Déclaration de M. Charles Pasqua, conseiller politique du RPR, sur l'Europe, la construction européenne, les problèmes constitutionnels, les notions de souveraineté nationale et de subsidiarité et ses propositions de référendum pour la ratification du Traité d'Amsterdam, Paris le 5 octobre 1998.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Convention pour l'Europe organisée par le RPR, à la Cité des sciences et de l'industrie de La Villette, à Paris les 5 et 6 octobre 1998

Texte intégral


Mes Chers Compagnons,

Nul ne disserte mieux de l’Europe que les Gaullistes. Le problème, c’est que ce sont les autres qui la font. Tel est je crois résumer le dilemme récurrent que nous trouvons, que nous retrouvons, à chaque nouvelle étape de la construction européenne.

Notre Président, Philippe Séguin nous invite donc une fois encore à débattre de l’Europe que nous voulons. J’aimerais en ce qui me concerne être un peu plus fidèle à l’esprit de son intervention du 10 juillet dernier devant notre Comité Politique.

Philippe Séguin nous disait alors « qu’il était plus que temps d’avoir une vision globale mais précise de l’entreprise européenne. Et, je cite toujours, de cesser pour cela de reporter au Traité suivant ou à d’hypothétiques conférences intergouvernementales à venir, la solution de questions que, par commodité ou par tactique politicienne, nous refusons de regarder en face. En un mot, il est temps, grand temps, de trancher enfin sur la vraie nature de l’Europe ».

Philippe Séguin avait raison, mes Chers Compagnons. La question n’est plus de savoir quelle est ou plutôt quelle serait l’Europe de nos vœux. La question est de savoir si l’Europe telle qu’elle se fait est conforme à l’intérêt de la France. A l’intérêt de la France dans l’idée que, nous Gaullistes, nous nous faisons précisément de la France !

Car cette Europe ne nous attend pas. Dans trois mois, nous entrons dans la monnaie unique, c’est à dire dans cet avatar d’Europe qu’on appelle désormais l’Euroland et dont on ne sait jusqu’ici pas grand-chose sinon qu’il sera gouverné souverainement par ce que j’ai déjà appelé une Banque-État.

Nombreux sont ici ceux qui n’ont pas voulu, à l’époque, de ce Traité de Maastricht dont Philippe Séguin avait devant l’Assemblée Nationale démontré avec maestria l’engrenage fatal à la souveraineté de la France.

Pour ma part, je ne me résigne toujours pas à voir la France remettre sans contrôle ni retour possible sa monnaie, son budget, c’est à dire sa politique, entre les mains de banquiers et de banquiers, par surcroît, dont l’infaillibilité, me semble-t-il, est de plus en plus sujette à caution.

Quand j’ai parlé de l’Euro-Maginot, il y a quelques semaines à peine, après que M. Strauss-Kahn et consorts nous eurent célébré les vertus du « bouclier » de l’Euro, je n’imaginais pas à quel point les événements allaient me donner raison rapidement.

Voilà, depuis, que les bourses européennes se sont effondrées, que le chômage est reparti à la hausse, que les prévisions de croissance sont chaque jour révisées à la baisse, voilà qu’on ose prononcer les mots de déflation et de récession jusque et y compris dans les Temples de l’orthodoxie monétaire, Banque Centrale Européenne, Banque Mondiale, FMI.

L’histoire retiendra cette fois encore l’incroyable aveuglement dont auront fait preuve des élites financières, économiques et politiques saisies par le vertige de la mondialisation comme M. Le Trouhadec par la débauche. Le dogme du libre-échange mondial érigé en table de la loi internationale, dogme auquel l’Europe a souscrit avant même d’avoir achevé son propre marché intérieur, est bien évidemment à l’origine des désordres actuels ; Davos avait supplanté et les États et l’Europe elle-même dans l’esprit de leurs propres dirigeants. « Jamais dans l’histoire n’aura été instaurée si vite une valeur aussi universelle et surtout aussi exhaustive par rapport aux autres exigences de l’humanité », je cite Pierre Maillard, dans son excellent ouvrage de Gaulle et l’Europe. Elle a, tout aussi vite, trahi ses limites.

Cela dit, le mal est fait, ou quasiment. Les faits, maintenant, vont départager ceux qui croyaient à l’euro et ceux qui n’y croyaient pas, et nous verrons sous peu – il me semble même que nous voyons déjà – de quoi et comment le sacro-saint-Euro pourra bien nous protéger.

