre de langues officielles, l'importance de la "directive télévision sans frontières" et les relations avec la Russie, à Bruxelles et à Luxembourg le 12 janvier 1995.

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Circonstance : Voyage de M. Juppé à Bruxelles (Belgique) et au Luxembourg le 12 janvier 1995 dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne

Texte intégral

Propos du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé à la presse, à la sortie du palais d'Egmont (Bruxelles, 12 janvier 1995)

Vous savez, je serai très bref. J'ai eu ce matin avec M. Dehaene puis avec M. Vandenbroucke en compagnie d'Alain Lamassoure, deux entretiens très approfondis et très fructueux. J'ai exposé quelles seraient les priorités de la Présidence française en essayant d'être aussi concret que possible et j'ai constaté que sur les orientations de la présidence, sur les préoccupations prioritaires qui doivent être celles de l'Union européenne au cours des prochains mois, il y avait de larges convergences de vues entre la Belgique et la France.

Je ne reprendrai pas l'énumération de ces priorités. Je dois d'ailleurs maintenant faire une conférence de presse à ce sujet où j'entrerai davantage dans le détail. Ce qui était important aujourd'hui, c'était de bien vérifier que la Belgique soutenait cette orientation générale de notre présidence, ce qui a été le cas et je tiens à remercier M. le ministre de m'avoir consacré tout ce temps.

Q. : Est-ce que vous avez discuté de la proposition de la France de réduire le nombre de langues officielles et de la position de la Belgique ?

R. : Non, nous ne l'avons pas discuté, parce que la France n'a jamais proposé de réduire le nombre de langues officielles dans l'Union européenne et je vous rassure tout de suite : cela ne figurera pas dans les travaux de la présidence française. On peut, pour l'avenir, à terme, lorsque nous serons 25 dans l'Union européenne, éventuellement se poser la question, mais elle n'est pas aujourd'hui à l'ordre du jour. En revanche, ce que nous souhaitons comme vient de le dire M. Vandenbroucke, c'est voir comment développer dans les systèmes d'éducation des membres de l'Union européenne, et peut-être d'ailleurs au-delà, l'apprentissage de deux langues vivantes obligatoires, car c'est la meilleure manière finalement de soutenir cette richesse que constitue la diversité linguistique de l'Union européenne.

Q. : À terme, il faut réduire le nombre de langues de travail quand même ?

R. : Non, non, je n'ai pas dit ça. À terme, on peut tout envisager, mais ce qui compte, ce sont les priorités de la présidence française et ce n'est pas une proposition faite par la France ni que la France fera.

Q. : M. le ministre, est-ce que vous avez discuté ce matin des derniers événements au Zaïre et au Rwanda ?

R. : Nous n'avons pas eu le temps d'évoquer ces points. Nous en parlons souvent entre nous, soit quand nous nous rencontrons à Bruxelles, soit au téléphone, et nous sommes très vigilants sur une situation qui reste très difficile, souvent explosive, compte tenu en particulier du nombre énorme de réfugiés aux frontières du Rwanda.

Je crois pouvoir dire d'ailleurs que nos points de vue sur la façon d'aborder cette crise sont très proches ; il faut réunir les conditions du retour des réfugiés et cela passe à la fois par des initiatives qui appartiennent au gouvernement de Kigali mais aussi par le traitement du problème des camps de réfugiés où aujourd'hui la sécurité n'est pas assurée. L'ONU a pris un certain nombre d'initiatives. On fait des propositions dans ce domaine et je crois qu'il est utile que la France et la Belgique se tiennent en étroit contact pour travailler à la solution de cette crise.

Q. : Est-ce que vous croyez que les derniers événements mettent en danger la conférence prévue pour…

R. : Je n'ai pas de raison de penser que cette conférence n'aura pas lieu.

Q. : Mais comment pensez-vous augmenter la sécurité dans les camps ?

R. : Des propositions ont été faites. Je pense que l'idée d'une force spécifique des Nations unies, pour faire respecter la sécurité dans les camps est sans doute la bonne et qu'elle mérite d'être étudiée et concrétisée.


Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux radios (Bruxelles, 12 janvier 1995)

Q. : Sur les demandes du secteur extérieur, de sécurité, vous avez des questions précises concernant la Russie pour vos interlocuteurs finlandais ?

R. : Sur le chapitre « sécurité » nous voulons d'abord achever la conférence sur la stabilité qui se présente bien, renforcer l'Union de l'Europe Occidentale et poursuivre notre réflexion ensemble sur les relations avec la Russie. Vous connaissez la ligne qui a été la nôtre : nous avons tout fait pour aider la Russie dans son processus de réforme économique et de démocratisation. Nous sommes toujours sur cette ligne là mais cela crée des obligations à la Russie, des obligations au regard des grands principes humanitaires internationaux mais aussi des obligations au regard des engagements qu'elle a pris dans le cadre de l'OSCE. C'est cela que nous nous employons à vérifier en ce moment par les démarches que nous faisons à Moscou.

Q. : (en anglais) Est-il réaliste pour la présidence française de l'Union européenne de dire que 1995 sera l'année de la fin des conflits. Que pouvez-vous faire réellement ?

R. : (en anglais) Je ne crois pas qu'il soit possible pour aucun pays de dire que 1995 verra la disparition de tous les conflits de par le monde mais je pense qu'il est possible de trouver une voie de règlement diplomatique dans l'ancienne Yougoslavie et ce sera l'une des priorités de la politique extérieure de l'Union européenne.

Q. : Sans entrer dans le détail de vos priorités qu'est-ce qui, selon vous, constituerait un succès honorable dans six mois ?

R. : Nos ambitions sont vastes ! Et je crois qu'il est difficile de répondre brièvement à cette question. Si nous parvenions à faire de la Conférence sur la stabilité en Europe un succès au mois de mars, ce que je crois possible, ce serait déjà un objectif majeur que nous aurions atteint. Je pense que le lancement ou en tous cas le financement d'un certain nombre de grands projets d'infrastructures – je pense au TGV qui concerne tout particulièrement la France – pourrait être aussi une mesure du succès de la Présidence française. Enfin, je crois que dans le domaine des relations vis à vis du Sud de l'Union européenne et de la Méditerranée, nous pouvons également marquer des points en parvenant à conclure certains accords bilatéraux avec nos partenaires ; je pense à Israël, je pense à la Tunisie, peut-être au Maroc. Voilà quelques exemples de ce que pourraient être des réalisations de la Présidence française.

Q. : Est-ce que six mois, ce n'est pas vraiment très court ?

R. : Si, c'est court, c'est très court. C'est la règle et vous le savez mais c'est une question qu'il faudra peut-être se poser à l'avenir. Nous avons essayé de remédier à ces inconvénients en coordonnant très étroitement les Présidences successives. Nous avons beaucoup travaillé avec les Allemands pour préparer Essen. Nous allons continuer à travailler avec eux. J'ai déjà pris contact avec les Espagnols pour préparer la coordination avec la Présidence espagnole avec mon collègue Solana et nous sommes convenus par exemple d'élaborer en commun le programme de la future conférence euro-méditerranéenne qui se tiendra au mois de novembre. Ce n'est, je le répète, qu'une façon de pallier l'inconvénient de la brièveté de cette Présidence. Peut-être que la conférence intergouvernementale de 1996 devrait se pencher sur le problème.

Q. : que pensez-vous des réticences du Parlement européen à l'égard de la nouvelle Commission ? Est-ce que Paris ne devrait pas considérer cela comme un avertissement ?

