Texte intégral
RMC : Mercredi 14 décembre 1994
P. Lapousterle : En voulez-vous un peu à J. Delors d'avoir laissé la gauche et les idées qui étaient les vôtres en panne ?
D. Strauss-Kahn : Non, je ne lui en veux pas. Je constate que la gauche est en effet en panne. Ce qui est important, c'est qu'après deux septennats de la gauche au pouvoir, on s'aperçoit qu'elle n'est pas capable de produire un candidat qui s'imposerait au second tour. Il faut s'interroger sur ce qui s'est passé, sur ce qui fait que, J. Delors s'étant retiré de la compétition, personne n'est capable de reprendre le flambeau presqu'au même niveau. Il y a une deuxième interrogation : le PS a choisi une ligne, à son congrès de Liévin, qui est assez différente des idées que développe J. Delors. Ses idées semblaient recueillir dans l'opinion 54-55 % des voix comment se fait-il que le PS puisse s'orienter dans une direction aussi différente que celle que les Français plébiscitaient ? Il y a deux interrogations profondes à avoir. Il n'y aura pas de renouveau de la gauche tant que nous n'aurons pas été au fond de ces questions.
P. Lapousterle : Comment faire alors pour que des idées contraires les unes aux autres produisent un seul candidat ?
D. Strauss-Kahn : C'est bien difficile. Il faut essayer de chercher un candidat qui reprenne ces idées-là. Il n'aura peut-être pas l'aura de J. Delors, mais il aura la même ligne politique, la même volonté de rénovation à la fois de la politique française et de la manière de faire de la politique. J. Delors l'a fait à son extrême en disant : je pense que je ne pourrai pas agir, donc je préfère me retirer. On n'est pas obligé d'aller aussi loin que ça. Je pense que, de ce point de vue, son jugement était erroné. Ou bien il n'aurait pas été élu, et le problème ne se posait pas, ou bien il aurait été élu – ce que je crois – et ça veut dire alors qu'il y aurait eu un tel mouvement dans la société française qu'en réalité, il aurait trouvé une majorité. Je pense que son raisonnement n'est pas juste. Mais c'est le sien mais il a effectivement le droit, et plus que le droit, de le conduire.
P. Lapousterle : Delors aurait donc fait le big-bang ?
D. Strauss-Kahn : Je crois. Ou bien il ne se serait pas produit. Son adversaire de droite aurait alors été élu et il n'y aurait pas eu le problème de savoir comment Delors allait gouverner. Ou bien il y aurait eu un vrai changement dans la vie politique française – et je crois que c'est ce que les Français cherchaient et que c'est pour ça qu'il avait un tel soutien – et dans ces conditions, il aurait trouvé derrière lui une majorité.
P. Lapousterle : Approuvez-vous la proposition de B. Tapie qui est que le MRG, les écologistes, les socialistes déterminent ensemble un candidat pour la gauche ?
D. Strauss-Kahn : ça me paraît un peu prématuré. Il faut se donner le temps de réfléchir. Pour les socialistes eux-mêmes je recommanderais, pour ma part, de ne pas se précipiter, d'éviter toute déclaration intempestive de candidature ou toute procédure qui serait trop rapide. Ce que je souhaiterais, pour ma part, c'est que le Parti socialiste se réunisse très rapidement en conseil national et que nous puissions discuter de la situation politique, de la situation nouvelle créée par le retrait de J. Delors et de ce que nous voulons faire. Chaque formation politique a d'abord à se regarder elle-même et à se déterminer. On verra ensuite quelle candidature peut en sortir.
P. Lapousterle : Vous êtes donc pour une théorie des cercles, que le PS se décide d'abord et élargisse ensuite aux autres formations ?
D. Strauss-Kahn : Se décide, je ne sais pas, mais réfléchisse. C'est une mauvaise chose de prendre le problème par les candidatures et par les individus. Bien sûr, ils comptent, mais ce qui est en cause, aujourd'hui, c'est de comprendre ce qui se passe, comprendre pourquoi nous en sommes là, pourquoi J. Delors est capable d'avoir 54 % des Français derrière lui quand le PS n'est pas capable de ramener la moitié de ces voix-là.
