Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 10 novembre 1998, sur le projet de réforme du CNRS et de son rapprochement avec l'Université.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Q - « Les chercheurs ont manifesté, jeudi 5 novembre, contre les projets de réforme de la recherche et, plus particulièrement, contre celui du CNRS. Ils demandent un « débat public national ». Allez-vous l'organiser?

- Non. Je ne recommencerai pas ce qui a été fait par Jean-Pierre Chevènement en 1982. "Des Assises nationales de la recherche" ne se justifient pas car il n'y a pas de projet de réforme de la recherche mais seulement de réforme de statuts de trois organismes : CNRS, l'Inserm [Recherche médicale] et l'Orstom [Développement et coopération].

Ce serait une perte de temps et la recherche française souffre de trop de retards dans certains domaines pour se permettre de perdre un an en discussions stériles. En recherche, dans un contexte de mondialisation totale, viser la moyenne ne mène à rien : la recherche est par définition un processus innovant et l'innovation est par définition minoritaire.

Q - Pourquoi réformer le CNRS ? Que reprochez-vous à son fonctionnement actuel ?

- Lorsque je suis arrivé au ministère, j'avais deux objectifs. Relancer les créations de postes. Je l'ai fait. Cinq mille enseignants-chercheurs ont été recrutés cette année à l'université et le taux de renouvellement des effectifs dans les établissements scientifiques a été porté à 3 %. Rénover ensuite les organismes de recherche, sans les bouleverser. Je l'ai demandé à leurs directions, en particulier à celle du CNRS. Les instructions étaient claires : favoriser l'accès des jeunes aux responsabilités ; donner une composition européenne aux structures d'évaluation ; favoriser les transferts vers l'industrie et l'université ; débureaucratiser. J'ai attendu. Peu de mesures ont répondu pleinement à mon attente.

Un exemple : en matière de mobilité, sur les 11 000 chercheurs du CNRS, 10 sont partis cette année dans une entreprise. Dans l'enseignement supérieur, 100 postes de professeur leur ont été réservés, dont 30 ou 40 seulement seront pourvus. Enfin, rien de sérieux n'a été fait pour permettre aux jeunes effectuant un post-doctorat à l'étranger de trouver un poste en France. Dès lors, j'ai décidé de dynamiser la réforme du CNRS.

Mon objectif n'est pas de le « détruire » mais au contraire de renforcer son rôle tout en le modernisant. Le ministère n'a pas non plus l'intention de piloter le CNRS, pas plus que ses programmes de recherche. Ce que je veux, c'est que la stratégie à long terme de l'organisme soit assurée par le conseil d'administration et son président, sa mise en oeuvre à court terme par le directeur général, et que le conseil scientifique, qui élira seul son président, ait une réelle autonomie scientifique. Je souhaite également, pour une meilleure évaluation des programmes, qu'il soit ouvert à des chercheurs européens et à des représentants de l'industrie. Le CNRS est trop fermé sur lui-même.

Q - Le CNRS et les universités entretiennent déjà des relations très étroites. Pourquoi « systématiser» ce rapprochement en remplaçant les laboratoires propres par des unités associées ?

- Si la recherche ne se transfère pas à l'enseignement supérieur et à l'industrie, elle ne sert à rien. Voilà pourquoi je souhaite qu'à terme, toutes les équipes soient associées. Il y a trente ans. Le pourcentage de laboratoires propres au CNRS était de 50 %. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 15 %. Ce que je désire, c'est faire naître des pôles de recherche péri universitaires, parce que le coeur de la recherche, c'est l'innovation et que celle-ci doit être transmise tout de suite, là où sont formés les jeunes.

De ce point de vue, l'environnement universitaire est le meilleur biotope pour la création et l'innovation. Nous ne sommes pas les seuls à aller dans cette direction. Les Allemands et les Italiens le font. Les Russes essaient de le faire.

Q - Beaucoup de scientifiques craignent que le CNRS devienne une agence de moyens des universités. Celles-ci peuvent-elles mener une politique scientifique nationale au meilleur niveau ?

- Il s'agit d'un contresens. On ne va pas demander aux universités de conduire seules la politique de la recherche. La politique scientifique d'une université s'exprime lorsqu'elle affiche une discipline, qu'elle crée une chaire de professeur et qu'elle recrute un scientifique pour l'occuper. Après cet acte essentiel, pour lequel nous avons laissé désormais une grande autonomie aux universités, ce sont les organismes de recherche comme le CNRS ou l'Inserm qui évalueront les projets, associeront les équipes, affecteront les chercheurs et apporteront les financements.

Sans le CNRS, la recherche universitaire serait moins bonne. Sans l'université, nous ne produirions pas de jeunes chercheurs. C'est cette complémentarité, qui existe bien sur déjà, que je veux augmenter.

Q - Vous voulez accroître la mobilité des chercheurs vers l'enseignement et l'industrie. Tous vos prédécesseurs ont échoué. Qu'allez-vous faire ?

- Je suis attaché à l'idée de chercheurs à plein temps pendant une période - dix ans me parait une bonne formule -, durant laquelle chacun peut se consacrer entièrement à ses travaux. Mais je ne suis pas sûr que rester chercheur à plein temps toute la vie soit la solution idéale. Nous sommes d'ailleurs presque les seuls à avoir un système de chercheurs à vie. Je souhaite donc qu'après un temps de recherche pure, une mobilité soit imposée sous des formes qui restent à définir.

Pour la recherche, l'enseignement est une fertilisation extraordinaire : transmettre son savoir a des élèves et être amené, par les questions qu'ils posent, à s'interroger sur sa propre discipline est extrêmement enrichissant pour un chercheur.

Q - Les syndicats de chercheurs demandent le retrait du projet de décret et l'ouverture de négociations. Y êtes-vous disposé ?

Il n'existe, au stade actuel, qu'un projet de décret soumis à la discussion. Sur la méthode, j'ai chargé le conseil d'administration du CNRS et son président, Edouard Brézin, de proposer un projet de nouveaux statuts. Il l'a présenté. Les syndicats ont demandé des amendements ont été acceptés. La concertation est intense et se poursuit. Le mandat d'Edouard Brézin devrait être renouvelé par le conseil des ministres du 1er novembre avec mission de poursuivre ce processus. Il choisira  librement les modes de concertation qu'il jugera utiles. J'espère seulement qu'il saura résister aux « révolutionnaires du statu quo ». Voilà un demi-siècle que le CNRS a été créé. Je pense qu'il est temps qu'il se modernise un peu sans renier son essence. Pour ma part, je ne suis absolument  pas pressé, mais déterminé. »