Interview de M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre mer et ministre de l'intérieur par intérim, dans "Le Figaro" du 26 octobre 1998, sur les manifestations de lycéens, le dossier de la Corse et la régularisation des sans-papiers.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro. – Les récentes manifestations de lycéens ont été accompagnées de violences : pourquoi les forces de l'ordre se sont-elles laissées déborder par les casseurs ?

Jean-Jack Queyranne. – Lors de la première manifestation, le 15 octobre, nous nous sommes trouvés face à des groupes bien organisés, très mobiles, qui sont intervenus place de la Nation avant le début du rassemblement. Le dispositif policier était en place, mais il n'était pas prévu qu'il devait entrer en action aussi tôt. Cela dit, son intervention a permis de neutraliser de nombreux casseurs : il y a eu, je vous le rappelle, 146 interpellations. Nous avons tiré les leçons de cette manifestation pour celle du mardi suivant. D'abord, en assurant des contrôles préventifs, notamment dans les gares de l'agglomération parisienne. Et aussi en misant sur une présence humaine plus forte avec 5 500 policiers, dont 1 500 en civil, tout au long du cortège. Nous avons également surveillé d'autres points de la capitale. La seconde manifestation a connu peu d'incidents. Les services de police ont procédé à plus de 10 000 contrôles d'identité et 153 interpellations.

Le Figaro. – Que retenez-vous de ces deux manifestations ?

– J'ai demandé que, pour l'avenir, il y ait une réflexion sur le comportement de ces bandes. Je vous indique que 40 % des jeunes interpellés sont mineurs. J'ai réuni dès le 16 octobre les 95 directeurs départementaux de sécurité publique afin de mieux prendre en compte cette délinquance collective, afin de lutter fortement en amont. Depuis la fin septembre, nous avons déployé plus de dix unités supplémentaires en mission de sécurisation sur la région parisienne et les grandes agglomérations, pour contrer cette délinquance urbaine. Je crois beaucoup à la dissuasion par la présence policière sur les lieux publics.

Le Figaro. – Avez-vous été surpris par la détermination des casseurs ? Agissent-ils, selon vous, de manière concertée ?

– J'ai remarqué leur mobilité et leur organisation. Mais je ne crois pas qu'ils soient coordonnés. Il s'agit de regroupements qui ont pour base la cité, avec des individus dont l'objectif est de se livrer au pillage, à la rapine, en profitant de l'effet de foule. Il y a dans ces groupes une montée de la violence qui correspond à ce que nous observons plus généralement en matière de violences urbaines ; des attitudes de plus en plus dures, notamment à l'égard des personnes. L'un de nos objectifs était d'ailleurs de protéger les lycéens contre les exactions de ces éléments extérieurs. On ne peut pas intervenir au coeur des cortèges, mais le discernement des policiers a permis de limiter au maximum les dégâts.

Le Figaro. – Les renseignement sur ces populations est-il suffisant ?

– Il procède aussi de la présence policière sur le terrain. L'îlotage est le premier élément de connaissance de ce terrain, j'ai pu l'expérimenter en tant que maire. Encore faut-il encadrer les fonctionnaires qui s'en chargent et valoriser leur travail, en considérant qu'ils sont les premiers maillons de la « chaîne » policière. Par ailleurs, nous avons créé, partout où elles faisaient défaut, des brigades des mineurs dans les 26 départements les plus exposés à la délinquance. Dans les trois ans, 17 000 policiers vont être formés pour traiter la délinquance des mineurs.

Le Figaro. – Mais il reste des cités où les policiers ne vont jamais…

– Non, il n'y a pas de zones de non-droit. La police nationale est présente sur l'ensemble du territoire.

Le Figaro. – Ce qui a été fait à New York, où la criminalité a régressé de manière spectaculaire, peut-il avoir valeur d'exemple ?

– L'idée que chaque acte de délinquance connaît une réponse en termes de droit est positive : le sentiment d'impunité est battu en brèche. De même, il est bon de réparer le plus rapidement possible les déprédations pour montrer que les voyous en gagnent pas de terrain. Mais la société américaine ignore la prévention et il y a 1,5 million de personnes en prison, sans que cessent les violences.

Le Figaro. – Le refus de l'impunité s'exprime aussi dans le dossier Corse. Pourtant, la situation y semble toujours aussi préoccupante…

– Je me suis récemment rendu en Corse. J'y ai rencontré des fonctionnaires déterminés parce qu'une ligne a été fixée. Cette ligne ne connaîtra pas d'exception ni de revirement. J'en veux pour preuve l'arrestation de Charles Pieri, le chef de file d'A Cuncolta Indipendantista, menée avec une très grande efficacité et une très grande maîtrise. Nous marquons des points par rapport au terrorisme. Et, parallèlement la population nous demande de ne pas faiblir dans le rétablissement de l'État de droit.

