Interviews de M. Michel Rocard, membre du conseil national du PS et député européen, à Europe 1 le 19 avril 1995 et le 2 mai et à O'FM le 3, sur le meurtre d'un jeune marocain lors du défilé du Front national et sur le débat télévisé Chirac-Jospin entre les deux tours de la présidentielle.

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Média : Europe 1 - O'FM

Texte intégral

F.-O. Giesbert : Vous êtes l'un des meilleurs soutiens de L. Jospin ?

M. Rocard : Disons que je fais activement campagne, beaucoup de réunions publiques, notamment en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie où j'ai fait la tournée traditionnelle.

F.-O. Giesbert : Vous ne vous dites jamais "et dire que ç'aurait pu être moi !" ?

M. Rocard : Si, bien sûr. Mais ça s'est réglé l'année dernière.

F.-O. Giesbert : Pas de pincement au cœur ?

M. Rocard : Je l'ai eu… Je fais campagne sans états d'âme et activement. C'est bien ainsi.

F.-O. Giesbert : Ce n'est pas dur ?

M. Rocard : Si, mais peu importe !

F.-O. Giesbert : Auriez-vous fait la même campagne que L. Jospin ?

M. Rocard : À peu près. Les Français ont pris goût à ce que les affaires du pays soient tenues en mains de manière sérieuse.

F.-O. Giesbert : Qu'est-ce qui aurait changé ?

M. Rocard : Je pense que j'aurais passé plus de temps que ne le fait Lionel à décrire l'avenir lointain vers lequel on va. Il est plus soucieux de répondre aux inquiétudes les plus immédiates des électeurs. C'est une affaire de tempérament. De toute façon, on ne gouverne pas aujourd'hui sans penser à où on va demain. Or nous allons, qu'on le veuille ou non, qu'on s'y prépare bien ou mal, vers une société où on travaillera beaucoup moins et où l'équilibre de la société sera fait d'hommes et de femmes beaucoup plus responsables de leur destin. Une part du temps essentielle sera consacrée aux relations, à la famille, au sport, à la culture, à la vie associative, la vie publique, la vie politique. Ce sera une société différente.

F.-O. Giesbert : N'est-il pas dur d'être socialiste aujourd'hui, quand le socialisme a du plomb dans l'aile, notamment en Europe ?

M. Rocard : Ah non, justement pas ! Nos camarades finlandais viennent de gagner superbement leurs élections.

F.-O. Giesbert : Mais ça ne va pas très bien pour les Espagnols, les Allemands…

M. Rocard : Les Espagnols sont usés depuis longtemps. Les Italiens, c'est autre chose : le parti socialiste italien a complètement implosé, mais il y a un grand parti social-démocrate qui est la fraction dominante de l'ancien Parti communiste qui a fait scission. C'est un des fers de lance de la social-démocratie européenne et l'axe de reconstruction de l'Italie demain. Les travaillistes anglais sont en pleine rénovation et de reconstruction. Ils ont des sondages splendides. Le socialisme français connaît une phase de faiblesse.

F.-O. Giesbert : Le socialisme, c'est toujours une idée neuve ?

M. Rocard : Oui. L'histoire du monde est assez simple : nous avons payé 70 ans de drame affreux qui a été le communisme, et tout ce qu'il a fait de massacres. Dans ce combat contre le communisme, l'adversaire a plus été le marché, le libéralisme, que seulement la démocratie. Maintenant, nous payons les excès du libéralisme sans contrôle. C'est la social-démocratie qui a sa réponse. Elle la donne en Europe du Nord, en Australie. C'est la bonne réponse. En France, nous avons pris un peu de retard. Mais c'est notre enjeu.

F.-O. Giesbert : Où trouvera L. Jospin l'argent pour financer ses projets, quand on sait que le déficit budgétaire a augmenté de 10 milliards en un an et que la dette est passée de 2 à 3 000 milliards ?

M. Rocard : Ce passage de la dette de 2 à 3 000 milliards et le triplement du déficit budgétaire, alors que j'avais réussi à le restreindre, c'est l'indice d'une gestion effroyablement laxiste de M. Balladur. Tout ça est dangereux.