P. Lapousterle : Quelle est voire explication ?
D. Strauss-Kahn : Je crois que J. Delors est en phase avec la société française, que les idées qu'il avance, qui sont celles du pôle minoritaire du PS, du pôle rénovateur niais minoritaire, sont les idées que la gauche française veut voir avancer. Tant que nous ne serons pas sur cette ligne-là, nous ne pourrons pas retrouver l'audience des Français. Il faut creuser cette interrogation plutôt que de chercher Dupont, Durand, etc.
P. Lapousterle : Les sondages donnent J. Lang en favori. Pensez-vous que les sondages doivent compter dans la désignation d'un candidat, et J. Lang vous paraît-il un bon candidat ?
D. Strauss-Kahn : On ne peut jamais empêcher les sondages de compter. Encore que quand on est à ou niveau aussi faible que celui auquel se trouvent, malheureusement, tous les candidats de gauche aujourd'hui, ça n'est plus vraiment ce qui compte le plus. Rappelez-vous qu'en 1981, les sondages donnaient M. Rocard devant F. Mitterrand. Ça n'a pas empêché les socialistes de considérer que la ligne qu'il fallait suivre était celle de F. Mitterrand. Ils ont eu raison ou tort, peu importe. Sans doute raison puisque F. Mitterrand a été élu. Ce que je veux dire, c'est que les sondages ne peuvent pas être, à eux seuls, déterminants. Ce qui compte aussi, c'est ce que les candidats ont à dire, le fond de leur discours. C'est pourquoi je voudrais que nous ne nous pressions pas trop, que nous écoutions ces candidats potentiels.
P. Lapousterle : Le candidat du PS, c'est l'affaire du PS ou de toute la gauche ?
D. Strauss-Kahn : C'est une question très intéressante. Depuis plus d'un an, nous menons, à l'initiative de M. Rocard, les Assises de la transformation sociale, conduites par L. Jospin et J.-C. Cambadelis, qui a réuni pratiquement toute la gauche. Il y a eu débats entre les gens de gauche et les écologistes aussi. On peut donc imaginer l'idée que le candidat qui représentera la gauche soit issu plus de ce processus-là que simplement d'un parti ou d'un autre. Ce n'est pas une mauvaise démarche. Ce n'est pas très facile dans la mesure où l'on voit que des candidats se sont déclarés qui participaient à ces Assises Je pense à D. Voynet, à R. Hue. Nous ne sommes pas exactement engagés dans cette démarche mais ça ne serait pas mauvais de dire qu'il faut élargir. De toute façon, la reconstruction de la gauche à laquelle il faut maintenant s'atteler, sera sans doute longue. Elle doit se faire sur un projet politique et pas sur des individus et elle doit aller au-delà du Parti socialiste. Le PS doit s'ouvrir, il doit conquérir beaucoup plus loin que ce qu'il retient aujourd'hui. C'est le parti de toute la gauche qu'il faut construire. Dans cette optique, ce n'est pas une mauvaise idée que de se dire que ça doit sortir du processus des Assises.
P. Lapousterle : Chirac-Balladur, vu par D. Strauss-Kahn.
D. Strauss-Kahn : J'entends beaucoup dire que le retrait de J. Delors va poser des problèmes à E. Balladur parce qu'il va y avoir multiplicité de candidats à droite. Je crois qu'E. Balladur n'a pas tellement de soucis à se faire, aujourd'hui, et que le retrait de J. Delors, qui l'aurait, je pense battu, lui laisse une voie assez facile. Maintenant, comme les hommes sont les hommes, les uns et les autres vont sans doute se déchirer. On verra la grande différence qu'il y a entre des candidats de droite qui prétendent être sur le même programme mais qui se déchirent pour des ambitions personnelles et, d'un autre côté, un J. Delors qui, on peut le regretter mais qui, par vertu politique, a considéré qu'il préférait se retirer de la course alors qu'il était vainqueur.
France inter : Mercredi 14 décembre 1994
J.-L. Hees : Que pensez-vous de la proposition de B. Tapie à la gauche ?