Mais Maastricht à peine en vigueur, voilà désormais Amsterdam. On ne dira jamais assez fort ce que l’Euroland doit aux Pays-Bas, et ce n’est que justice que son premier gouverneur soit un Hollandais.

Amsterdam, c’est donc ce qu’on nous avait promis, après Maastricht, quand il était devenu clair qu’en adoptant le Traité du bout des lèvres, les Français avaient voulu délivrer un message : « l’Europe, d’accord, mais pas comme ça ». Alors, on leur promit un nouveau Traité, qui corrigerait, effacerait même, tout l’aspect technocratique du Traité de Maastricht et rétablirait les citoyens et la démocratie dans la plénitude de leurs droits.

Pour une réussite, c’est une réussite ! Maastricht-Amsterdam, c’est le rasoir à deux lames. Ce que Maastricht n’avait pas ôté de souveraineté aux États, c’est à dire de démocratie aux peuples, Amsterdam l’enlève.

A Bruxelles, les politiques de sécurité, de justice, l’immigration, les libertés publiques ! Cela fera deux ou trois Commissaires européens et quelques milliers d’eurocrates de plus.

Cela signifie surtout, après la fin d’un attribut de la souveraineté quasi-millénaire, le pouvoir de battre monnaie, la fin des politiques « régaliennes » les plus intrinsèquement liées à notre conception de la vie en commun, ce que nous appelons les valeurs de la République. Politique de la nationalité, de la citoyenneté, surtout, mais aussi tout ce qui touche à nos libertés publiques.

On ne comprend vraiment pas pourquoi, au nom de quoi, ces politiques dites du « 3ème pilier » que le Traité de Maastricht avait fort heureusement conservées dans le domaine des coopérations intergouvernementales, de même que les accords de Schengen, que chaque pays peut suspendre – la France ne s’en est pas privée – que ces politiques, donc, aient été dévolues par le Traité d’Amsterdam à la Commission de Bruxelles.

Il y va, en effet, des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, c’est à dire de la maîtrise de nos frontières et de notre droit sur notre sol ! Rien de moins !

A Bruxelles, les domaines de l’Intérieur et de la Justice. A Francfort, la politique budgétaire ! Avec le Pacte de stabilité, l’établissement et le vote du budget de la Nation, fondement même de notre République et de notre démocratie parlementaire, seront grandement simplifiés et il n’y aura plus qu’à remplir les formulaires que nous fournira aimablement M. « Trisemberg ».

Qu’on ne croît pas que je caricature. Avec la politique monétaire, c’est à dire à la fois la progression de la monnaie, la masse monétaire, les taux d’intérêts et le taux de change, la Banque Centrale de Francfort défendra une politique économique ou une autre, décidant souverainement d’accélérer ou de ralentir la croissance, d’avantager la rente ou l’investissement, le capital ou le travail.

De ses décisions dépendront donc directement les recettes de l’État, selon le rythme de croissance qu’aura privilégié la Banque Centrale. Quant à ses dépenses, elles seront en toute hypothèses soigneusement encadrées par le Pacte de stabilité ; c’est à dire que l’État n’aura plus le loisir de corriger par ses politiques, dans un sens ou dans un autre, les effets de la tendance économique naturelle. Je n’ose même pas parler des sanctions que prévoit le Pacte de stabilité – jusqu’à 0,5 % du produit intérieur brut, ce qui représente, je le dis pour donner une idée, 40 milliards de francs ! On imagine sans mal ce à quoi sera réduit le rôle du Parlement dans un tel système !

Et ce n’est pas tout. La Commission de Bruxelles renforcée, la banque de Francfort couronnée, voilà aussi la Cour de justice de Luxembourg érigée en Cour suprême. Le « protocole sur la Subsidiarité » annexé au Traité d’Amsterdam reconnaît à la Cour de Luxembourg une autorité supérieur à notre Constitution. Ce qui veut dire, pour ne prendre qu’un exemple, que ce qui est aujourd’hui du ressort du Conseil Constitutionnel, par exemple le contentieux électoral, pourra demain faire l’objet d’un recours à l’échelon européen.

Sur ce point, que l’on aurait tort de considérer comme technique car il est très profondément politique, le Traité d’Amsterdam franchit beaucoup plus qu’une étape. Il change la nature de l’Europe ou plutôt il la révèle enfin.

En effet dans son « protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité », à la page 105 du texte publié par l’office des publications officielles des communautés européennes, on lit que « l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité (…) ne porte pas atteinte aux principes mis au point par la Cour de justice des communautés européennes en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit communautaire ».

