Texte intégral
J.-M. Lefebvre : Comment s'est déroulée votre première prise de contact avec Alain Juppé ?
Nicole Notat : Je dirais que c'est une prise de contact comme elle existe avec tous les nouveaux Premiers ministres lors d'une première rencontre.
J.-M. Lefebvre : Vous avez évoqué le pari risqué du gouvernement. Pourquoi ?
Nicole Notat : Oui, j'ai attiré l'attention du Premier ministre sur la capacité de ce gouvernement à réussir sur l'emploi, ce qui est son objectif – à juste titre – sincère, je crois – parce qu'il me semble encore beaucoup reposer sur des croyances très classiques, comme le fait que la croissance en elle-même va être durable ce qui n'est pas encore tout à fait sûr – ; et, deuxièmement, qu'elle va permettre au maximum son impact sur l'emploi. Or, on sait depuis maintenant plusieurs années que ce n'est pas comme ça que les choses se passent. J'ai donc insisté auprès de lui pour qu'il ne compte pas trop sur cette situation, et pour qu'il soit plus audacieux sur les thèmes qui doivent être, de mon point de vue et de celui de la CFDT, davantage mis en avant et qui sont : les nouveaux emplois, les nouveaux métiers à satisfaire, les nouveaux besoins pour les personnes âgées. Par exemple, l'allocation dépendance, de ce point de vue-là, est une bonne mesure, parce qu'elle va permettre aussi de créer de l'emploi pour les personnes âgées restant à domicile ou étant en maison de retraite. Puis vous ne serez pas étonné que j'aie insisté sur la réduction de la durée du travail en lui disant que c'était bien de prononcer les mots d'aménagement du temps de travail, que je le sentais tourner autour de ce thème, mais qu'il allait falloir y aller plus franchement. Il faudra qu'il ose parler de réduction du temps de travail comme étant un objectif du gouvernement dans la lutte contre le chômage.
J.-M. Lefebvre : Cette mobilisation générale du gouvernement est plutôt pour vous un signe favorable ?
Nicole Notat : Je n'ai pas de raisons aujourd'hui de faire de procès d'intention au gouvernement sur la volonté qui est affichée de faire de la lutte contre l'exclusion et contre le chômage une priorité. De ce point de vue-là, je crois que le Premier ministre a pris la mesure des dégâts qui existaient dans la société française à cause de cette réalité. Il est craintif sur le fait que la société puisse durablement supporter cette situation. Simplement, je le sens un peu inquiet sur le fait que réussir tout ce qu'il s'est donné comme objectifs hier va lui demander de rester vraiment très vigilant et très éveillé tous les jours de sa présence à Matignon.
J.-M. Lefebvre : Vous avez évoqué, avec le Premier ministre, le coup de pouce au SMIC ?
Nicole Notat : Oui, bien sûr, j'ai évoqué ça en lui disant qu'heureusement qu'il n'avait pas oublié les smicards dans la revalorisation du pouvoir d'achat parce que ce gouvernement met tellement en priorité la revalorisation du pouvoir d'achat d'une manière générale comme étant une solution en faveur de l'emploi. Là encore je ne suis pas sûre que le Premier ministre ne se trompe pas car, non pas que ce ne soit pas une bonne chose, en particulier pour les salariés, d'avoir un peu plus de pouvoir d'achat, mais ce n'est pas sûr que cela va favoriser la consommation.
J.-M. Lefebvre : Vous avez évoqué avec Alain Juppé les comptes sociaux, l'assurance maladie ? Hier, le Premier ministre parlait de la nécessité de passer de l'opacité à la clarté.
Nicole Notat : Oui, c'est un bel objectif. Maintenant nous attendons que cela se traduise dans les faits et je lui ai justement dit que les propositions qu'il faisait de réforme de l'assurance maladie ne me semblent pas aller vraiment dans le bon sens car, aujourd'hui, le Premier ministre n'a pas fait le pas. La révolution culturelle n'est pas faite : il n'y a plus de fondement aujourd'hui à ce que le financement de l'assurance maladie repose exclusivement sur les revenus du travail. L'assurance maladie doit être faite. Et tout le monde, quel que soit son statut professionnel, sa situation dans la société, doit pouvoir bénéficier de la qualité des soins et d'un accès aux soins de la même façon. Donc, il faut faire financer l'assurance maladie par tous les revenus. Ce serait une bonne occasion de rétablir un peu plus d'égalité entre les revenus des ménages et les revenus du capital.
24 mai 1995
France 3
Laurent Bignolas : Qu'avez-vous dit à Alain Juppé ?
