Interview de M. Lionel Jospin, membre du bureau national du PS, candidat à l'élection présidentielle de 1995, dans "Le Nouvel Observateur" du 4 mai 1995, sur ses priorités et ses intentions avant le deuxième tour de l'élection présidentielle.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Quel changement propose-t-il aux Français ? Au lendemain de l'élection, quelles seraient ses priorités ? Quels moyens se donnerait-il pour tenir ses promesses ? Dissolution de l'Assemblée, referendum sur le quinquennat et non-cumul des mandats, salaires, lutte contre le chômage, rééquilibrage de la Sécurité sociale, relance de la construction européenne : Lionel Jospin annonce clairement ses intentions sur tous les dossiers sensibles auxquels le nouveau président devra s'attaquer dès son entrée en fonction.

Le Nouvel Observateur : À quelques jours de l'élection, comme évaluez-vous vos chances de victoire ?

Lionel Jospin : Elles sont réelles, même si je sais que ce sera très difficile. Au mois de décembre, après la non-candidature de Jacques Delors, on disait Édouard Balladur assuré de la victoire. Le mois dernier, on affirmait que Jacques Chirac dominerait le premier tour. On a vu les choses tourner autrement. Laissons la dynamique aller jusqu'à son terme.

Le Nouvel Observateur : On parle à votre sujet d'un "phénomène Clinton". Cette comparaison avec le vainqueur des élections américaines vous paraît-elle pertinente ?

Lionel Jospin : Bill Clinton s'est présenté comme le champion de la protection sociale, du rôle régulateur de l'État fédéral, d'un rajeunissement de la vie politique face à un George Bush, qui symbolise une classe politique traditionnelle et conservatrice. À partir de là, il a bousculé les prévisions et les sondages.

Je suis en France le candidat du renouvellement politique et le défenseur d'une nouvelle politique économique et sociale en face d'un conservateur de l'ancienne génération. J'ai commencé à faire pencher en notre faveur les rapports de forces entre ceux qui souhaitent le progrès social et démocratique et la droite traditionnelle. La France a besoin d'une politique et d'hommes modernes.

Le Nouvel Observateur : Si vous êtes élu le 7 mai, vous nommez un gouvernement. Quel sera son profil ?

Lionel Jospin : Je nommerai un Premier ministre qui me proposera un gouvernement dont nous aurons ensemble défini le style et l'allure. Ce devra être une nouvelle équipe, resserrée, prête à travailler collectivement, qui se consacrera totalement à sa tâche, c'est-à-dire dont les membres n'occuperont pas d'autres fonctions astreignantes.

Le Nouvel Observateur : Vous avez annoncé que vous décideriez la dissolution de l'Assemblée nationale. Organiserez-vous, avant les législatives, un referendum sur le quinquennat et le non-cumul des mandats ?

Lionel Jospin : Je dissoudrai l'Assemblée nationale parce qu'il faudra mettre en accord sa composition avec le choix qu'auront fait les Français lors de l'élection présidentielle.

J'ai dit aussi dans mon programme que je voulais organiser un referendum pour instaurer le quinquennat et une plus riche limitation des cumuls des mandats. Cela sera fait rapidement. Mais le calendrier exact de ces deux actes appartiendra au président élu, qui en décidera le moment venu, et en vertu de la Constitution, avec le Premier ministre.

Le Nouvel Observateur : Jacques Delors affirme que vous vous appuierez sur une nouvelle génération d'hommes et de femmes. Quelle place aura cette génération dans votre gouvernement ?

Lionel Jospin : Jacques Delors a raison. Je veux m'appuyer sur une nouvelle génération politique, ce qui n'est pas forcément lié à l'âge, mais qui impliquera des femmes et des hommes qui sont en phase avec les temps présents, qui sont à l'écoute de la société telle qu'elle est et qui ont les qualités nécessaires pour la mettre en mouvement et apporter des solutions concrètes aux problèmes qui se posent pour améliorer la vie des Français.

Le Nouvel Observateur : Vous ne souhaitez pas que les maires et les présidents des grandes collectivités locales soient présents au gouvernement. N'est-ce pas une marque de défiance à leur endroit ?