F.-O. Giesbert : Il ne faudra pas augmenter les impôts ?

M. Rocard : Ce ne se joue pas dès le début de la sorte. Nous avons la CSG. Mais surtout, nous sommes en train de retrouver la croissance. C'est un phénomène mondial, mais il faut en profiter. Ça permet sans doute d'assainir les finances publiques en profitant de la croissance. J'ajoute ceci, qui est essentiel : nous dépensons plus de 340 milliards de francs par an, 0,4 % du PIB, c'est énorme, dans des conditions inactives. Je me borne à redire ce que L. Jospin dit : si une entreprise passe à 32 heures et qu'elle dit "je ne peux embaucher les 70 travailleurs qu'il me faut en complément que si je baisse les salaires de ceux qui sont toujours là ; mais si je vous embauche à l'ASSEDIC locale, quelle économie faites-vous en ne leur payant plus d'allocations ? Est-ce que vous pouvez me la verser pour compenser ?". Comme la réponse est oui, les sommes peuvent cadrer à peu près. Il y a moyen de lutter beaucoup mieux contre le chômage sans augmenter les impôts, à coût constant par unité produite par les entreprises et en utilisant l'économie que représente un chômeur embauché. C'est pour ça que le problème de l'augmentation des impôts n'est pas le premier à se poser ? Mais il y a une condition : mettre vite fin aux excès de l'assurance-maladie. Si ça va mal dans nos affaires, c'est qu'il y a 20 milliards de plus chaque année qui partent dans les déficits de l'assurance-maladie parce qu'on n'est pas capable de la contrôler. C'est une urgence. L. Jospin est le seul qui a pris l'engagement sérieux d'y mettre fin rapidement, alors que J. Chirac dit le contraire et dit qu'on ne touchera à rien en ce qui concerne la liberté des médecins d'engager des dépenses.

F.-O. Giesbert : J.-C. Trichet a mis en garde les candidats. Il a bien fait ?

M. Rocard : C'est dans son rôle. Il a bien fait. Tout gouverneur de la Banque de France fait ça depuis 80 ou 100 ans. Je trouve que son rapport que j'ai parcouru rapidement est plutôt moins critique que souvent, parce que le franc est toujours une monnaie stable, parce que notre balance extérieure est positive. Il y a donc une marge qui permet à la fois de réduire les déficits et de combattre mieux le chômage. C'est en gros ce qu'il dit. Personne ne comprendrait qu'il ne l'ait pas dit. Mais là, curieusement, le rapport a le même ton que si la banque n'était pas indépendante. Ça a toujours été fait.

F.-O. Giesbert : Il n'y a pas d'affaire ?

M. Rocard : Il n'y a pas d'affaire.

F.-O. Giesbert : Est-ce une bonne chose que le pouvoir monétaire fasse la leçon au pouvoir politique ?

M. Rocard : Ce n'est pas une leçon. Il est normal que les responsables d'une grande institution rendent compte d'une activité en la plaçant dans un contexte général. Chaque rapport annuel d'administration d'entreprise, même privée, le fait pour ses actionnaires. Si c'est un conseil d'administration d'entreprise publique, il le fait pour les gouvernants et le Parlement. C'est bien normal. C'est comme ça que le pouvoir doit fonctionner. L'ANPE fait la même chose. On lit moins ses rapports.

F.-O. Giesbert : Comment définiriez-vous la campagne ? Mauvaise, passionnante, dégueulasse ?

M. Rocard : C. Pasqua a eu un mot curieux dans sa bouche. Il y a souvent ces coups bas dans toutes les campagnes électorales. Comme il en est un des spécialistes, il aurait mieux fait de se taire. Je trouve cette campagne un peu décevante, parce qu'elle n'a pas assez insisté sur l'avenir lointain. L. Jospin a prudemment, mais intelligemment insisté sur les deux points forts du court terme : en Europe, non seulement passer à la monnaie unique, mais établir le vote à la majorité ; s'attaquer au chômage avec des méthodes beaucoup plus fortes que ce qu'on a fait jusqu'à présent. Ce sont les deux points-clés de l'avenir français. On insiste là-dessus mais, du coup, on ne regarde pas assez l'avenir long dont Chirac et Balladur n'ont aucune idée.

