Texte intégral
Q - Avez-vous trouvé les bases de la relance des rapports franco-allemands avec l'équipe Schröder ?
Nous y travaillons. Déjà, avant les élections, il était clair, en dépit du grand respect dont Helmut Kohl était entouré, que la relation patinait pour des raisons multiples. Nous avions donc appelé à une relance qui devait commencer par un travail franco-allemand sur les sujets de fonds qui sont sur la table aujourd'hui, plus que par des perfectionnements institutionnels du type d'un nouveau traité franco-allemand. Notre tâche est claire: à partir des positions françaises et allemandes, souvent différentes au départ, réélaborer des positions communes, sans lesquelles on sait que l'Europe marche mal. Même si, par ailleurs, l'entente franco-allemande ne suffit pas dans l'Europe à quinze. Le nouveau gouvernement allemand a bien réagi, avec moins de sentimentalité et plus d'esprit pratique que celui d'Helmut Kohl. Il accorde à ce sujet la même importance. Je note au passage que les spéculations géométriques sur le «triangle» censé se substituer au moteur franco-allemand n'ont guère duré et que l'on se retrouve devant une évidence : il y a des sujets que la France et Allemagne doivent traiter de concert. D'où les contacts intenses entre responsables. Joschka Fischer et moi avons ainsi passé plus de cinq heures ensemble vendredi.
Q - Quels sont ces sujets prioritaires ?
Les questions européennes. Premier sujet : le financement de l'Union pour les années 2000-2005 (l'agenda 2000). L'objectif est de se mettre d'accord avant la fin de la présidence allemande, si possible dès le mois de mars. Données de départ : les Allemands et trois des autres «contributeurs nets» (Pays-Bas, Autriche et Suède, ndlr) veulent réduire leur charge; les pays du Sud ne veulent pas perdre ce qu'ils touchent au titre de la cohésion; la Grande-Bretagne ne veut pas que l'on touche à sa ristourne, nous ne voulons pas que la France, ou la PAC, soit la variable d'ajustement. Comment trouver un arrangement équitable ? C'est ce travail qui commence avec les Allemands.
Q - Difficile de relancer une relation en parlant de gros sous, non ?
Peut-être, mais il est encore plus illusoire de croire que l'on puisse y échapper. Tant que cette question financière n'est pas résolue, elle obscurcira le reste. C'est en y parvenant que l'on dégagera les voies de l'avenir. L'autre sujet, c'est l'élargissement de l'Union. Cela fait des années que l'écart s'accroissait entre les approches française - approfondir d'abord, élargir sans diluer - et allemande - priorité à l'élargissement. Si elle n'est pas réformée avant; à 20, 25 ou 30 membres, l'Union se paralysera, avant de se dissoudre. En insistant sur les réformes préalables, qui peuvent tout à fait être réalisées avant que s'achèvent les négociations d'élargissement, nous travaillons pour les membres actuels et futurs.
Q - La panne franco-allemande était apparue sur les questions institutionnelles. Voyez-vous un retour en force d'une ambition européenne sur ces questions ?
Il y a un an et demi à deux ans, au sein de la conférence qui a abouti, petitement, à Amsterdam, l'Allemagne n'avait pas poussé à des réformes institutionnelles importantes. Aujourd'hui, elle admet l'idée d'une réforme avant tout élargissement. Nos propositions sont connues : améliorer le fonctionnement du Conseil affaires générales, du Conseil européen, de la Commission et du Parlement, ce qui ne nécessite pas de toucher aux traités. Par ailleurs, il faudra aussi une réforme de la taille de la Commission, une repondération des droits de vote et un élargissement des votes à la majorité qualifiée.
Q - Que signifie que «le temps du soupçon est terminé» avec l'Allemagne ?