D. Strauss-Kahn : Je ne suis pas convaincu que le problème qui se pose à la gauche soit d'abord de vouloir désigner un candidat. Il me semble que deux questions se posent lourdement depuis que J. Delors s'est retiré et que le masque qu'il mettait devant les déboires de la gauche était très brillant puisque, avec J. Delors candidat, la gauche pouvait espérer gagner, à mon avis elle aurait gagné. Son retrait met la gauche toute nue, C'est plutôt sain même si c'est un peu triste. Les deux questions sont : comment se fait-il que, après deux septennats, la gauche puisse se trouver dans la situation clans laquelle elle est. On ne peut pas échapper à cette question. Il faut tirer le bilan de ces deux septennats. Il est assez extraordinaire que, après avoir été au pouvoir pas vraiment 14 ans, deux fois cinq ans, la gauche sc trouve dans cette situation. La seconde question : J. Delors réunissait sur son nom 54 % des Français, une lame de fond, un grand engouement pour les idées qui sont les siennes. Comment se fait-il que le parti dont il est issu ne soit pas capable de réunir la moitié de ce pourcentage ? Une partie de l'explication vient sans doute de ce que les idées de J. Delors étaient fortes, ce sont celles que je soutiens, mais je suis très minoritaire dans mon parti et ce parti a au contraire choisi une voie passablement différente. Il faut bien constater la réalité : sur cette voie-là, il est bien incapable de réunir peut-être même simplement 20 % des électeurs.
J.-L. Hees : Ça vous soulage ou non que B. Tapie ne se présente pas ?
D. Strauss-Kahn : Je n'ai pas exactement compris. J'ai compris qu'il proposait de participer à une sorte de conclave où serait choisi un candidat et que, si ça ne marchait pas, il serait candidat, ce qui est une manière assez habile de sa part de faire semblant de dire au début « je ne suis pas candidat » mais peut-être de l'être quand même.
J.-L. Hees : Est-ce que le PS est à reprendre pour quelqu'un comme Tapie ?
D. Strauss-Kahn : Si j'en crois les déboires qu'il a avec la justice, l'état des entreprises qu'il a reprises une fois qu'il les laisse n'est pas toujours excellent. Je ne conseillerais pas ça obligatoirement pour le PS.
J.-L. Hees : Il vous faudra bien un candidat ?
D. Strauss-Kahn : Il faudra un candidat. Pour ma part, voudrais que ce candidat soit choisi en fonction des idées qu'il développe et pas simplement en fonction de savoir s'il pourra faire 2 % de plus ou de moins que l'autre. Ces idées-là, je voudrais que ce soient celles que J. Delors portait, qui avaient visiblement un soutien dans le pays et je voudrais qu'on choisisse un candidat en fonction de ce qu'il dira, de ce qu'il proposera. Je m'exprimerai en faveur du candidat qui reprendra les idées de J. Delors. Si c'est pour avoir un candidat qui dit exactement le contraire, même si cela devait conduire à faire un point de plus dans les sondages, je ne serais pas satisfait.
J.-L. Hees : B. Tapie n'a peut-être pas que des mauvaises idées ? Il parlait de P. Joxe, de Robert Badinter.
D. Strauss-Kahn : Badinter je ne suis pas sûr qu'il veuille être candidat serait une candidature très emblématique et très intéressante. On ne peut pas forcer les gens à être candidats. On las vu avec J. Delors à notre corps défendant. Il ne faut pas se presser, ne pas croire qu'il faille que la gauche, et le PS en particulier, désigne un candidat dans les trois jours ou même dans les trois semaines, se donner le temps, voir sur quel débat de fond on veut engager un candidat et on choisira celui qui porte ces idées. Cela peut être Badinter, cela peut être d'autres. Je ne préconiserais pas qu'on inverse l'ordre des facteurs et qu'on dise on comptait sur la candidature de Delors, celui-ci a décidé de ne pas se présenter, alors il faut vite, vite trouver quelqu'un parce que la nature a horreur du vide. Je ne crois pas que ce serait une bonne démarche.
J.-L. Hees : J. Delors, B. Tapie, à deux jours d'écart sur la scène médiatique : est-ce que cela ne résume pas les errances de la gauche en France ?