Nicole Notat : Ce que j'ai tenu à redire c'est que je n'étais pas sûre que les mesures qu'il prenait se traduisent systématiquement en mesures favorables à l'emploi. Le gouvernement fait un pari risqué.
Laurent Bignolas : Le SMIC augmentera, comme promis par Alain Juppé ?
Nicole Notat : Je pense qu'il augmentera. Le niveau exact du SMIC n'est pas définitivement fixé.
Laurent Bignolas : Est-ce qu'après cette augmentation du SMIC tous les salaires doivent suivre ?
Nicole Notat : Les négociations salariales doivent se traduire par des gains de pouvoir d'achat ou au minimum le maintien du pouvoir d'achat pour les plus hauts salaires. Mais notre préoccupation, et c'est là que je trouve un déséquilibre dans l'action du gouvernement, c'est qu'il faut parler aux patrons aujourd'hui, mais il ne faut pas seulement leur parler de pouvoir d'achat, il faut aussi leur parler d'emploi. Je ne conteste pas qu'Alain Juppé a l'intention de faire de l'emploi une priorité de son action, mais c'est dans les entreprises que ça se passe. Avec les mesures qu'il va mettre à la disposition des entreprises, je lui dis, attention, le retour, la capacité des chefs d'entreprise à embaucher autant que le souhaite Alain Juppé n'est pas acquise d'avance.
Laurent Bignolas : Il y a d'autres remèdes ?
Nicole Notat : De mon point de vue, oui ! Il y a d'autres remèdes sur lesquels le Premier ministre me semble beaucoup plus frileux – encore que, sur la question de la création de nouveaux emplois liés à des besoins non satisfaits pour les personnes âgées, pour les familles, là-dessus il est convaincu qu'il faut mettre un accent plus important – mais je lui ai dit qu'il n'avait pas, à ce jour, pris la dimension qu'il fallait pour la réduction du temps de travail. Visiblement, le mot de réduction du temps de travail est quelque chose qui a encore du mal à sortir de la bouche d'Alain Juppé. Il faudra qu'il y vienne car c'est sur ce terrain qu'il faudra être audacieux si on veut des résultats significatifs sur l'emploi et si l'on veut éradiquer le chômage.
Laurent Bignolas : À l'inverse de M. Viannet et de M. Blondel, vous semblez assez prudente, plutôt critique à l'égard d'Alain Juppé. Est-ce que votre expérience avec Édouard Balladur peut expliquer cette position ?
Nicole Notat : Ce n'est pas une affaire d'homme, c'est une affaire d'expérience faite. Avec Édouard Balladur nous n'avons cessé à la CFDT de lui dire que la réduction des charges pour les entreprises ne produirait pas les effets escomptés en emploi s'il n'y avait pas des engagements plus précis, des contreparties plus précises des entreprises. La démonstration a été faite. Édouard Balladur reconnaissait à la fin que, du côté des entreprises, ça n'avait pas été à la hauteur de ses attentes. Je redis au Premier ministre Alain Juppé : attention, ne misez pas tout là-dessus. Il y a à être plus ferme, plus contraignant avec les entreprises car, aujourd'hui, même si on leur fournit des aides, même si le gouvernement leur apporte de l'argent, elles peuvent faire beaucoup de choses avec, mais pas forcément créer de l'emploi.
31 mai 1995
Europe 1
F.-O. Giesbert : La CFDT était, hier, au premier rang des manifestations pour la défense des services publics, n'est-ce pas ?
Nicole Notat : Oui, c'est juste.
F.-O. Giesbert : Alors qu'il y a tellement de chômage, n'êtes-vous pas gênée de défendre les avantages acquis de catégories qui bénéficient de la sécurité de l'emploi ?
Nicole Notat : Ne mélangeons pas tout. Il ne s'agissait pas, hier, d'une manifestation pour le maintien des avantages acquis. Il s'agissait, hier, de défendre un service public qui est performant, en France, et qui est de qualité. Il s'agissait de défendre les conditions dans lesquelles la France a souhaité avoir des services publics forts et performants. Il n'y a pas de raison, de ce point de vue-là, que l'Europe nous fasse aller vers une conception qui est plus anglo-saxonne que française.
F.-O. Giesbert : Est-ce que les consommateurs vont gagner au maintien des monopoles ?