Que l'Allemagne ne se sent plus obligée, plus de cinquante ans après, de donner des gages pour être admise, de se montrer plus européenne qu'elle n'est déjà pour ne pas « inquiéter ». C'est un grand pays normal et un grand partenaire normal, qui travaille pour l'Europe, mais défend aussi ses intérêts nationaux. Ce n'est ni choquant ni inquiétant.
Q - Le choix du successeur de Santer à la tête de la Commission européenne sera-t-il un test de cette entente renouvelée ? Y a-t-il une « affaire Lafontaine » à ce sujet ?
Il n'y a pas d'« affaire Lafontaine ». Tout cela, ce sont des spéculations sans aucun fondement. Il est en plus prématuré de poser ce problème.
Q - Il y a tout de même accord pour que Santer ne soit pas renouvelé ?
L'idée d'un renouvellement substantiel de la Commission progresse en Europe.
Q - La relation franco-allemande aura-t-elle trouvé ses marques d'ici au Conseil européen de Vienne, en décembre ?
Sans aucun doute, et, sans attendre Vienne, cela se verra dès Potsdam. Tous les responsables se sont vus plusieurs fois et travaillent ensemble. La nouvelle configuration européenne, très majoritairement sociale-démocrate, a déjà révélé à Pörtschach ses potentialités en matière de croissance, d'emploi et de social, domaines dans lesquels Lionel Jospin, depuis dix-huit mois, pousse l'Europe à agir plus.
Q - L'abandon annoncé, à terme, du nucléaire peut-il poser un problème dans la relation franco-allemande ?
Le nucléaire n'a jamais été le fondement de la coopération franco-allemande. D'autre part, le droit pour le gouvernement allemand de prendre de telles décisions est incontestable. Il n'empêche que cela pose des problèmes et accuse une différence. D'abord, les conséquences industrielles : comment l'Allemagne va assumer les engagements et les obligations qui découlent des contrats en cours. Sur un plan politico-stratégique, cela pourrait être source de complications si nous étions amenés à prendre des positions différentes à l'ONU ou si l'Allemagne se différenciait de ses partenaires de l'Alliance atlantique. Enfin, cela peut avoir des conséquences dans le domaine de l'environnement proprement dit, où nous souhaitons que l'UE soit exemplaire dans la lutte contre l'effet de serre. La relation franco-allemande ne doit pas être entravée par cette différence.
Q - Ne voit-on pas se profiler la fin de la coopération militaire franco-allemande ?
La création de la brigade puis celle du corps franco-allemand ont été en leur temps des avancées audacieuses, qui avaient un sens politique autant que militaire. Ils ne deviendront pleinement opérationnels que si un relais européen est pris. Cela aussi nous allons en parler, d'autant que la Grande-Bretagne bouge sur ce plan.
Q - L'ère des symboles est terminée ?
Depuis de Gaulle et Adenauer à la cathédrale de Reims, jusqu'à Mitterrand et Kohl à Verdun, les symboles ont été indispensables, associant devoir de mémoire, dépassement et actions communes, pour refonder "par le haut" la relation franco-allemande. C'est fait. Les nouveaux symboles à trouver seront liés à une approche commune de l'UE de demain et à un resserrement des relations entre les deux sociétés.
Q - La récente crise irakienne a encore montré une Europe politique inexistante...
Ne déplorons pas à chaque crise aiguë que l'Europe de la politique étrangère ne soit pas encore faite ! Ne soyons pas accablés, chaque matin, par ce que nous savions la veille au soir, c'est-à-dire la prédominance du leadership américain. Par ailleurs, s'agissant de l'Irak, il y a eu un accord total entre les Quinze sur le fait que l'Irak devait annuler sa décision, et qu'une pression devait s'exercer sur lui. La différence était que seule la Grande- Bretagne voulait participer aux frappes. Cela ne fait pas un désaccord. Je rappelle que, sur le Kosovo, les Européens sont parfaitement d'accord entre eux.
Q - Cette affaire n'est-elle pas un camouflet pour les pays qui s'étaient interposés lors de la précédente crise irakienne ?
