Interview de M. Jacques Chérèque, ministre chargé de l'aménagement du territoire et des reconversions, dans "Le Quotidien de Paris" (supplément) du 10 juillet 1989, sur le développement des technopôles.

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Média : LE QUOTIDIEN DE PARIS

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LE QUOTIDIEN. – Entre la vision humaniste d'un Pierre Laffitte, et celle, plus terre à terre, de n'importe quel élu, simplement soucieux de créer des emplois, où se situe le ministre chargé de l'Aménagement du territoire ?

Jacques CHÉRÈQUE. – Je suis sensible à l'esprit qui a animé les pionniers des technopôles dans les années soixante-dix : créer un cadre agréable et prestigieux offrant une qualité de vie, rassemblant les hommes de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'industrie, pour qu'ils puissent travailler ensemble. Le rassemblement d'entreprises à taille humaine et de vocations complémentaires a enclenché des retombées en termes de processus de production et de création d'emplois. A cet égard, le projet de Sophia-Antipolis a fait figure de référence, constituant au départ une « utopie » comme on a pu en connaître en architecture et urbanisme. Je trouve plutôt sympathique que des pionniers soient ainsi passés de l'idée à la réalisation même si, aujourd'hui, le concept de « technopôle à la campagne » a laissé la place à d'autres, plus ancrés dans des dynamiques urbaines. L'exemple de Valbonne a aussi démontré qu'un technopôle est efficace : Sophia-Antipolis, c'est aujourd'hui 9 000 cadres, 350 entreprises et le siège européen de plusieurs firmes internationales.

Le phénomène technopolitain s'est rapidement développé puisqu'il existe aujourd'hui une quinzaine de sites de taille importante – Meylan à Grenoble, Toulouse, Montpellier, mais aussi Nancy-Brabois, Rennes, Villeneuve-d'Ascq, Château-Gombert… Et plus de vingt-cinq projets en cours.

Il semble ainsi que la France détienne le record mondial de création de technopôles ; record que je ne renie pas si, derrière ces technopôles, il y a un vrai projet de développement dont la finalité et la création d'emplois. En effet, le mariage de l'industrie et de la recherche doit déboucher sur de nouveaux produits et de nouvelles filières. Cela veut dire qu'il ne doit pas s'agir d'une zone industrielle superbement aménagée ou d'une simple vitrine. Il n'est pas question de banaliser progressivement le concept de « technopôle ».

Q. – Il y a huit mois au congrès de Montpellier, Jean-François Carrez soulignait le risque de « dévalorisation » qui pèse sur le concept de technopôle, lequel serait tout à la fois victime d'un excès de publicité et d'une difficulté de certaines entreprises à s'y intégrer. Sans retomber dans les querelles de définitions, quelles sont, d'après vous, les conditions de réussite de la vingtaine de projets de technopôle qui existent actuellement en France ?

J. C. – Le risque de voir le concept se dissoudre dans des projets qui sont de simples aménagements de zones industrielles existe. L'attitude de quelques élus qui se contentent de viabiliser des terrains à proximité d'une autoroute et y installer un vague centre d'accueil en le baptisant technopôle, tout ceci tenant lieu de projet, n'est pas sérieuse.

Un technopôle, c'est une masse critique d'activités dans les domaines d'enseignement, de recherche, d'industrie ; ça ne peut pas se créer à partir de rien et c'est – qu'on le veuille ou non – le fait d'un nombre limité de sites sur le territoire et une forme spécifique d'activité ou de services. « Technopôle », cela évoque des notions à la fois d'activités de haut niveau, de concentration géographique d'entreprises et de services, enfin de partenariat entre acteurs publics et privés au service d'un projet commun.

Pour autant, doit-on faire du technopôle un concept réservé à quelques grands centres ? Je ne le crois pas. Ce concept a créé dans de nombreuses villes, et notamment des villes moyennes, une dynamique et une volonté de partenariat qui aboutit dans certains cas à un projet de zone technologique, dans d'autres à des formes différentes de coopération, mais au total, la dynamique s'est créée et c'est bien cela qui est essentiel.

Je tiens cependant à redire que l'organisation en technopôle n'est pas la panacée pour créer partout des emplois. Les activités de transfert de technologies, facilitées par le progrès des techniques de communication, correspondent parfois mieux aux besoins des villes moyennes ou des zones qui ne sont pas proches de grandes agglomérations. C'est ainsi que les réseaux des CRITT (Centres régionaux d'innovation et de transferts technologiques) se sont développés à Maubeuge, Longwy, Charleville-Mézières, Le Creusot, Lorient, Bourges… autour de spécialités aussi diverses que le traitement de surface, la plasturgie, la biologie, l'agroalimentaire ; des réseaux régionaux de conseillers technologiques se sont également mis en place, comme celui des Pays de la Loire.

Ces réseaux de transfert de technologie qui maillent de plus en plus le territoire s'adressent à des réseaux d'entreprises généralement moins « en pointe » que sur les technopôles. Mais entre les grandes infrastructures universitaires ou de recherche qui existent dans les métropoles ou sur les technopôles et les réseaux de transfert de technologie se développent des liens de plus en plus importants. L'étude qu'Hubert Curien et moi-même avons confiée à M. Mailfert, délégué régional à la recherche et à la technologie de Lorraine, sur l'état de la recherche et de la technologie dans les régions, a notamment pour objectif de recenser ces phénomènes d'interdépendance entre grands centres et équipes localisées.

Q. – Historiquement, l'aménagement du territoire a d'abord servi à irriguer le « désert français » puis il a joué le rôle de pompier dans les reconversions industrielles. Dans ce contexte, où situez-vous le rôle des technopôles ?

