Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, à France-Inter le 12 novembre 1998, sur l'aide humanitaire et financière aux pays d'Amérique centrale ravagés par le cyclone Mitch, sur le droit d'ingérence et l'aide internationale au développement et sur le rôle de la structure européenne de coordination humanitaire Echo.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Jusqu'où la solidarité internationale ira-t-elle, s'agissant des quatre pays – Guatemala, Honduras, Salvador, Nicaragua – ravagés par le cyclone Mitch ? Autrement dit, que sont disposés à faire les pays les plus riches du monde pour ceux qui viennent d'être frappés et qui sont parmi les plus pauvres du monde ? Alors que les bilans terribles, mais souvent abstraits, sont établis – 6 600 morts et 8 000 disparus rien qu'au Honduras ; 800 millions de dégâts dans le pays – sur le terrain, il apparaît que ce sont les plus défavorisés qui ont le plus souffert. Ainsi, à Tegucigalpa, où sur 20 000 sinistrés, tous appartiennent aux classes les plus démunies. Et quand les bulldozers auront terminé le déblaiement des décombres et des corps, se poseront alors, dans ces pays, les questions sociales, à commencer par celle du chômage Mitch a anéanti toutes les cultures. Les stabilités de ces pays et de leur si fragile démocratie, sont entre les mains des puissants. Mettront-ils les mêmes moyens que pour résoudre la grande crise économique de ces derniers mois ?

En ligne, à Bruxelles, B. Kouchner, Secrétaire d’État à la Santé. La France, c'est vrai, la première, a annoncé sa décision d'annuler unilatéralement l'ensemble des dettes des pays frappés par Mitch. Mais est-ce que la mobilisation internationale a été la même que pour la grande faillite bancaire ?

– "Certainement pas. Mais ça n'était pas la même crise. D'abord il faut sauver des vies ; d'abord il faut prévenir les épidémies et il faut essayer de dégager les infrastructures – les routes, reconstruire les ponts, etc. ; c'est une tache gigantesque. Mais d'abord l'urgence. Vous avez eu raison de dire que la France – qui a une grande habitude de l'humanitaire et qui, avec la cellule de crise que nous avions fondée en 93, a réagi très vite – a envoyé près de 200 personnes sur place ; en enverra d'autres s'il en est besoin. Ça, c'est la première des choses à faire. Et d'autres pays de la région – les États-Unis bien entendu, le Mexique d'abord – ont envoyé de quoi parer au plus pressé. C'est cela qu'il faut faire. Mais pour le reste, le tableau que vous avez brossé est évidemment assez juste et très difficile à..."

Q - Il est un peu choquant, aussi ! Quand on voit, par exemple, que l'aide financière qu'on a consentie au Brésil est mille fois supérieure à ce que la communauté internationale est en train d'accorder aux quatre pays qui ont été frappé...

– "Oui, mais ce n'est pas la même crise. Évidemment, on sent la nécessité de la stabilité financière internationale, comme évidente ; plus évidente que ces malheurs qui frappent, vous avez raison de le dire, les populations les plus pauvres. Mais vous savez, quand un ouragan comme Mitch passe, ce sont les maisons les plus frêles qui s'envolent comme des fétus ; ce ne sont pas les bâtiments qui ont été construits en béton, et donc les bâtiments les plus riches. C'est vrai, c'est vrai partout ! Le monde est inégal ! C'est vrai, aussi, que les cultures, en particulier la banane, ont été considérablement détruites dans des zones où les petits paysans survivent mal. Tout cela est juste. Mais le monde est inégal, et si vous voulez me faire dire qu'il faut l'égaliser – enfin, l'égaliser, ce n'est pas ce qu'il faudrait faire, mais le rendre plus juste j'en suis tout à fait partisan. La France a annulé la dette ; la France s'est montrée, non seulement dans les secours, pionnière, mais de ce point de vue de la dette j'espère que les autres pays supprimeront les dettes des quatre pays touchés, dont, surtout, le Nicaragua, et le Honduras – surtout le Honduras – qui sont malheureusement dans la première ligne du malheur."

Q - On ne peut pas s’empêcher de penser, à nouveau, au droit d'ingérence.

– "Ça, je suis content que vous m'en parliez."

Q - Mais pourquoi pas un droit d'ingérence économique ? Pourquoi pas dire : attendez, là, soyons sérieux, faisons les comptes ! Il faut aller beaucoup plus loin que ce qu'on fait jusqu'ici ?

– "Écoutez, d'accord ! Ce n'est pas moi qui dirais le contraire. Mais vous vous montrez là, très révolutionnaire. Pour le moment, on n'a pas encore assez fait comprendre au monde que le tournant des diplomaties et la manière dont s'ordonnera notre planète, doit se faire d'abord pour prévenir les massacres et pour faire respecter les droits de l'homme. Alors, si on en parlait plus, en France, pays qui l'a inventé, j'en serais déjà très content. Ça veut dire qu'on ne laissera pas les minorités souffrir. Si déjà – avec les organisations internationales. bien entendu, cela passera par elles – si on pouvait faire respecter cela, en Afrique – où on a beaucoup manqué, n'est-ce pas ? d'occasions, enfin les occasions n'ont pas manqué, de se montrer efficaces, mais nous n'y sommes pas parvenus – et ailleurs, eh bien déjà nous aurions fait des progrès considérables. Je vous signale que le droit d'ingérence – le devoir pour soi-même, pour la morale, mais le droit qui se construit – réunit des séminaires par dizaines–; les diplomates en parlent ; la façon dont nous avons, au Kosovo – je ne sais pas si on a évité le pire, car beaucoup sont morts – manœuvré avec la Communauté internationale est également de l'ingérence ; tous les jours ça se fait. Ce qui était inimaginable il y a dix, vingt ans. Là encore, la France a inventé cela."