R. : C'est une procédure démocratique. Une nouvelle institution veut affirmer sa personnalité. Je crois que cette Commission a été bien constituée, que le Président Santer a fait rapidement un excellent travail dans la répartition des portefeuilles et c'est maintenant à l'usage si je puis dire, jour après jour, que l'on va juger les choses plutôt que sur la base d'impressions, d'auditions forcément un peu superficielles.

Q. : Vous n'êtes donc pas inquiet du tout. Vous pensez que la Commission…

R. : Je ne suis pas d'un tempérament inquiet ; je suis d'un tempérament plutôt volontaire. Maintenant, on va travailler et c'est en travaillant que l'on persuadera les différentes institutions tant de notre bonne volonté que de notre conviction européenne.

Q. : Qu'est-ce que vous répondez à ceux de nos partenaires qui sont préoccupés par l'échéance de l'élection présidentielle en France et qui craignent que cette élection affecte la sérénité de la Présidence française ?

R. : Je suis très serein. J'ai déjà eu l'occasion de le dire. Il y a eu des élections en Allemagne pendant le second semestre 1994, de très nombreuses élections qui se sont succédées pendant des semaines et des semaines. La Présidence allemande a été efficace et le Conseil européen d'Essen a été un bon Conseil. Eh bien, il en sera de même pour la France.


Conférence de presse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé (Luxembourg, 12 janvier 1995)

Le ministre a salué la convergence des politiques franco-luxembourgeoise sur le plan européen et a remercié M. Poos de son aide et de son soutien permanent. Il a indiqué qu'il n'hésitera pas à faire appel à son expérience et à ses avis.

Les priorités de la présidence françaises sont connues de tous à l'heure actuelle, mais la croissance et l'emploi demeurent la priorité numéro un.

Des actions concrètes seront engagées, en particulier la mise en œuvre du Livre blanc et de ses grandes orientations confirmées à Essen, la poursuite des politiques de convergence, au financement des grands projets de transports européens, et dans ce domaine, il faudra passer aux choses pratiques, trouver des financements complémentaires faire démarrer les projets qui sont à maturité. Le Luxembourg et la France attachent un intérêt particulier, vous le savez, au TGV. Est qui devrait être un des premiers à être lancé.

La deuxième grande priorité est la priorité sociale. Il faudra donner à l'Union européenne un contenu dense. La présidence française visera à rapprocher les expériences des 15 États membres dans deux domaines : le premier : financement de la protection sociale. Comment analyse-t-on ce problème en ayant en tête la question de l'emploi ? Le deuxième : dialogue social, toujours dans le domaine de l'emploi. La France proposera une réunion des gouvernements et des partenaires sociaux dans les semaines qui viennent.

La troisième priorité : sécurité extérieure de l'Union. Tout le monde a en tête le besoin de progresser dans ce domaine. Il faudra là encore être concret, avec la réunion de la Conférence de la stabilité en mars prochain. Il faut également renforcer l'Union de l'Europe occidentale sur un plan très concret et opérationnel, ainsi que les relations de l'Union européenne et de la Russie.

La quatrième priorité : la recherche d'un meilleur équilibre dans les relations extérieures. La présidence française veillera à ce que tous les projets avec les PECO qui ont été lancés se poursuivent. Il y aura six Conseils des ministres avec participation des PECO pendant la présidence française. La politique française ne doit pas négliger pour autant la politique méditerranéenne. Un coup de projecteur sera donné dans cette direction afin de conclure un certain nombre d'accords bilatéraux qui sont en discussion avec Israël, la Tunisie et le Maroc, et progresser avec Chypre, Malte et puis la Turquie aussi, pour que l'union douanière puisse se concrétiser, et enfin en préparer avec la présidence méditerranéenne qui est prévue à Barcelone au mois de novembre.

Nous sommes toujours accusés d'en dire trop ou pas assez, mais je voudrais tout de même parler des relations avec les pays ACP (fixation du 8ème FED européen), sans oublier l'Amérique latine.