J. C. – Les clichés sont tenaces et je trouve votre description de l'aménagement du territoire un peu parcellaire.

Le contexte de l'aménagement du territoire est en perpétuelle évolution : on ne peut pas, aujourd'hui moins qu'hier, se satisfaire d'une réponse au coup par coup, soit à l'exode rural de l'Ouest comme ce fut le cas dans les années soixante, soit aux crises industrielles des années quatre-vingt. Il s'agit en fait de promouvoir les facteurs de développement d'une façon équilibrée sur le territoire, en tenant compte des potentialités et des besoins de chacune des régions.

Aujourd'hui, le retour à une certaine croissance, la moindre acuité d'un certain nombre de conversions mais aussi les perspectives européennes contiennent des chances pour nos régions, et des risques de concentration et de déséquilibre. La pratique de l'aménagement du territoire doit être toujours plus soucieuse des grands phénomènes à moyen et long termes et notamment des évolutions structurelles. Je pense en premier lieu au problème des villes, de leur évolution démographique et surtout économique. Le renforcement de l'armature urbaine de notre pays dans ses différents niveaux – de l'agglomération parisienne jusqu'aux villes moyennes et aux bourgs en passant par les métropoles régionales – est au coeur de la politique d'aménagement du territoire que j'entends mener.

Les technopôles correspondent généralement à un étage de cette armature urbaine, plutôt celui des grandes villes ou des métropoles, qui sont tout naturellement le lieu d'activités de pointe. Nous en avons besoin dans la concurrence européenne, c'est pourquoi nous les confortons. Mais pour les autres niveaux, comme je l'ai dit, d'autres formes de développement, de dynamique économique et de création d'emplois sont envisageables.

Q. – S'il est entendu que l'Etat ne doit pas être à la source de la création d'un technopôle, il ne peut tout de même dédaigner cette structure. Concrètement, à quel niveau peut et doit se situer l'intervention de votre ministère ? L'Etat doit-il se contenter d'orienter ce qui dépend directement de lui – l'enseignement et la recherche – ou bien doit-il intervenir à d'autres niveaux. Lesquels ?

J. C. – il faut bien cerner ce qu'est un technopôle. C'est d'abord un projet d'aménagement économique sur une zone particulièrement bien desservie et attractive, dotée de services d'accueil, d'aides financières indispensables aux entreprises. Comme tout projet d'aménagement urbain, cette phase est dans la compétence des collectivités locales. L'Etat n'a pas vocation à financer ce type de réalisation, l'exception étant Sophia-Antipolis, qui constituait une innovation à l'époque.

En revanche, c'est sur le « contenu » du technopôle qu'un partenariat doit s'établir entre les différents niveaux des pouvoirs publics. L'Etat, en ce qui le concerne, apporte ses compétences en matière de recherche publique, d'enseignement supérieur ou d'infrastructures d'accès, et il peut jouer dans certains cas un rôle moteur en orientant certaines localisations d'investissements. Historiquement, la décentralisation de l'aéronautique sur Toulouse ou des télécoms Sur Rennes, plus près de nous la délocalisation d'écoles d'ingénieurs comme SUPELEC à Metz, ont joué un rôle d'entraînement indéniable. Il se poursuit aujourd'hui avec l'installation du centre de documentation scientifique du CNRS à Nancy, ou du CIRAD à Montpellier, par exemple.

Le rôle de l'Etat, et notamment de mon ministère, c'est aussi de faire connaître à l'étranger, au travers des réseaux de prospection de la DATAR, cet atout qu'est le technopôle en matière d'accueil d'industries ou de sièges sociaux étrangers.

Enfin, un des rôles que j'assigne à mon ministère en liaison avec les régions, c'est de diffuser sur le territoire régional ce que les technopôles peuvent représenter en matière de centre de ressources, notamment en direction des CRITT. Le développement d'un atout ne peut se concevoir, de façon égoïste, au seul profit de la métropole : il doit, dès sa conception, servir à irriguer les arrière-pays proches.

Q. – À propos de technopôles, les dernières notions débattues sont celles de réseaux et d'internationalisation. Que faut-il en attendre ? Que pouvez-vous faire dans ce domaine ? D'une façon générale, comment voyez-vous l'avenir des technopôles français, à l'heure où on célèbre les 20 ans de Sophia-Antipolis, ou la Datar vient elle-même de fêter son premier quart de siècle, ou la France se prépare au marché unique de 1993 ?

J. C. – Je signalais tout à l'heure l'importance du phénomène urbain dans la politique d'aménagement du territoire. La France, dans la compétition européenne, dispose à cet égard de certains atouts, mais aussi de handicaps. Des atouts, car ses villes ne sont pas si mal placées, et j'en veux pour preuve l'étude du GIP-Reclus sur les fonctions internationales des villes européennes.
Mais notre pays est en quelque sorte « pénalisé » par la taille de son territoire et donc par l'éclatement de son réseau urbain qui, en dehors de l'agglomération parisienne, n'est pas à l'échelle des grandes concentrations du Benelux, de la Rhénanie ou même du nord de l'Italie.

Il faut donc que nous compensions cet effet de taille par un effet de réseau : en planifiant le développement, non pas seulement sur nos agglomérations mais au niveau de nos régions urbaines (Lyon, Saint-Étienne, Grenoble et les villes de Rhône-Alpes ; Marseille-Aix-Fos ; Metz-Nancy…) ; en développant la coopération interrégionale ou intermétropolitaine (Bordeaux, Toulouse, Montpellier dans le grand Sud ; Rennes, Nantes et Angers dans l'Ouest, pour citer quelques exemples) ; en favorisant enfin les rapprochements européens.