 

Mardi 2 mai 1995
Europe 1

F.-O. Giesbert : Un jeune Marocain a été tué, hier, lors du défilé du FN. Vous êtes indigné ?

M. Rocard : Bien sûr ! Le FN sème la haine. Sur sa route, on tue. Il y a à peine plus de cinq ans, c'est un syndicaliste que je connaissais bien, avec qui j'étais lié d'amitié, P. Brocart, Français de longue date – mais c'est pareil, ce Marocain était français – qui avait été assassiné à coups de couteau. Il y en a eu deux ou trois entre-temps, un jeune Comorien. Je ne comprends pas comment on peut cultiver la haine et la violence à ce point.

F.-O. Giesbert : J.-M. Le Pen laisse entendre qu'il préfère le candidat socialiste au candidat de la majorité. Ça ne vous embête pas un peu ?

M. Rocard : Non. C'est de la logique politique : on se bat toujours contre les plus proches de soi.

F.-O. Giesbert : Un peu court !

M. Rocard : Non, c'est la stricte vérité. J.-M. Le Pen dégage l'espace là où il peut, c'est-à-dire autour de lui.

F.-O. Giesbert : La proportionnelle ne joue pas un rôle ?

M. Rocard : Chirac ne la veut pas. Si L. Jospin est élu, il dissoudra, on n'aura pas eu le temps de changer. Le sujet est neutre. Je rappelle simplement que depuis longtemps, beaucoup de gens réfléchissent à comment faire qu'au-delà de la force nécessaire d'un scrutin majoritaire, les formations du type écologiste, PC ou même FN aient quand même leurs voix entendues. Nous étions certains à proposer derrière le doyen Vedel d'instiller, comme l'avait dit le président de la République, un peu de proportionnelle à l'Assemblée nationale. Mon ami G. Gouge, député de Marmande, avait proposé un tel système, auquel j'avais donné mon accord, il y a cinq ans. L. Jospin s'était rallié à cela. Nous sommes d'une absolue continuité. Ça ne doit rien au FN, mais il y a un problème, qui est de ne pas monopoliser trop excessivement au profit des seules grandes forces de ce pays l'expression du suffrage.

F.-O. Giesbert : L. Jospin propose la proportionnelle. Ça ne vous donne pas des boutons ?

M. Rocard : Vous n'avez pas le droit de le dire comme ça : le candidat socialiste propose de rajouter un peu de proportionnelle, comme nous le proposions il y a cinq ans, et dans les conditions que je viens de vous rappeler qui sont au point depuis très longtemps.

F.-O. Giesbert : Êtes-vous d'accord pour dire que les 4,5 millions d'électeurs du FN sont les arbitres du second tour ?

M. Rocard : Non. C'est totalement faux. Les arbitres du second tour sont les gens qui sont plutôt de tempérament conservateur, plutôt centristes, qui croient à l'Europe, mais qui ne se sentent pas de gauche. Les vrais arbitres du second tour, ce sont ceux-là. Les électeurs du FN, ce sont des gens du peuple de France qui hésitent sur leur choix et qui se laissent guider par un discours haineux dont je ne sais pas où il peut trouver sa place.

F.-O. Giesbert : Votre ancien ministre et ami B. Lalonde annonce qu'il soutiendra J. Chirac. Ça ne vous fait pas un peu de peine ?

M. Rocard : Si. Enfin, B. Lalonde n'est pas le sommet de la cohérence en politique !

F.-O. Giesbert : Qu'attendez-vous du face à face Chirac-Jospin ?

M. Rocard : Qu'il confirme ce que je sais pour ma part, ce que beaucoup de Français savent, sûrement pas encore tous : que L. Jospin est le candidat le plus rigoureux, le plus cohérent et le plus continu dans sa pensée politique. Voter pour Chirac, c'est voter pour on ne sait pas qui : voter pour l'appel de Cochin et la dénonciation du parti de l'étranger ou pour un supporter timide du traité de Maastricht, voter pour le partisan du travaillisme à la française, voter pour le Premier ministre quasi-thatchérien de 1986. Je vois à quel point au Parlement européen nos partenaires internationaux en Europe sont inquiets à l'idée d'avoir Chirac comme partenaire, précisément parce qu'ils ne savent pas où il va.