D. Strauss-Kahn : Vous avez raison. J. Delors recueillait beaucoup d'assentiment. Il s'est retiré du jeu et on trouve aux premières loges – peut-être pas seul – quelqu'un qui représente quelque chose d'extrêmement différent on peut préférer l'un ou l'autre – mais différent Il y a aujourd'hui un choc des images qui est considérable, une vision très populiste de la part de B. Tapie, une déshérence de la part des socialiste : qui s'étaient raccrochés à Delors et, pour nombre d'entre eux d'ailleurs, n'étaient pas d'accord avec ce qu'il disait mais simplement parce qu'ils pensaient que cela servait de cache-misère. J'aurais très fortement souhaité que J. Delors soit candidat. Cela avait conduit mes amis et moi-même à accepter de laisser passer le Congrès que le PS a tenu sans s'exprimer beaucoup parce qu'on pensait à l'époque que c'était un des moyens d'éviter que Delors se retire. Ça n'a servi à rien, Il s'est quand même retiré. Nous pensions que s'il y avait trop de barouf au Congrès de Liévin, cela accentuerait son désir de ne pas être candidat. On a été calmes. Il a décidé de ne pas être candidat. Le débat de fond demeure. Il y a plusieurs lignes possibles dans la gauche. Celle qui est majoritaire dans le PS n'est pas la mienne et je regrette que nous nous soyons pas capables aujourd'hui de dégager – peut-être ce sera le cas dans quelques semaines – quelqu'un capable de reprendre le flambeau de J. Delors. Chez J. Delors, il y avait la personnalité de l'homme qui était séduisante, il y avait aussi le fond, les idées qu'il avançait et ces idées-là ne sont pas la propriété de J. Delors, Lui-même ne souhaite qu'une chose, c'est que d'autres les portent et je pense qu'il faut trouver un homme et une femme capables de les porter.
J.-L. Hees : Que penser d'un parti qui a des candidats, des idées à ce point différentes ? Est-ce que la solution, ce n'est pas deux partis ?
D. Strauss-Kahn : À droite, vous avez deux partis mais les deux candidats sont dans le même parti. Ce n'est pas tout à fait une preuve déterminante. Entre ces deux candidats de droite, E. Balladur et J. Chirac, il y a des vraies différences, par exemple sur l'Europe. C'est inévitable. Les partis politiques, fort heureusement, ne sont pas des régiments. Tout le monde n'a pas le petit doigt sur la couture du pantalon et, à l'intérieur d'un parti, les gens sont plutôt d'accord entre eux. Il existe des différences. On, n'a pas obligatoirement le grand écart entre les positions qui étaient celles de J. Delors et celles qui sont la ligne majoritaire du PS aujourd'hui. Là, on a une illustration flagrante de ce que vous disiez. Cela aboutit à l'idée que la gauche est bouleversée et qu'elle ne sait plus bien quelle est sa ligne. En réalité, nous avons perdu l'élection de 1993. La gauche et notamment le PS a essayé de faire son bilan, de faire son autocritique, de voir ce qu'elle avait fait de bien, de mal, de reconquérir l'audience dans la population jusqu'aux élections européennes. L'élection européenne a été catastrophique. Cela a été à l'origine du départ de M. Rocard. Je regrette d'ailleurs ce départ mais cela a été comme ça. Depuis, la candidature potentielle de J. Delors, qui a pris une certaine réalité au cours du mois de novembre – beaucoup y ont cru –, a caché le fait que, au fond des choses, la gauche reste sans doute très minoritaire dans le pays et qu'elle n'a pas encore réussi à reconvaincre les Français de ce qu'elle avait quelque chose à proposer. Comment est-ce qu'elle doit faire maintenant ? Elle doit s'attaquer au fond. Cela ne sert à rien de vouloir se précipiter sur des élections simplement parce qu'il y a des élections. Il faut d'abord traiter le problème au fond. Qu'est-ce que la gauche a à proposer aux Français ? Je crois qu'elle a à proposer beaucoup des choses que J. Delors portait. Si nous décidons – le PS – de porter quelque chose de différent, il ne faudra pas être vraiment surpris qu'on ne soit pas capables d'attirer à nous une majorité de Français comme J. Delors l'a fait.
J.-L. Hees : Les Français se reconnaissent de moins en moins dans le PS et ses idées Comment est-ce explicable ?