Nicole Notat : Si je prends le service EDF-GDF, j'ai le sentiment que cette production de biens n'est pas celle d'un bien comme les autres. Il n'y a pas de raisons de le laisser complètement gérer par les lois du marché classique. Si on ouvre à la concurrence, il est évident que le consommateur paiera dans un premier temps moins chère l'électricité. Mais qui paiera moins chère l'électricité ? Les gros consommateurs, qui pourront négocier des prix avec les compagnies privées, mais le petit consommateur au fond de la Lozère ou ailleurs ? Et jusqu'à présent, c'est le service public qui leur a permis de bénéficier de l'électricité.
F.-O. Giesbert : Vous êtes européenne alors pourquoi vous battez-vous contre ce qui découle du traité de Maastricht ?
Nicole Notat : Rien n'est écrit ni dans le traité de Rome, ni dans le traité de Maastricht, sur ce qui doit advenir de ces réalités-là. C'est parce que nous sommes européens que nous ne voulons pas de n'importe quelle Europe. La bataille est en ce moment entre deux conceptions de l'Europe. La conception anglo-saxonne, qui veut la privatisation à tout-va, et une conception française. Or si on regarde ce qui se passe en Grande-Bretagne, je ne suis pas sûre qu'il n'y ait pas de problèmes dans les services en question. Pourquoi démanteler des services, des secteurs de l'industrie qui marchent bien ? Nous ne disons pas qu'ils sont parfaits et il faut vraisemblablement les moderniser, mais il y a une compatibilité à trouver entre la mission de service public et l'évolution de ces entreprises, sans aller vers le démantèlement.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous sûre que l'État doit soutenir, sans demander des comptes, une société comme la SNCF qui est endettée à hauteur de 150 milliards ?
Nicole Notat : C'est l'objet du contrat de plan. Par définition un contrat, c'est deux parties qui se mettent d'accord sur un échange et sur ce que l'une et l'autre attendent réciproquement. C'était bien l'enjeu hier. D'ailleurs, je tiens à rappeler que l'État sait aussi ponctionner sur les services publics, donc il y a des déficits qui s'expliquent. Il est sain qu'une entreprise arrive à un équilibre mais il y a là encore certaines missions, dont l'État est garant, et qui font qu'il est justifié que l'État accepte des conditions particulières à l'égard de ces entreprises.
F.-O. Giesbert : Sentez-vous monter un climat de colère sociale dans le pays ?
Nicole Notat : Il y a évidemment une grande attente par rapport au chômage et par rapport à l'emploi. De ce point de vue-là, les propositions faites par le gouvernement, et que je considère comme étant un pari hasardeux sur l'emploi, vont devoir faire la preuve de leur efficacité sinon je crains qu'effectivement nous soyons amenés à conduire des mouvements.
F.-O. Giesbert : Vous ne croyez pas à l'objectif annoncé par le Premier ministre de créer un million d'emplois en trois ans ?
Nicole Notat : Pour le moment, sur l'emploi, le Premier ministre a fait des annonces qui, concernant les modalités concrètes, ne montrent rien de nouveau. Je tiens à dire, d'ailleurs, que je ne remets pas en cause sa volonté sur la lutte pour l'emploi et ce qu'il veut faire avec ce gouvernement. Mais il s'agit de miser de nouveau sur une croissance durable, une croissance qui aura un fort impact sur l'emploi or ceci est une chose qui n'a pas été véritablement concluante y compris sous Édouard Balladur.
F.-O. Giesbert : Vous voulez dire qu'Alain Juppé fait du Balladur sans Balladur ?
Nicole Notat : Je ne vois pas de changement radical concernant la politique économique sur l'emploi.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous résolument contre l'augmentation de la TVA ?
Nicole Notat : Oui, parce qu'il ne faut pas dire que tout doit changer, qu'une autre politique est possible, que l'on va réduire les impôts et commencer par relever la TVA. La TVA est un impôt, c'est donc une contradiction que je relève, d'autant que la TVA est l'impôt le plus injuste. Là, Alain Juppé a octroyé quelques mesures sociales mais je crains que le plan de rigueur ne soit pas loin derrière.
F.-O. Giesbert : Comment jugez-vous le style Juppé ?
Nicole Notat : Laissez-moi encore quelque temps pour l'apprécier.
F.-O. Giesbert : Cela pourrait-il être positif ?
Nicole Notat : Je n'ai pas d'a priori, la CFDT n'est ni l'alliée, ni l'adversaire d'un gouvernement et c'est pareil pour les hommes qui les dirigent.
F.-O. Giesbert : Et le style Gandois ? Faites-vous confiance au patron des patrons ?
Nicole Notat : Si ce qu'il a dit est vrai, c'est un vrai changement du côté du patronat. Toute la question est de savoir si Jean Gandois, en faisant cette déclaration, va être suivi par les chefs d'entreprise.