Q - L'ingérence mais aussi la vigilance. Car, j'ai été frappé d'entendre la Banque mondiale annoncer, ces jours-ci, que 70 à 80 % de l'aide, sur place, est gaspillée quand elle n'est pas détournée.

– "Là, il s'agit, en effet, de l'ouvrage de la Banque mondiale à propos du développement. Oui, le développement ce n'est pas une notion très simple. On a beaucoup évolué, amélioré les choses ; travaillant avec les petites structures et non pas forcément avec les gouvernements. Faisons du codéveloppement ; réalisons des mini-projets à l'échelle humaine, c'est déjà un progrès considérable ! Lorsque je présidais la commission du développement du Parlement européen – c'est-à-dire l'endroit où on donne le plus d'argent au monde pour le développement, il faut bien savoir ça –, nous avions évidemment mené toutes ces réflexions. Les choses s'améliorent. Mais vous savez, changer la
vie, changer les continents, changer les habitudes, changer les cultures, c'est une tâche exaltante ! On peut appeler ça, en gros, d'ailleurs, "une tache humanitaire." Et nos jeunes gens devraient s'y déployer. Malheureusement, il faut que ce soit un mouvement mondial. Et ça ne l'est pas encore, et je le regrette beaucoup d'ailleurs. On voit bien avec ce qui se passe en Amérique centrale, combien l'exaltation pour notre jeunesse – exaltation de travailler, d'être utile – se manifeste en cas de malheur. Il faudrait que cette exaltation, que cette ferveur, ce rêve, se manifestent en dehors des catastrophes."

Q - Mais, à défaut d'être un mouvement mondial, et puisque vous êtes à Bruxelles, y a-t-il, au moins, une efficace coordination européenne dans ce domaine ?

– "J'ai vu E. Bonino, hier soir, qui sera d'ailleurs samedi, en Amérique centrale. La coordination est assurée, non seulement par Echo – Echo, dont on a dit, à tort, bien à tort, tellement de mal à propos de dérives qui interviennent dans toutes les administrations du monde, et qu'il faut évidemment maîtriser – mais Echo a donné le plus d'argent, avec les aides bilatérales..."

Q - Echo c'est la structure européenne qui est...

– "La structure européenne de coordination humanitaire. Et puis il y a une structure de l'ONU, de coordination humanitaire, qui est chargée de distribuer les taches, l'une pour s'occuper d'assainir l'eau, l'autre pour les routes, etc. Il y avait 11 ONG, dont des ONG françaises célèbres, comme Médecins Sans Frontières, Médecins du Monde, qui étaient sur place. Tout ça doit en effet se coordonner. Vous savez, Echo, encore une fois, est une toute petite structure, riche, puissante, qui a fait fonctionner beaucoup d'associations humanitaires, d'organisations non-gouvernementales, qui, d'ailleurs au moment de la crise, se sont montrées bien ingrates, il faut quand même le dire !"

Q - Et maintenant le diagnostic du médecin que vous êtes ? Je lis dans les dépêches de l'AFP, ce matin : rien qu'à Tegucigalpa, 100 000 cas de maladies enregistrés ces dernières heures, et beaucoup de broncho-pneumonies, ce qui tue les enfants de moins de 5 ans. Là, il faut faire vraiment très vite !

– "Oui, mais c'est vrai que les broncho-pneumonies, que les conjonctivites etc., sont fréquentes. C'est vrai qu'on redoute le choléra, que la malaria s'installe. J'espère, j'espère, qu'il n'y aura pas de grosses épidémies parce qu'il y a une attention épidémiologique ; qu'on se déploie sur les petits foyers. Et l'histoire des catastrophes nous apprend que de grandes épidémies, en général, ne sont pas déclenchées. J'espère ne pas me tromper. Mais il faut non seulement être attentif mais renforcer nos solidarités ; envoyer plus de spécialistes et envoyer surtout de l'aide. Ce dont ils ont besoin maintenant – les gens sont dans la rue pour une part – c'est de couvertures, de nourriture, c'est d'accès à des endroits bien difficiles, c'est d'hélicoptères – qui arrivent de tous les pays mais en nombre insuffisant. Le bilan n'est pas encore fait. J'espère d'ailleurs que les chiffres ne sont pas exacts – qui sont de 11 000 morts et de 13 000 disparus. Parce ce que c'est très difficile de faire des recensements. D'abord l'urgence, je vous l'ai dit; d'abord parer au plus pressé ; enrayer les éventualités d'épidémies ; donner à manger. Et puis ensuite, alors, la reconstruction, une tâche énorme à laquelle, j'espère, s'attellera, comme vous le dites, le monde, autant que dans la crise financière. Et pourtant ça représente beaucoup moins d'argent. Là-dessus, je partage votre sentiment."