D. Strauss-Kahn : Ce n'est pas tout à fait vrai. Ils se reconnaissent peu dans une partie ces idées du PS, celle qui est très ancrée dans le passe. À l'inverse, ils se reconnaissent largement dans une version plus moderne, plus actuelle, des idées de la gauche en général, pas obligatoirement du PS, qui est celle que J. Delors portait. Je crois que les idées avec lesquelles la gauche a gouverné pendant les années 80 découlaient de programmes écrits dans les années 70 et qui reposaient sur des réflexions des années 60. C'est un peu inévitable. Il y a toujours un décalage entre la production des idées, les programmes et le pouvoir. Il y a eu de bonnes choses de faites, et de moins bonnes. Aujourd'hui, on entre dans une période très différente. Le monde change très rapidement. Il faut que les partis politiques en général et le PS soient capables de changer aussi. En ce moment, il n'est pas en train de changer. Donc, le décalage entre les partis et les citoyens est très grand. Ce n'était pas le cas avec J. Delors qui était très en contact avec la société française. Il apportait des vraies réponses à la crise de la société française. Comme ce n'est pas la même ligne majoritaire du PS, le décalage existe et je ne vois qu'une voie pour ma part, c'est d'essayer de convaincre mes amis du PS d'évoluer dans le sens qui était celui que traçait J. Delors.
J.-L. Hees : Vous êtes satisfait du débat à l'Assemblée ?
D. Strauss-Kahn : Je suis satisfait qu'il y ait un débat sur le sujet parce que la démocratie française, jusqu'à la fin des années 80, en 90, n'avait jamais rien fait sur le sujet. Il était temps de commencer à légiférer. Sur le fond, je ne suis pas très satisfait. Sur le cumul des mandats, il y a deux thèses. Il y a ceux qui disent « lorsque l'on est un parlementaire, il est très bien d'être en même temps un maire parce que cela permet de rester au contact », il y a ceux qui disent – et j'en fais partie – « si l'on veut que les parlementaires fassent leur métier correctement, que l'on n'ait pas une Assemblée vide, si l'on veut qu'ils soient là huit heures par jour, il faut que le métier de parlementaire soit un métier de parlementaire seulement et que ceux qui veulent faire autre chose dans la vie publique fassent autre chose ». On m'explique que cela coupe les parlementaires de la réalité de la vie. Dans tous les pays démocratiques au monde, il n'y a pas de cumul. Sauf à dire. Que tous ces pays fonctionnent mal – ce serait un peu exagéré – on est obligé de reconnaître que c'est possible. Les Allemands, les Anglais, les Américains n'ont pas de cumul. On n'a pas besoin de ce cumul. Une démocratie moderne à besoin de lois bien faites, de parlementaires qui sont au Parlement. Je suis hostile à toute forme de cumul des mandats. Je n'ai pas l'impression que l'on aille dans ce sens-là. Quant à l'entreprise, je crois que c'est plutôt une bonne chose de supprimer les modes de financement venant des entreprises. Il faut avoir le courage d'aller jusqu'au bout et, malheureusement, ce courage-là ne me semble pas émergé de l'Assemblée. Il faut dire aux Français clairement, même si ce n'est pas très populaire, que la démocratie a un coût et que, dans ces conditions, si c'est bien de supprimer les liens entre les candidats et les entreprises, il faut accepter un financement public plus important. Il ne faut pas faire semblant de dire « on va financer nos campagnes par les dons des sympathisants ». Ce n'est pas vrai. Si on veut supprimer les liens avec les entreprises, ayons le courage d'aller jusqu'au bout et acceptons qu'il y ait un financement public direct des candidatures, comme cela existe dans beaucoup d'autres pays, pas forcément des partis centralisés car cela empêcherait l'éclosion de nouvelles formations, mais des candidatures.
Europe 1 : Jeudi 15 décembre 1994
F.-O. Giesbert : Tapie en liquidation judiciaire, votre réaction ?
D. Strauss-Kahn : J'ai l'impression que vu le nombre d'affaires et les instructions qui étaient menées contre lui depuis longtemps, ce qui est surprenant, ce n'est pas tellement la liquidation judiciaire aujourd'hui, mais que ça ait pu durer si longtemps. Il était un peu inévitable qu'un jour ou l'autre, il soit rattrapé par l'une ou l'autre de ces affaires et on le constate maintenant.
F.-O. Giesbert : Vous le pensiez quand vous siégiez au gouvernement à ses côtés ?