F.-O. Giesbert : N'est-ce pas le propre de tout homme politique d'être changeant ? Il n'y qu'A. Laguiller qui dise toujours la même chose !

M. Rocard : Il ne faut pas trop simplifier. Peu de situations changent. Cela étant, la continuité politique de L. Jospin ces 15 ou 20 dernières années est tout à fait remarquable. Au lieu d'échanger ces propos, on pourrait citer l'Histoire : vous ne trouvez pas dans le destin de L. Jospin ces zigzags ou ces à-coups comme "l'appel de Cochin, et je vais voter Maastricht, puis je redemande un nouveau référendum parce que je le regrette, et puis je demande pardon d'avoir demandé un nouveau référendum" ! Rien de pareil. C'est cela qu'il faut faire apparaître : J. Chirac a du tempérament, mais pas beaucoup de convictions, ce qui est dangereux pour le pays.

F.-O. Giesbert : Quels sont les atouts de L. Jospin pour traiter les grands sujets qui se posent à nous, comme l'Europe et le chômage ?

M. Rocard : Son principal atout, c'est d'être continu, tenace et cohérent. Sur le chômage, il a beaucoup travaillé sur l'idée supplémentaire que nous apportons : il faut maintenant s'attaquer à la réduction du travail en compensant les changements économiques et les pertes de salaires nécessaires grâce aux économies qu'on ferait sur les ASSEDIC s'il y avait moins de chômeurs. C'est cela, le point nouveau essentiel qui est la force de frappe de L. Jospin dans cette campagne. Sur l'Europe, il a dit que dès que l'élection est faite, on commence la conférence de modification, de perfectionnement de Maastricht. Il faut étendre la zone du vote à la majorité. Il faut que l'Europe puisse décider vite et efficacement. Tout le reste, c'est un peu du laïus creux. Ce sujet-là est décisif. L. Jospin est le seul à être clair. Il y a un malaise dans la démocratie française : il faut à la fois pour y voir plus clair une confirmation de démocratie plus fréquente. Il faut ramener le mandat du Président à cinq ans. L. Jospin est le seul à le dire. Il faut supprimer les cumuls de fonctions. Il faut qu'on sache qui fait quoi : entre ceux qui font la loi, ceux qui gouvernent les grandes communes et les Conseils régionaux, le cumul ne doit plus être possible.

F.-O. Giesbert : Vous vous imaginez L. Jospin dans les réunions internationales ?

M. Rocard : Tout à fait ! Les chiraquiens pourraient avoir de cruelles déceptions, d'autant qu'il a beaucoup voyagé internationalement : n'oubliez pas qu'il a été premier secrétaire du PS longtemps, et que cela fait beaucoup de rencontres, beaucoup de conversations, beaucoup de négociations.

F.-O. Giesbert : Il appelle au rassemblement pour éviter l'État-RPR. Êtes-vous sûr qu'il n'y aura pas d'État-PS ?

M. Rocard : Oui. On a fait le pointage politique de nominations, par exemple. M. Balladur était beaucoup plus brutal que nous ne l'avons jamais été ! J'ai moi-même protégé la fonction d'un homme comme M. Gandois qui n'est pas de chez nous, quand il était dans le secteur public. En plus, voter Jospin, c'est rééquilibrer un peu les pouvoirs publics, puisqu'aujourd'hui 80 % de l'Assemblée nationale, les trois-quarts du Sénat, 21 régions sur 22, l'essentiel des autorités territoriales, la Droite contrôle trop de choses en France : il est dangereux d'y rajouter Chirac. L. Jospin, c'est la sécurité.

 

Mercredi 3 mai 1995
O'FM 99.9

Q. : Le climat de sérieux, de sincérité et de respect mutuel du débat Chirac-Jospin ne relève-t-il pas du "parler-vrai" qui vous est cher ?