Lionel Jospin : Parmi les multiples manières de se préparer à exercer des fonctions gouvernementales, celles qui consistent à diriger une mairie ou une collectivité territoriale sont parmi les meilleures. Je n'exclus donc pas que des ministres aient à exercer les fonctions auxquelles vous faites allusion, bien au contraire. Mais pendant la durée de leurs fonctions ministérielles, ils devront s'y consacrer à plein temps et ne pas être partagés entre deux charges très lourdes. Cela ne leur interdit nullement d'être conseillers municipaux ou conseillers généraux, tant qu'ils sont ministres.

Le Nouvel Observateur : Êtes-vous favorable à la présence de ministres venus de la société civile ?

Lionel Jospin : Je n'ai pas de religion rigide sur ce sujet. Mais il est bien clair que dans cette éventualité les femmes et les hommes qui occuperaient ces postes le feraient au plein sens du terme, c'est-à-dire politiquement.

Le Nouvel Observateur : Pensez-vous que vous bénéficiez d'un état de grâce comme François Mitterrand en 1981 ? Est-ce que les socialistes peuvent avoir la majorité ? Le souhaitez-vous ?

Lionel Jospin : Je crois surtout que mon élection aurait pour effet de modifier assez profondément l'échiquier politique. Autour de mon programme, nous pourrons rassembler une majorité à l'Assemblée. Quant à l'état de grâce, je crois que c'est un mythe.

Le Nouvel Observateur : Le 9 mai, le président Mitterrand se rendra à Moscou dans le cadre des cérémonies du cinquantième anniversaire de la défaite des nazis. Il a prévu d'associer son successeur à ces cérémonies. Irez-vous à Moscou ?

Lionel Jospin : le 9 mai, il n'y aura qu'un seul président de la République, François Mitterrand, et qui représentera la France.

Le Nouvel Observateur : Comment concevez-vous vos rapports avec le gouvernement et le Parlement ?

Lionel Jospin : Le président fixera les grandes orientations, celles sur lesquelles il a été élu. Mais je veux laisser le Premier ministre proposer la composition du gouvernement, conduire sa politique, l'expliquer au pays, y associer le Parlement, coordonner le travail des ministres.

Le Parlement devra être plus actif et exercer pleinement son rôle. Le non-cumul des mandats pour les parlementaires permettra une durée de session accrue, une présence effective des parlementaires en séance. Nous pourrons donc organiser sur toutes les grandes questions des débats parlementaires ponctués par des votes. Nous laisserons le Parlement inscrire librement un tiers de son ordre du jour.

Il contrôlera le gouvernement d'une façon semblable à celle qui prévaut dans les autres grandes démocraties.

Le Nouvel Observateur : Quelles décisions prendrez-vous dans les semaines qui suivront votre élection en matière de lutte contre le chômage ?

Lionel Jospin : J'inviterai le gouvernement à mettre en place immédiatement les quatre programmes de création d'emplois et à préparer les projets de réformes fiscales.

L'action contre le chômage ne devra pas être retardée par le calendrier électoral. J'utiliserai donc, si nécessaire, tous les moyens que me donne la Constitution pour permettre au gouvernement d'engager ces réformes.

Parallèlement, le Premier ministre recevra les partenaires sociaux pour les inviter à engager les discussions sur la réduction du temps de travail sous les formes et les formules de leur choix. Vous serez surpris par la vigueur et la rapidité de la mise en place de notre action pour l'emploi, qui est, vous le savez, ma première priorité.

Le Nouvel Observateur : En ce qui concerne les salaires, le gouvernement ne peut jouer que sur le smic et les rémunérations de la fonction publique. Comment pouvez-vous inciter le privé à augmenter les salaires ?

Lionel Jospin : Il ne faut plus s'enfermer dans la logique mécaniste où la phrase "l'État incite" signifie "l'État oblige". C'est avoir mal mesuré l'évolution des rapports entre partenaires sociaux. Les réunions qui viennent d'avoir lieu entre le CNPF et les syndicats montrent qu'un changement est en train de s'opérer. L'État doit l'accompagner, l'encourager et surtout ne pas chercher à le diriger.