Un camouflet ? Certainement pas. Les pays qui ont aidé Kofi Annan à dégager une solution ne l'ont pas fait parce qu'ils croyaient en la bonne foi de Saddam Hussein, mais pour créer une situation où il soit obligé de respecter les résolutions. Après la dernière crise, la situation est la même, la lassitude générale en plus. Comment assurer le respect par l'Irak de ses engagements ? Les Américains eux-mêmes étaient divisés. Nous allons essayer de définir une bonne fois pour toutes ce que les dirigeants irakiens doivent faire sans manoeuvres pour que l'on puisse aller au bout du désarmement, que l'on lève l'embargo et que l'on passe au contrôle continu.
Q - Les positions communes européennes ne sont-elles pas plus difficiles en temps de crise dès lors qu'existe le leadership américain ?
C'est évident. Ces situations exacerbent ce qui est le fait majeur du monde global actuel: le poids prédominant des États-Unis dans tous les domaines et l'absence pour le moment de contrepoids. Ce phénomène d'hyperpuissance s'étend à tous les domaines: économique, technologique, militaire, et partout dans le monde il y a CNN, Hollywood... la puissance aujourd'hui, ce n'est pas «combien de divisions», mais «quelle part des images mondiales ?». Dans presque tous les gouvernements du monde il y a des ministres formés aux États- Unis. Milosevic n'accepte de faire des concessions que devant un Américain, si Arafat veut sonner l'alarme, c'est à Washington qu'il le fait, etc. Ce sont là les manifestations quotidiennes de la puissance. Dans ce contexte, les positions communes européennes en formation sont souvent étouffées dans l'oeuf ou vaines. Que faire alors ? 1) avoir des nerfs solides ; 2) persévérer ; 3) élargir méthodiquement les bases d'accord entre Européens ; 4) coopérer à chaque étape avec les États-Unis sur des bases fixées entre Européens, combiner amitié et volonté d'être respectés, défendre en toute circonstance le multilatéralisme organisé et les prérogatives du Conseil de sécurité ; 5) préparer politiquement, institutionnellement et mentalement le moment ou l'Europe aura le courage d'aller plus loin.
Q - Quelle marge de manoeuvre cela laisse-t-il à la France ?
Je décris cette réalité pour que notre action soit mieux fondée, et plus efficace. A condition de ne pas vivre dans un monde chimérique, de connaître le principe du levier et quelques autres de «géophysique internationale», de savoir rassembler des majorités ad hoc ou des minorités de blocage, de formuler des projets clairs et de parler à tous sans prétendre faire la leçon chaque matin, nous pouvons utiliser de mille façons la marge de manoeuvre que nous avons.
Q - Les États-Unis vont-ils tenter d'exploiter l'affaire du Kosovo dans la perspective du prochain sommet de l'Otan ?
C'est leur tendance naturelle. Les États-Unis ont des moyens de pression que les autres n'ont pas, ce qui peut être positif : voyez Wye Plantation. En même temps, leur poids les porte à l'hégémonisme, et l'idée qu'ils se font de leur mission, à l'unilatéralisme. Et cela ce n'est pas admissible. Ainsi, après la crise de septembre-octobre, certains Américains ont affirmé que l'Otan pouvait désormais se saisir elle-même et intervenir sur n'importe quel conflit important en Europe et autour. C'est inexact: il y a eu à propos du Kosovo des résolutions du Conseil de sécurité, des réunions du «groupe de contact», etc. La question centrale aujourd'hui est de savoir comment mieux réguler le monde global et incertain. Deux approches s'opposent : d'un côté, celle de la puissance dominante avec des moyens d'influence ; d'autre part, un système à la fois multilatéral et multipolaire associant tout ou partie des 185 pays du monde, ce qui suppose que soient reformés ou renforcés le Conseil de sécurité, le FMI, l'OMC, le G8, et que l'UE soit un des pôles dominants de cette restructuration. Nous nous y employons.