Michel Rocard : Si, largement. Je crois que c'est un débat qui ennoblit la démocratie. Je suis content, moi, que la dramatisation, le spectacle, les coups bas, les petites phrases aient été rarissimes, sinon absents. L'élection présidentielle est un choix difficile, grave et le prochain président aura du pain sur la planche dans des conditions assez redoutables et il est important que les électeurs aient un débat éclairé. Je crois que le débat y a vraiment contribué.

Q. : Un débat un peu trop technique parfois ?

Michel Rocard : C'est difficile à juger comme cela. Moi, je n'accepte pas cette façon de voir les choses. La démocratie cesse de fonctionner si les électeurs ne sont pas en situation de vérifier l'action de leurs élus ou de choisir leurs élus de manière pertinente. Or, rien n'est simple : attaquer le chômage, construire l'Europe, maintenir et faire fonctionner notre système institutionnel, maintenir une monnaie stable et avoir une forte politique de logement, il ne suffit pas de le dire. Tout est dans les moyens, tout est dans le comment on fait. Et je pense pour ma part que le peuple français est parfaitement capable de s'y intéresser et de suivre.

Q. : Lionel Jospin était challenger, n'aurait-il pas eu intérêt à tenter le KO pour renverser le rapport des forces gauche-droite ?

Michel Rocard : Je n'en suis pas si sûr. Que veut dire cette question ? Est-ce que ça veut dire qu'il n'a pas fait assez de crochets du gauche ? Qu'il n'a pas frappé assez au-dessus de la ceinture ? Je récuse cette manière de voir. Lionel Jospin, à plusieurs reprises, m'a semblé plus précis, plus concret que ne l'était Jacques Chirac, qui tournait un petit peu autour du pot. On l'a vu notamment dans la partie institutionnelle, la première, mais on l'a vu aussi un peu sur la politique du logement, où il ne parlait que du marché et pas vraiment d'une politique active du logement social. Et c'est là qu'à mon avis Lionel Jospin a marqué des points, ce qui s'est vu d'ailleurs à quelques échanges.

Q. : Comment expliquez-vous à propos du chômage qu'on n'arrive pas à relancer la consommation, qui est quand même le moteur principal de la croissance ? L'élection présidentielle peut-elle créer une euphorisation qui relance les affaires ?

Michel Rocard : Et bien d'abord la stabilisation du pays. Nous sommes dans une phase électorale lourde, qui inquiète un peu. Mais c'est vrai aussi que nous payons là le prix de notre excès de chômage ; la consommation est insuffisante et incertaine, elle vient de s'effondrer le mois dernier clans l'automobile, pourquoi ? Parce que les Français sont inquiets de l'avenir. Et ils sont inquiets de l'avenir d'abord parce qu'on ne sait pas encore qui va nous gouverner et comment. Et s'il s'agit de Monsieur Chirac avec ses discontinuités, on ne le saura pas beaucoup plus après ! C'est pour ça que les marchés financiers montrent bien une petite inquiétude sur le Franc. Et, d'autre part, il y a la vraie inquiétude de ceux qui ne sentent pas leur emploi tellement assuré, ils sont quand même 5, 6 ou 7 millions dans des entreprises dont les comptes d'exploitation sont fragiles actuellement. Toutes les familles qui sont dans ces situations ont plutôt tendance, en effet, à faire de provisions d'argent, plutôt qu'à dépenser.

Normalement, on devrait avoir un changement de comportement après la présidentielle, quand on saura où on va, si on le sait vraiment. Mais comme disait son slogan de campagne du premier tour, avec Jospin c'est clair, avec Jacques Chirac, ça l'est moins. Je peux parler en tant que parlementaire européen : quand on est ensemble au parlement européen, on est ensemble un peu en guetto, dans une ville où personne n'est chez soi ; je peux vous dire que toute la droite conservatrice européenne est inquiète à la pensée d'avoir Jacques Chirac comme partenaire : est-ce que c'est celui qui soutenait du bout des lèvres le traité de Maastricht ? Ou est-ce que c'est celui qui était Je procureur du parti de l'étranger ? Et les marchés financiers, pour ne prendre que cet exemple, ne seront stabilisés que quand les choses seront claires là-dessus.