D. Strauss-Kahn : Non, car personne ne pensait de la même manière. Chacun avait en tête que Tapie était un personnage à deux facettes une, assez vivante, grand succès dans les médias, capacité d'expression, véritable conviction sur les banlieues, sur l'immigration sur le racisme. D'un autre côté, un personnage toujours sulfureux. Moi je n'ai jamais pensé que ses affaires finiraient tellement mal et qu'il serait poursuivi comme il l'est aujourd'hui. Il s'est passé deux ans depuis et on a vu se multiplier les instructions. À mesure que l'on voyait celles-ci apparaître, on se disait bien qu'un jour ou l'autre, il finirait par être rattrapé par la justice.
F.-O. Giesbert : Les socialistes ne sont-ils pas en train de le lâcher maintenant après l'avoir beaucoup soutenu et aimé ?
D. Strauss-Kahn : Je ne sais pas si les socialistes l'ont beaucoup soutenu et aimé. Il a pris la tête d'un parti qui est concurrent et si les socialistes ont eu un tel échec aux européennes, en juin, c'est notamment en raison de la liste que Tapie menait contre eux. Il y a toujours eu, entre les socialistes et Tapie, à la fois sur un certain nombre de sujets, des convictions partagées mais aussi une sorte de répulsion.
F.-O. Giesbert : Il avait beaucoup d'amis au PS : Bérégovoy, Lang etc.
D. Strauss-Kahn : Laissons P. Bérégovoy. Je crois que J. Lang, en effet, a été l'un de ses amis, en tout cas je ne vais pas m'engager pour lui. Il y a aussi beaucoup de gens qui considèrent, et j'en fais partie, que la manière qu'avait Tapie de faire de la politique n'était pas convenable. Je crois qu'en politique il faut à la fois avoir des convictions et une exigence morale forte. À l'évidence, on s'en apercevait avec les affaires successives, B. Tapie ne remplissait pas totalement celles-ci.
F.-O. Giesbert : Vous ne l'avez jamais beaucoup aimé...
D. Strauss-Kahn : Je ne dis pas ça. J'admirais les capacités de l'homme, j'ai commencé à le voir entrer en politique. Par exemple, les capacités qu'il avait à présenter les sujets, à se rendre dans les banlieues. Je suis moi-même élu d'une banlieue à Sarcelles, il y est venu quand il était au gouvernement et c'est vrai qu'il avait un vrai impact et il avait donc une capacité politique de ce point de vue. D'un autre côté, il y a l'autre facette du personnage et à mesure que le temps est passé, cette seconde facette est devenue plus importante que la première.
F.-O. Giesbert : N'apparais-il pas comme une victime ce matin ?
D. Strauss-Kahn : Non, honnêtement, je ne crois pas. Je sais que la thèse du complot est volontiers développée par ses amis. Ça serait un peu le cas s'il y avait eu une affaire menée en épingle. Il y a tellement d'affaires les unes derrière les autres, dont je ne connais pas le détail, mais tellement d'affaires, qu'on arrive quand même à la conclusion qu'il y a probablement un peu de vrai là-dedans.
F.-O. Giesbert : Pensez-vous, comme le président du parti radical, qu'on a essayé d'éliminer un dirigeant de l'opposition ?
D. Strauss-Kahn : Quand il dit « on », je pense qu'il veut parler du gouvernement. Je ne sais pas car il y a quinze jours on disait l'inverse en disant que le gouvernement Balladur avait essayé de protéger Tapie en évitant qu'il soit trop lourdement condamné. Non, je ne crois pas qu'on ait voulu essayer d'éliminer un dirigeant. Je crois que les caractéristiques propres de B. Tapie l'ont conduit au sommet de la popularité d'un côté et l'ont conduit, d'autre part, à accumuler tellement de risques et à la limite de la légalité que finalement, il ne pouvait pas s'en sortir.
F.-O. Giesbert : Série noire pour la gauche qui n'a décidément pas de chance avec ses candidats, après la défection de Delors voici l'inégibilité de Tapie. Vous avez le moral ?
D. Strauss-Kahn : Nous avons deux questions devant nous : premièrement, savoir pourquoi, après deux septennats de F. Mitterrand où la gauche a gouverné deux fois cinq ans, nous sommes dans la situation actuelle ?
F.-O. Giesbert : L'usure du pouvoir ?