L'État devra être beaucoup plus un incitateur, un garant, qu'un mécanicien ou un chef d'orchestre comme il a été dans le passé. Quand j'entends Jacques Chirac évoquer un Grenelle à froid, je ne peux m'empêcher de penser qu'il est resté dans une vision dépassée.

Cela étant dit, l'État a des moyens d'incitation plus directs si nécessaire : salaires des entreprises publiques, fiscalité, réglementation. Je souhaite qu'il les utilise plus pour accompagner ou faciliter des solutions inventées par les partenaires sociaux que pour agir par contrainte.

Il faudra de la force de conviction, de la ténacité, le sens du dialogue pour réaliser tout cela, mais le Premier ministre que je choisirai aura ces qualités.

Le Nouvel Observateur : La grande conférence que vous souhaitez avec les partenaires sociaux aura-t-elle lieu pendant l'été ?

Lionel Jospin : Elle aura lieu le plus vite possible, mais là encore nous ne ferons rien sans avoir une concertation avec les partenaires sociaux.

Le Nouvel Observateur : La priorité sera-t-elle donnée aux augmentations de salaires ou à la lutte contre le chômage ?

Lionel Jospin : Votre question se situe dans une logique qui n'est pas la mienne. Le fait que les salaires bénéficient des fruits de la croissance est non seulement juste mais c'est aussi un moyen de stimuler la consommation, donc de lutter contre le chômage. Les deux réalités ne s'opposent pas.

La question me paraît aussi étrange que si vous me demandiez quelle est votre priorité : la marche ou l'achat de chaussures ?

Le Nouvel Observateur : Vous avez évoqué des mesures d'ajustement pour résoudre le déficit de la Sécurité Sociale. Pouvez-vous préciser quelles seront ces mesures ?

Lionel Jospin : Je sais que l'élection présidentielle est l'occasion de débattre de tout, mais il ne faut tout de même pas confondre président de la République et ministre chargé de la Sécurité sociale. Je ne vais pas énumérer ici des mesures techniques.

Je crois que les comptes de la Sécurité sociale peuvent être rétablis à partir de mesures multiples : rôle du médecin généraliste dans l'orientation, limitation de l'usage de médicaments inutiles, meilleure gestion… Cela peut se faire sans bouleversement, si nous en avons la volonté. Ceux qui passent leur temps à monter en épingle les déficits ou à dire qu'il ne faut pas limiter les dépenses de santé sont ceux qui, sournoisement, veulent à terme détruire notre système de protection sociale et d'une manière rampante le privatiser. Le système libéral américain d'assurance-santé coûte 50 % de plus et couvre 30 % de moins que le système européen de Sécurité sociale. Il est donc exclu que la France s'engage sur cette voie.

Au nom de la justice mais aussi de l'efficacité, je dis fermement non à ces tentations, mais je dis aussi que nous pouvons mieux gérer notre système actuel et que nous le ferons.

Le Nouvel Observateur : La révision des lois Pasqua fera-t-elle partie des textes que vous soumettrez en priorité à l'Assemblée nationale ?

Lionel Jospin : Ces textes seront réexaminés, notamment ceux touchant le Code de la Nationalité. Il faudra toutefois attendre la nouvelle Assemblée pour faire cela, car je doute que la Chambre bleu horizon actuelle y consente.

Le Nouvel Observateur : Le sommet européen a lieu à Cannes, en juillet. Quelles propositions y ferez-vous ?

Lionel Jospin : L'Europe a besoin de signes forts pour améliorer sa lisibilité et sa crédibilité. Profitant de mon élection et de la présidence française, je voudrais, dès le sommet de Cannes, ouvrir quelques pistes :

1) Relancer immédiatement les programmes de grands travaux suggérés par Jacques Delors et portant sur les infrastructures et l'aménagement du territoire. Tout en préparant l'avenir, ces actions mettront l'Europe au cœur de la lutte pour l'emploi.