Le protocole reconnaît ainsi explicitement que les principes issus de la jurisprudence de la Cour européenne s’appliquent aux relations entre droit national et droit communautaire.

Or la Cour européenne affirme depuis 1962 qu’aucune norme nationale ne doit faire obstacle à l’application du droit dérivé, pas même la Constitution d’un État membre.

Il n’est pas possible que nous admettions cette reconnaissance explicite de la soumission de notre loi suprême aux décisions des juges européens. C’est laisser notre souveraineté à l’abandon, c’est la laisser ronger, rogner et digérer par les appétits des juges de Luxembourg, c’est renoncer à toute notre conception du droit, de la loi et donc de la politique. Mes Chers Compagnons, faut-il célébrer le 40e anniversaire de notre Constitution en donnant à un juge européen la prééminence sur le général de Gaulle ? Si nous en sommes là, si les Gaullistes mettent genou à terre devant des robins, je ne vois à quoi sert le Rassemblement !

Subordonner l’ensemble de notre droit national, y compris la Constitution, au droit communautaire : cela veut dire qu’un juge européen aura plus de pouvoir que les citoyens notre pays, cela veut dire que la République va disparaître.

Où est le modernisme là-dedans, où est l’archaïsme ? On est en train de ramener l’Europe à deux siècles en arrière, on revient à ce que faisait l’Ancien régime, temps béni pour le pouvoir des juges, on sait comment cela a fini. Les Français n’ont jamais accepté depuis que l’on remette en cause les acquis de la Révolution française, au cœur de laquelle il y a cette idée simple qu’il n’y a rien au-dessus de la volonté de la Nation, c’est à dire du peuple. Ils n’acceptent pas que la Bastille soit reconstruite à Bruxelles, à Francfort ou à Luxembourg.

Au contraire dans notre vision de l’Europe, chaque nation conserve sa souveraineté avec uniquement des délégations de compétences, toujours contrôlables et toujours réversibles.

Dans notre vision de l’Europe, les pouvoirs de la commission, c’est à dire des fonctionnaires européens, doivent être sous l’autorité du Conseil, c’est à dire des responsables des États membres et sous le contrôle du Parlement européen et des Parlement nationaux.

Dans notre vision de l’Europe, les constitutions nationales sont supérieures au droit communautaire et un jugement de la cour européenne ne peut contredire une loi nationale, c’est à dire l’expression de notre volonté collective. D’ailleurs seul ce respect des souverainetés permettra l’élargissement de l’Europe. Plus l’Europe sera grande et diverse, plus les diktats uniformisant de Bruxelles seront insupportables ou impossibles à mettre en œuvre.

Les Français ont beaucoup de bon sens, ils ne veulent pas, comme l’on dit, lâcher la proie pour l’ombre. Ils ne veulent pas abandonner la réalité de la République contre les faux semblants d’une Europe sans âme, d’une Europe sans conscience, ils ne veulent pas abandonner le pouvoir acquis dans les luttes politiques longues et difficiles au profit d’une nouvelle noblesse de fonctionnaires et de juges. Cette noblesse-là, on l’appelait avant 1789 la noblesse de robe et c’est précisément contre elle que les Français ont fait la Révolution !

Le Traité d’Amsterdam se révèle ainsi, subrepticement, sournoisement, je vous l’accorde, mais concrètement, comme le traité fondateur d’une Europe fédérale, technocratique et conservatrice, comme l’ont fort bien décrit certains de nos amis parlementaires.

Mais il y a, surtout, dans cet étrange système tricéphale – Bruxelles, Francfort, Luxembourg – un absent de marque : c’est le Peuple, c’est la démocratie, c’est le suffrage universel.

Que l’on se prononce pour une Europe fédérale, comme le fait la très intéressante note de l’Association des amis de Jacques Chirac, c’est effectivement l’évolution contenue dans les Traités de Maastricht et d’Amsterdam, et ce n’est donc pas illogique de leur part. L’histoire est pleine de ce genre de cheminements.

Mais que l’on se satisfasse de ce nouveau despotisme, plus ou moins éclairé, tout en se disant Gaulliste ou, tout simplement, républicain ou démocrate, cela dépasse la raison, c’est le cas de le dire !

Voilà, mes Chers Compagnons, parmi bien d’autres, les principes gaietés du Traité d’Amsterdam, ce qui lui a valu, dans une décision pourtant pas trop malveillante du Conseil constitutionnel, d’être déclaré non conforme à la Constitution car portant atteinte, je cite, « aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ».