Enfin, cinquième grande priorité : les problèmes culturels, linguistiques et audiovisuels. La France est très attachée à la, révision de la direction télévision sans frontière ainsi qu'au plurilinguisme. Initiative pour favoriser l'enseignement des langues étrangères dans l'Union européenne.

Je terminerai en citant d'autre sujets importants, EUROPOL en particulier. Nous commencerons la procédure de préparation de la conférence intergouvernementale. Nous aurons d'abord la responsabilité d'établir le rapport du Conseil sur le fonctionnement du Traité de Maastricht et nous installerons à Cannes le groupe de travail des représentants des ministres qui entreront dans le vif du sujet. Il est normal que soient les idées soient en gestation un an avant celle-ci.

J'ai également rencontré M. Santer en qualité de Président du gouvernement luxembourgeois, mais surtout en sa qualité de futur président de la Commission. J'ai appelé son attention sur un certain nombre de points qui me paraissaient importants et pour lesquels nous attendons un certain nombre de propositions de la Commission. Je lui ai dit le souhait de la présidence française de travailler en très bonne intelligence avec la Commission.

Q. : (Actions concrètes à mener dans le domaine social).

R. : Les opinions publiques sont sceptiques sur les grandes déclarations de principe. Elles attendent du concret mais il n'y a pas de recette miracle. C'est une stratégie globale de longue haleine, ce sont des politiques nationales. Il y a, je crois, une valeur ajoutée que l'Union européenne peut apporter, d'abord par convergence des politiques économiques, condition sine qua non de retour à la stabilité économique et monétaire et donc à une croissance créatrice d'emplois. Si nous parvenons à faire démarrer le TGV Est, cela peut fournir du travail à court terme et à moyen terme. Il y a également dans le Livre blanc des mesures plus concrètes sur l'emploi des jeunes, sur la formation, sur la réduction des charges que nous saurons concrétiser. C'est une stratégie globale qui impliquera beaucoup d'efforts et de patience.

Q. : Télévision sans frontière : la révision de la direction télévision sans frontière est-elle possible, selon vous, dans les mois qui viennent ?

R. : Non seulement elle est possible, mais nécessaire. Je suis tout à fait acquis à l'économie libérale, mais les produits audiovisuels sont porteurs d'un contenu culturel qui touchent au fond même de l'identité de notre civilisation européenne. Il est nécessaire de maintenir et de développer des productions européennes. Je m'en suis entretenu avec M. Santer, ministre de la Culture au Luxembourg, et qui me dit partager pleinement cet objectif sans oublier l'Amérique latine. Des mesures ont été prises ici pour favoriser la production audiovisuelle au moyen de certificats d'investissement audiovisuels. Sur l'objectif nous sommes d'accord. Là où nous avons sans doute des divergences c'est sur les techniques qui permettent de sauvegarder cette production et en particulier sur l'opportunité de prévoir des quotas de diffusion sur les chaînes de télévision. Nous pensons, nous, en France et d'autres pays européens le pensent aussi que compte tenu du rapport de force avec la production américaine, ces quotas sont nécessaires. Tout le monde ne partage pas cette analyse, mais nous souhaitons que la Commission fasse le plus rapidement possible des propositions.

Q. : Qu'en est-il de la presse écrite ?

R. : Vous avez raison de rappeler que la culture c'est aussi l'écrit et on pourra également dans le cadre de cette réflexion culturelle penser à la presse écrite.

Q. : Quelle place, selon vous, doit être réservée aux petits pays ?

R. : Je ne souhaite pas opposer pendant la présidence petits et grands pays. La poursuite de l'élargissement de l'Europe est une nécessité. L'Europe ainsi élargie doit rester une union. Mais il est également normal que certains pays qui le souhaitent et qui le peuvent puissent aller plus vite, c'est la philosophie même du Traité de Maastricht à une condition, c'est que tous ceux qui remplissent les critères permettant de rentrer dans cette solidarité renforcée puissent le faire.