Q. : En cas d'élection législative, vous vous disposez à retrouver votre siège dans les Yvelines ?

Michel Rocard : Écoutez, je n'ai pas encore réfléchi à ça, on verra bien. Je ne suis pas mal au parlement européen, savez-vous ? J'ai le sentiment d'y faire du travail utile.

Q. : Vous n'avez pas envie de retourner au Palais Bourbon ?

Michel Rocard : Pour y être député de l'opposition, modérément. On verra bien.

Q. : Vous êtes donc plutôt d'accord avec Jacques Delors qui doutait de sa capacité à réunir une majorité pour le soutenir à l'Assemblée s'il était élu président ?

Michel Rocard : Non non ! Moi, je suis persuadé que mon vieil ami Jacques Delors a sous-estimé un fait politique évident, je crois que Lionel Jospin a raison quand il dit que s'il est élu président, ce qui n'est pas impossible, il y aura un effet de souffle.

J'imagine mal un corps électoral aussi expérimenté et aussi responsable que le corps électoral français, même quand il émet des signaux de protestation, ils sont clairs et bien délimités, j'imagine mal le corps électoral français refusant les moyens de sa politique au président qu'il vient d'élire tout juste. Ça, je ne l'imagine guère.

Q. : Est-ce que vous pensez vraiment que le débat d'hier a pu déplacer des voix ?

Michel Rocard : On le verra bien, il y aura des instruments de mesure. Je pense que oui et pour une raison forte et peu médiatique : il est visible, le taux d'abstention le montre, le fait qu'au-delà du taux d'abstention nous avons un record inhabituel de citoyens français de plus de 18 ans qui ne sont même pas allés s'inscrire, le chiffre dépasse 3 millions. Donc il ne faut pas seulement raisonner avec nos 20 % d'abstention. En plus ceux qui se sont exprimé ont émis une large part de vote protestataire et le président qui sera élu, quel qu'il soit, aura eu au premier tour moins du cinquième du corps électoral. C'est dans cette situation – là qu'il va falloir gouverner. Ça démontre que la France est inquiète. Pourquoi ? Parce qu'on ne sait pas bien où on va. Et je suis très éloigné de penser que ce sont des gesticulations, des coups de menton ou des coups de gueule, des petites phrases, qui auraient rassuré les gens. Je suis au contraire relativement convaincu que le ton du débat a eu quelque chose de sécurisant, et que le plus sécurisant des deux a été celui qui a été le plus clair sur la plupart des sujets. Et je continue à penser que c'est plutôt Lionel Jospin. Je ne dis pas du tout que Monsieur Chirac a été mauvais. Mais c'est cela la bonne réponse et c'est en quoi je pense que ce débat peut avoir un facteur stabilisant, aux dépens du drame, mais ce n'est pas du drame que nous avons besoin. Nous avons besoin de sérénité, de sérieux et de concret.

Q. : Le sentiment d'inquiétude que vous évoquez peut-il se traduire par ce qu'on a appelé un troisième tour social, une menace d'un nouveau mai 68, un mai 68 social ?

Michel Rocard : Le débat d'hier soir nous a montré deux candidats qui tous les deux sont sensibles au fait que la part des salaires dans le produit national a beaucoup baissé depuis dix ans. C'est lié à la mondialisation des échanges. C'est lié à l'impossibilité où nous sommes pour des raisons européennes et mondiales d'avoir une taxation équilibrée entre les placements financiers et le travail. Bref, dans ces conditions-là, rassurer et reconnaître qu'il y a place à un rééquilibrage au profit des salaires, ça a déjà été fait.

Autrement dit, qu'il y ait une revendication, c'est logique, ça correspond à une situation, que la réponse y soit mauvaise et aggrave la crise, ce n'est pas encore démontré ! Une revendication, ça se négocie, surtout quand il y a convergence entre les élus politiques pour reconnaître qu'elle n'est pas illégitime, si elle reste modérée bien sûr. Il faut trouver la zone des réponses compatible avec le maintien des responsabilités de notre monnaie.