D. Strauss-Kahn : Pas seulement mais il y a aussi la pratique du pouvoir, l'éthique de la politique et nous devons nous interroger là-dessus. Deuxième question pourquoi un candidat comme Delors était capable de rassembler derrière lui 54 % des Français et le PS n'est pas capable d'en faire la moitié ? Tant qu'on n'aura pas répondu à ces deux questions, clairement, en analysant vraiment ce qui s'est passé, je crois qu'on n'aura pas de raison d'avoir le moral car on n'aura pas vraiment fait le bilan de la période.
F.-O. Giesbert : Donc ce n'est pas la peine de présenter un candidat à l'élection présidentielle ?
D. Strauss-Kahn : Oui, c'est tout à fait la peine d'en présenter un mais je souhaite qu'on réponde à ces deux questions avant de le choisir plutôt que se battre sur le nom d'un tel ou d'un autre.
F.-O. Giesbert : On parle de trois logiques de candidatures : une logique de parti, ce serait H. Emmanuelli comme candidat. Une logique d'ouverture, ce serait J. Lang en tête dans les sondages. Une logique de morale R. Badinter. Pour laquelle penchez-vous ?
D. Strauss-Kahn : Je penche pour la troisième catégorie ; je crois que la gauche a absolument besoin de suivre l'exemple que Delors, d'une certaine manière, a donné. Puisqu'on peut regretter son retrait, je le regrette, je crois qu'il aurait pu trouver la majorité qu'il disait ne pas pouvoir atteindre mais lui pensait ne pas l'avoir donc c'est très moral de sa part et respectable de se retirer. Il faut donc rester dans celle logique et donc je pense que des candidats comme Badinter très bien, Joxe, Jospin, peuvent représenter cette candidature-là et je serais d'avis de suivre la troisième logique que vous évoquiez, celle d'un candidat moral et éthique.
F.-O. Giesbert : J.-P. Chevènement rentrerait dans cette logique ?
D. Strauss-Kahn : Peut-être sauf qu'il n'est plus au PS. Je ne sais pas s'il sera candidat ou pas.
F.-O. Giesbert : Il peut être candidat de rassemblement de la gauche.
D. Strauss-Kahn : ne crois pas pour une raison simple c'est que la gauche, dans une très large majorité, est une gauche très européenne, c'est une des raisons du succès des idées que J. Delors développait et J.-P. Chevènement est à l'opposé de cette position et donc il ne peut pas être un candidat de rassemblement.
F.-O. Giesbert : M. Aubry ce serait une bonne idée ?
D. Strauss-Kahn : Oui, je pense en plus qu'elle ferait un bon résultat. Je ne suis pas certain qu'elle ait envie de se lancer dans ce combat si tôt. Elle a du temps devant elle. À mon avis, le candidat que la gauche choisira, se trouve parmi les trois que l'on évoquait tout à l'heure, c'est cette trempe d'hommes qu'il nous faut aujourd'hui.
F.-O. Giesbert : La reprise se confirme ?
D. Strauss-Kahn : Elle est faible mais elle est là. Et elle plus faible qu'ailleurs car le gouvernement n'a pas voulu la soutenir. Je crois que c'est un défaut. Il y a un peu de reprise, un peu de résultats sur le chômage qui augmenter moins vite qu'avant et tant mieux ! Mais je crois qu'on aurait pu avoir des résultats meilleurs si le gouvernement avait été plus concret, plus pragmatique, moins idéologique et s'il avait accepté, comme l'ont fait nos voisins, de soutenir cette reprise, on serait dans une meilleure situation.
F.-O. Giesbert : 170 000 emplois créés depuis janvier c'est bon signe ?
D. Strauss-Kahn : Ça veut dire que la reprise est là, elle est là partout dans les pays industrialisés donc elle est aussi là en France. Du coup des emplois sont créés, pas assez pour faire reculer le chômage, il faudrait plus d'efforts. C'est là qu'un demi-point, un point de croissance en plus, poussé, aidé, par le gouvernement, feraient basculer les anticipations, à savoir la façon dont on prévoit l'avenir. Car si au lieu de se ralentir, le chômage baissait, là, vraiment, il y aurait un changement. C'est pourquoi j'incite très fermement le gouvernement à ne pas se reposer sur la conjoncture internationale mais à vouloir lui donner un coup de pouce.