Le Figaro. – Le préfet Bernard Bonnet a récemment demandé à pouvoir coordonner la sécurité dans toute l'île, conformément à un décret applicable en cas de crise. Il semble que le ministère ait refusé cette autorisation : est-ce exact ?

– Ce n'est pas tout à fait juste. Après l'attentat qui a visé l'hôtel des impôts de Bastia, le préfet Bonnet m'a fait part de son intention de coordonner les gardes statiques et les contrôles nocturnes en Corse, dans le cadre des règlements en vigueur. La situation qui prévaut aujourd'hui en Corse ne nécessite pas de faire appel à l'application du décret du 3 juin 1998, auquel vous faites allusion.

Le Figaro. – Pourquoi ?

– Il y a des préfets sur place, dans les deux départements. L'essentiel reste que la coordination soit assurée. Ce qui est actuellement le cas. J'ai par ailleurs rappelé mon soutien au préfet Bonnet.

Le Figaro. – Les élus accompagnent-ils le rétablissement de l'État de droit ?

– La majorité des élus juge cette action nécessaire parce que la Corse ne pouvait continuer à s'enfoncer dans un système mafieux et de chantage permanent. Les Corses sont lassés de vivre sous la menace. Il fallait sortir de cette politique de l'ambiguïté et de l'accommodement avec la loi. Mais tout ceci se gagne pas à pas.

Le Figaro. – Le redéploiement des forces de police et de gendarmerie est retardé. Faut-il conclure à un abandon du projet ?

– Les échéances ont été reportées pour que le dossier soit repris à la base, par une démarche de concertation. Guy Fougier, conseiller d'État, chargé d'un état des lieux, rendra son rapport d'ici à la fin décembre. Il faut à la fois prendre en compte les demandes des élus locaux et des représentants syndicaux et professionnels. L'objectif est d'assurer une meilleure répartition des effectifs de sécurité et une meilleure coordination de l'emploi des forces. Je réfute tout ce qui vise à opposer la ville au secteur rural, la police à la gendarmerie… Évidemment, au plan local, on voit poindre des résistances au changement.

Le Figaro. – Où en est le dossier des sans-papiers ? Les recours ont-ils tous été examinés ?

– Il y a eu près de 144 000 demandes de régularisation qui ont pratiquement toutes été examinées. Sur ce total, on compte 77 000 régularisations effectives et un peu plus de 63 000 rejets. La circulaire Chevènement de juin ouvre la possibilité de recours gracieux, dont deux tiers ont été examinés par les préfectures, et de recours hiérarchiques, dont un quart ont été examinés par le ministère de l'intérieur. À la fin de l'année, tous les recours auront été traités. Je rappelle qu'il ne s'agit pas d'une régularisation générale. Chaque demande est prise en compte en fonction de critères qui ont été définis.

Le Figaro. – Lorsque l'ensemble des voies de recours seront épuisées, qu'adviendra-t-il des clandestins qui se sont signalés en préfecture ?

– Cinquante à soixante mille personnes devraient être dans ce cas. Dans un premier temps, elles se verront notifier leur situation. Elles seront invitées à contacter l'office des migrations pour être associées à des procédures de retour. Dans un deuxième temps, sera pris un arrêté préfectoral de reconduite aux frontières. Dès lors, chaque clandestin s'expose à une reconduite en cas de contrôle.

Le Figaro. – Le Gouvernement est-il réellement prêt à le faire ?

– Des reconduites et des expulsions, il y en a toutes les semaines, dans les conditions strictement prévues par la loi. Nous encourageons aussi les départs volontaires en collaboration avec les pays d'origine.

Le Figaro. – comment vivez-vous cet intérim au ministère de l'intérieur ?

– Je me suis inscrit dans la continuité de l'action déjà entreprise par Jean-Pierre Chevènement. Je suis arrivé à un moment où les grands choix avaient été faits ; la prise en compte par la gauche des questions de sécurité, la loi sur l'immigration et l'opération de régularisation des sans-papiers, le rétablissement de l'État de droit en Corse, le renforcement de la décentralisation… Je les partage. Ce ministère est très prenant car il est au coeur de l'État. Il ne faut pas se laisse submerger par les problèmes. Mais agir avec méthode et détermination.

Le Figaro. – Jean-Pierre Chevènement est sorti de l'hôpital du Val-de-Grâce, vendredi dernier. Comment l'avez-vous trouvé ?

– Je n'ai pas pu assister personnellement à sa sortie car, au même moment, je présentais le budget de l'outre-mer à l'Assemblée nationale ; Lorsque je l'ai rencontré, il y a quelques jours, j'ai eu le sentiment d'un homme serein qui prend du recul par rapport à l'actualité immédiate. Il faut qu'il retrouve la forme physique. Deux événements lui ont, cependant, mis du baume au coeur : la victoire de Schröder aux élections allemandes et l'arrestation de Charles Pieri en Corse.