Q. : Hier soir, Chirac a expliqué que quand Lionel Jospin était ministre de l'Éducation, il avait changé 27 des 28 recteurs d'académie. Vous étiez vous­ même à l'époque Premier ministre, n'y êtes-vous pas allé un peu fort ?

Michel Rocard : Sûrement pas, parce que ce que M. Chirac n'a pas dit et que Lionel Jospin n'a pas eu le temps de relever parce que dans la tirade suivante il répondait à autre chose, c'est qu'il y a aussi les promotions là-dedans. Je suis resté Premier ministre 3 ans, sur les deux premières années, pour prendre un compte comparable, j'ai eu à soumettre au président de la république au conseil des ministres à peine plus de moitié moins de nominations que celles qu'a faites M. Balladur. Autrement dit, le jeu du tourniquet n'a pas été accéléré. Il faut savoir que tout fonctionnaire d'autorité reste en fonction en moyenne autour de trois ans, pas beaucoup plus. C'est-à-dire que dans les innombrables postes d'autorité, pendant mes trois ans de gouvernement, ils pratiquement tous tourné. Donc le critère n'est pas le nombre absolu des nominations, c'est le critère des nominations de brimade, des nominations-rejet par rapport aux promotions. Et ce décompte-là on ne l'a pas fait, enfin on ne l'a pas eu hier soir dans les chiffres, je ne le sais pas par cœur, j'ai eu un vif souci de défendre la fonction publique, je me souviens de quelques nominations très voyantes où nous avons promu, à raison de leurs qualifications professionnelles fortes, des ambassadeurs, des commissaires de police, des recteurs, qui n'étaient pas nos amis politiques mais qui avaient conscience professionnelle et esprit du service public dans de grandes conditions. Et dans les 27 sur 28 recteurs, vous avez toutes les promotions habituelles, tout le corps rectoral n'a pas été changé, ce n'est pas vrai. Le dosage, je ne sais pas.

Q. : Tout à l'heure vous avez dit : "il n'est pas impossible que Lionel Jospin soit élu président de la république"…

Michel Rocard : C'est bien possible… C'est loin d'être certain, je vous l'accorde… Mais comme il l'a dit lui-même "l'arithmétique est contre, et la dynamique est pour".

Q. : Et c'est possible ?

Michel Rocard : Écoutez, je le pense…

Q. : Vraiment vous y croyez ?

Michel Rocard : Je pense que les résultats du premier tour montrent bien qu'il y a un doute. Ce qui est arrivé à M. Chirac dans les quinze derniers jours de la campagne du premier tour montre bien que son passé, ses ondoiements, qu'il s'agisse de l'Europe ou qu'il s'agisse de la politique sociale en général, souvenez-vous de la contradiction énorme qu'il y a entre son discours sur le travaillisme à la française quand il se voulait l'héritier du mouvement gaulliste et son reconstructeur après le départ du général, et le chef de gouvernement pratiquement reaganien ou thatchérien qu'il a été de 86 à 88, en privatisant tout ce qui lui passait sous la main, en dérèglementant partout, en supprimant l'autorisation administrative de licenciement, en supprimant l'impôt sur la fortune (une des raisons pour lesquelles les chiffres des revenus sont maintenant accablants)…

Q. : … Est-ce que vous auriez aimé être à la place de Lionel Jospin, vous qui avez été longtemps le candidat virtuel puis naturel du PS, et qui côtoyez Chirac depuis 40 ans ?

Michel Rocard : Écoutez, j'ai été furieux d'être battu l'année dernière. Donc c'est vrai que j'aurais aimé ne pas être battu, donc être le candidat et mener la bataille. Cela étant, nous sommes capables à gauche de beaucoup plus de solidarité entre nous que la droite n'en a montré dans toute cette bataille, et j'espère avoir démontré que je me bats pour Lionel Jospin sans aucun état d'âme.

Q. : Vous avez eu des mots assez durs sur François Mitterrand dans un magazine qui paraît aujourd'hui, disant qu'il faudrait 10 ans à la gauche pour se remettre de 14 ans de mitterrandisme ; vous maintenez ?