2) Approfondir immédiatement la réflexion sur l'émergence d'un espace de paix et de développement en Méditerranée. Aborder la question de la démocratie, de la paix et du développement ne la liant à celles des rapports futurs des États avec l'Union européenne. Les guerres représentent des risques considérables pour l'Europe comme pour la Méditerranée, et nous devons donc tout faire pour y mettre rapidement fin. Je sais que c'est extraordinairement difficile. Je connais le poids écrasant de l'Histoire dans cette région, mais je ne peux me résigner à la guerre et à la violence, aux intégrismes de toutes sortes et à tous les crimes qu'ils alimentent. Je veux saisir l'occasion de la présidence française pour agir et ouvrir de nouvelles perspectives de paix et de prospérité dans un respect intransigeant des droits de l'homme et de l'égalité des sexes.

J'utiliserai le dîner des chefs d'État pour amorcer une discussion plus large sur l'avenir de l'Europe et sur le calendrier de la conférence inter-gouvernementale de 1996, qui va revêtir une importance considérable. Il n'y a pas de temps à perdre.

Le Nouvel Observateur : Précisément, dans quel état d'esprit aborderez-vous cette conférence de 1996 qui portera sur les institutions européennes ?

Lionel Jospin : Avec l'état d'esprit d'un européen convaincu qui veut prolonger et approfondir le chemin extraordinaire qu'a parcouru la Communauté européenne depuis vingt ans. Aucun ensemble de nations dans le monde m'a réussi à dépasser ainsi l'Histoire et les querelles passées pour construire ce qui s'appelle aujourd'hui "Union". Avec la conviction que nous sommes dans une période charnière où nous devons remobiliser les peuples d'Europe autour de cette grande idée de construction européenne.

Je crois qu'il faut travailler dans trois directions :

1) Renforcer l'efficacité de la prise de décision tout en allant vers plus de démocratie.

2) Reprendre la réflexion et l'action qui ont conduit à l'adoption du volet social du traité de Maastricht, et sortir de l'oubli les propositions faites par Jacques Delors dans le livre blanc destiné à rechercher un meilleur équilibre entre la compétitivité économique et la justice sociale.

3)  Prenant acte des difficultés de mise en œuvre du traité de Maastricht en ce qui concerne la politique étrangère commune, proposer au Conseil européen une procédure de discussion et de travail qui devrait permettre à l'Europe de jouer pleinement son rôle sur le plan international.

Je veux donc, comme vous le voyez, assurer une présidence française très active, et très au-delà contribuer à une relance européenne.

L'Europe doit redevenir un grand espoir, c'est l'intérêt des Français, qui en sont l'un des moteurs essentiels.

Le Nouvel Observateur : Avez-vous le sentiment qu'on assiste, en Europe, à un renouveau des idées sociales-démocrates ?

Lionel Jospin : Certainement. La vague libérale que portait Margaret Thatcher en écho à Ronald Reagan a fait long feu. Les idées sociales-démocrates, c'est-à-dire les idées d'équilibre entre efficacité économique, rôle régulateur de l'État, sont de plus en plus à l'ordre du jour. Ce sont des idées modernes. Le rôle régulateur du marché est reconnu, mais on ne peut pas s'en tenir là sans dissoudre la volonté politique. Celle-ci doit exprimer l'idée que la société se fait d'elle-même, de ses valeurs fondamentales – comme le respect de la dignité de chacun ou la qualité de la vie. Les choix politiques sont aussi des choix de civilisation qui s'inscrivent dans notre histoire et expriment notre identité.

Le Nouvel Observateur : En France, en quoi votre projet social-démocrate se différencie-t-il de celui porté par François Mitterrand depuis 1981 ?

Lionel Jospin : Le monde et la France ont changé depuis 1981. L'histoire ne se répète pas. Certes l'exigence de justice ne change pas, c'est l'idée du partage des biens, de la prospérité, du savoir, de la culture, etc. Mais à chaque moment, dans chaque domaine se dessinent des priorités, par exemple : l'emploi, le logement, la cohésion sociale, ou la lutte contre le sida. Les formes de la démocratie à tous les niveaux et l'exercice même du pouvoir doivent évoluer.

Il nous faut avoir, sur la société comme sur la politique, un regard neuf.