Cette décision s’imposant aux pouvoirs publics, il va nous falloir réviser notre Constitution avant de ratifier le Traité d’Amsterdam. Permettez-moi de penser, d’ailleurs, qu’on eût pu tirer de la décision du Conseil constitutionnel la décision de ne pas ratifier le Traité. Mais le pouvoir politique, comme c’est le plus strict, a décidé de faire appel au pouvoir constituant.

Voilà donc qu’au débat sur le traité d’Amsterdam va s’en substituer un autre qui répond mieux d’ailleurs à la nécessité de « trancher » que Philippe Séguin nous exposait au mois de juillet dernier.

Mais ce dont il va falloir trancher, mon Cher Philippe, ce n’est pas tant de l’Europe que nous voulons que de la France que nous voulons. De la France et de sa République. De sa République et de ses Institutions. De la Ve République, pour tout dire, qui a confié la souveraineté nationale au peuple, après qu’il eut démontré que les partis n’en étaient pas dignes, et donc point d’avantage le régime de l’Assemblée !

Et c’est bien de cela qu’il s’agit désormais. Le hasard veut que cette Convention soit réunie quarante ans exactement après la promulgation de la Ve République, adoptée par référendum le 28 septembre 1958 par quatre Français sur cinq, pour la première fois, rassemblés au-delà de leurs clivages, de leurs partis, de leurs chapelles !

Le Général de Gaulle n’est plus là. Il n’a pas été remplacé et il ne sert à rien de gloser sur ce qu’il aurait fait ou pas fait dans les circonstances actuelles.

Mais nous savons, en tous cas, ce qu’il a fait : il a confié la souveraineté nationale au peuple français dans son ensemble. Le Général de Gaulle n’est plus là, mais le peuple français, lui est toujours là, et bien là, prêt à « trancher », pour peu qu’on ne le dépossède pas de son pouvoir constituant.

Alors, je ne sais pas s’il y a des interprétations divergentes de la pensée du Général de Gaulle sur l’Europe ; vos travaux de ce matin en ont peut-être décidé. Mais ce que je sais, c’est qu’il n’y en a pas en ce qui concerne la confiance qu’il faisait au peuple français pour décider de son propre destin.

C’est par cinq fois qu’il fit appel directement aux Français par référendum, dont deux fois, les Gaullistes devraient s’en souvenir, pour réviser la Constitution, en 1962 comme en 1969, en faisant même « l’économie » du vote par les Assemblées, préférant la voie directe de l’article 11 aux éventuels blocages de l’article 89.

Alors, je le dis à tous ceux qui ne le savent pas, ici comme ailleurs : la Constitution de la Ve République n’est pas byzantine et il n’est pas besoin de réunir un concile pour discuter du sexe des anges. Elle prévoit le référendum dans deux articles précis : pour la révision Constitutionnelle, dans son article 89 ; pour la ratification des Traités, dans son article 11 !
Cela tombe bien, nous avons les deux à faire ! Il faudra donc beaucoup d’imagination au Gouvernement, ou je le dis sans détour, au Président de la République, pour expliquer aux Français que « la révision Constitutionnelle nécessaire à la ratification du Traité d’Amsterdam, puis cette ratification elle-même », pourraient doublement échapper à la procédure du référendum.

Je rappelle pour la petite histoire que le Congrès s’est réuni à Versailles en 1995 conformément aux engagements de campagne du Président de la République, précisément pour élargir le champ d’application du référendum…

Aussi mes Chers Compagnons, ne vous y trompez pas, car les Français, eux, ne s’y tromperont pas. Plus important encore que notre sentiment sur Amsterdam, sera notre choix de consulter ou de ne pas consulter les Français avant, je redis les mots du Conseil Constitutionnel, « de porter atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ».

Ne mériterait assurément plus le nom de Gaulliste un mouvement qui, non content d’abdiquer l’indépendance de la France, se satisferait, en plus, de le faire dans le dos des Français !

Dès ce moment, chacun aurait à en tirer les conséquences.

Je n’imagine pas que tel puisse être le destin de notre mouvement. C’est pourquoi j’en appelle aux uns et aux autres, et c’est pourquoi j’en appelle d’abord et solennellement à notre Président Philippe Séguin pour qu’il nous rassemble sur cette ligne éminemment conforme à ce que nous sommes : l’appel au peuple français pour décider de l’avenir de la France !