Michel Rocard : Si vous voulez bien qu'on parle de l'avenir, on ne va pas commencer par des références au passé, tout ce qui est dans ce texte est fort ancien, ce ne sont que des confirmations. C'est vrai que la gauche française, quand on la compare à la gauche anglaise ou même à la gauche allemande, sans parler de l'essentiel de la gauche en Europe du Nord qui gouverne, Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Autriche, aujourd'hui les sociaux-démocrates sont au pouvoir, ils sont dans une position magnifique en Grande-Bretagne, bref il y a un avenir pour la social­démocratie, elle a gagné il n'y a pas très longtemps au Brésil, elle a regagné en Australie il y a deux ans maintenant. Je crois, pour dire les choses très simplement, premièrement, qu'après 70 ans que les démocraties ont passé à vaincre le communisme, il va falloir maintenant mener le combat et le gagner contre les excès et les cruautés, les injustices, du marché sans règles. C'est le combat mondial d'aujourd'hui, spéculations financières et tout cela. Je pense que la vision social­démocrate d'une société de libertés, de pluralisme, de justice sociale, avec une puissance publique régulatrice, c'est le projet d'avenir pour la paix dans le monde, et pour la justice sociale dans nos pays. Je pense qu'il est donc porté par la social-démocratie, et je maintiens le diagnostic porté par tout le monde, il n'y a pas que moi qui le dis, qui est que la gauche française n'est pas très en forme pour ça. (…)

Q. : Depuis le premier tour et le débat d'hier soir n'avez-vous pas l'impression que Lionel Jospin se pose pour l'avenir, s'il n'est pas élu, en véritable chef de l'opposition ?

Michel Rocard : Pratiquement oui, oui, tout à fait, il a tenu son contrat. Mais regardez-nous travailler, les socialistes sont des hommes et des femmes qui ont des convictions, ce n'est pas un régiment, ce n'est pas une année, ce n'est pas la grande muette, nos convictions sont diverses et nous avons plaisir et fierté à les affronter, on est tout le temps en train de se disputer, sauf dans les périodes électorales graves. Depuis 1971, le renouveau du PS, vous n'avez jamais vu, sauf un cas local à Marseille une fois, vous n'avez jamais vu les socialistes mener leurs affrontements leurs désaccords jusqu'à offrir une chance à l'autre par leurs divisions quand ça barde. Travailler avec Lionel Jospin, mais ça me convient tout à fait. D'autant qu'il a eu l'autorité de rédiger un programme qui est clairement un programme moderne correspondant à ce qu'on appelle la social­démocratie…

Q. : En revanche quand il n'y a pas d'élections, on vous voit afficher vos divisions. Si Lionel Jospin n'est pas élu, sera-t-il le patron de toute l'opposition socialiste, ou bien cela va-t-il recommencer comme avant ?

Michel Rocard : Il ne faut pas poser les questions uniquement à travers des personnes. On est en train de digérer le communisme, on est en train de digérer 70 ans d'erreurs qui ont coûté 50 millions de morts, parce que la volonté de justice sociale qui a donné naissance au mouvement socialiste dans le monde entier a trouvé comme point d'application l'idée de l'économie administrée, qui ne colle pas. Alors on se dégage de ça. Mais notre carte d'identité faiblit : quand les socialistes voulaient tout nationaliser et qu'ils étaient pour la propriété collective des moyens de production et d'échange, et pour l'état partout, leur carte d'identité était reconnaissable. Quand on dit que nous nous battons pour une société solidaire en économie de marché, c'est moins net. Alors il y a des gens pour dire "il n'y a plus de différences entre la droite et la gauche", ce qui est très faux. C'est un peu moins net, nous avons donc des militants, des membres de l'ensemble de la gauche et notamment du PS qui craignent cette évolution, qui vont la discuter. Ce n'est pas une dispute mesquine, c'est un vrai combat d'orientation.

Q. : Quel est votre avenir à vous ?

Michel Rocard : Il est celui d'un producteur d'idées au service du combat commun, d'un responsable de la gauche parmi d'autres, aussi efficace que je le pourrai.

Q. : Rocard à Matignon, c'est du passé ?

Michel Rocard : Place aux jeunes !