Interview de M. Jean Puech, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "Libération" du 13 mars 1995, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne, l'élargissement de la Communauté européenne et la PAC, la loi de modernisation de l'agriculture et le différend entre l'Union européenne et le Canada sur les quotas de pêche.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Libération

Texte intégral

Libération : vous présidez, six mois durant, les destinées de l'Europe agricole. Quelles orientations comptez-vous donner à votre action ?

Jean Puech : C'est une présidence un peu originale dans la mesure où la Commission change de président, où l'agriculture change de commissaire et où nous devons gérer l'arrivée de nouveaux membres. À douze, ce n'était déjà pas facile, alors à quinze. Je m'efforcerai de faire partager à nos partenaires l'ambition française pour l'agriculture européenne : une agriculture performante aux fortes capacités exportatrices mais qui, dans le même temps, doit couvrir l'ensemble du territoire. J'attache une grande importance à cette double mission : la performance et l'aménagement du territoire. Il s'agit aussi de faire aboutir la refonte des organisations communes de marché (OCM) non encore réformées sur le sucre, les fruits et légumes et surtout le vin. Le problème du transport des animaux devra aussi être abordé. Sur ce dossier, il faut aboutir à une réglementation communautaire le plus rapidement possible compte tenu de la pression de l'opinion publique. Le compromis que j'ai proposé s'efforce de concilier le bien-être des animaux en cours de transport et les intérêts économiques des éleveurs européens.

Libération : Sur les taux de jachères, les quotas laitiers ou la viticulture, les intérêts français heurtent souvent ceux de nos partenaires. Peut-on concilier le national et l'européen ?

Jean Puech : Ce n'est pas un exercice impossible. D'autant qu'au sein de l'Europe, la France est le premier pays agricole et le premier exportateur mondial de produits agricoles transformés. Nous avons toujours joué un rôle moteur dans la politique agricole commune et ce rôle historique est reconnu par tous les États membres.

Il suffit de rappeler que sur deux points durs comme les négociations du Gatt il y a deux ans et les taux de jachère fin 1994, nous sommes finalement parvenus à convaincre nos partenaires. Alors qu'en avril 1993 tous les pays de l'Union étaient prêts à accepter les pré-accords de Blair House, seule la France a dit qu'ils étaient inacceptables. Les négociations ont été rouvertes positivement avec les Américains. De même pour les jachères, les taux ont été réduits de 20 % grâce à notre action.

Libération : Avec leurs 70 millions d'hectares susceptibles d'être subventionnés par Bruxelles, les pays de l'Est souhaitent intégrer l'Union. Faudra-t-il renégocier la Pac ?

Jean Puech : L'adhésion à terme des pays d'Europe centrale et orientale va dans le sens de l'histoire. Mais ils sont à des niveaux de développement bien différents et nous devons étudier minutieusement chaque cas. Il est clair que, en marge de problèmes plus politiques comme celui de la paix ou plus financiers comme celui de la monnaie, l'agriculture sera un point dur de la négociation. Quoi qu'il en soit, notre politique agricole commune est le fruit de plusieurs décennies de volonté politique est constitué d'un acquis auquel les pays demandeurs devront se plier. La Pac et ses financements ne sont pas négociables. Mais la France ne doit pas aborder ce dossier de façon timorée. Je ne voudrais pas qu'on se trouve dans la même situation qu'au moment des négociations du Gatt, lorsque le volet agricole était le seul à poser encore problème. Il faut que nous puissions rapidement émettre un avis de façon à ce que les chefs d'État et de gouvernement qui auront à prendre les décisions politiques soient bien informés de la situation de l'agriculture avant de signer un accord.

Libération : La loi de modernisation prévoit d'aider à l'installation de 13 000 agriculteurs par an en France. En a-t-on besoin ?

Jean Puech : Dans notre pays, 80 % de la population vit sur 20 % du territoire, et la région parisienne, qui représente seulement 2 % du territoire, accueille 20 % de la population totale. Il en va de l'équilibre territorial et de la cohésion du pays de prendre les mesures nécessaires pour occuper l'espace et le faire vivre. En milieu rural, l'économie c'est d'abord l'agriculture Mais actuellement 50 000 agriculteurs quittent le métier tous les ans. Les exploitations agricoles sont passées de 3 millions en 1962 à quelque 800 000 aujourd'hui. Compte tenu de la pyramide des âges, cet important flux de départ va se poursuivre pendant cinq ou six ans. Le nombre des agriculteurs devrait alors se stabiliser autour de 600 000, c'est une nécessité pour tenir le territoire. Nous prenons donc les mesures législatives et réglementaires pour favoriser l'installation de 13 000 jeunes par an. Un objectif ambitieux mais raisonnable. On se rend compte aujourd'hui qu'on peut s'installer et réussir dans l'agriculture.

Libération : Ne serait-il pas souhaitable de limiter les aides publiques sur certaines cultures pour faire échec aux « chasseurs de primes » ?

Jean Puech : En tous les cas, on n'élimine pas les détournements de procédure en supprimant la procédure elle-même ! Les aides publiques, et notamment les aides compensatoires liées à la réforme de la Pac, ont pour objet de compenser mécaniquement les baisses de prix des produits agricoles décidées au niveau européen. Avant, les prix étaient plus élevés mais l'Europe intervenait financièrement en aval pour soutenir les cours par les aides aux exportations.

Les primes sont la conséquence de la réforme de la Pac. Sans elles, c'est la réforme de la Pac qui s'effondre. En revanche, lorsqu'il y a fraude, elle doit être traquée et sanctionnée.

Libération : Le résultat des dernières élections en chambres d'agriculture montre qu'un gros tiers des paysans a déserté la FNSEA. Allez-vous officiellement prendre [mot illisible] avec les autres syndicats, Confédération paysanne ou Coordination rurale ?

Jean Puech : Ces élections reflètent une relative stabilité de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles et du Centre national des jeunes agriculteurs à quelques points près. Pour nous, il est important d'avoir un interlocuteur fortement représentatif. Dans un certain nombre de départements, la Confédération paysanne conforte ses positions et devient un interlocuteur alors que dans d'autres la coordination rurale fait une percée. Dans ceux-là, elle deviendra aussi un interlocuteur des pouvoirs publics dès lors que se représentativité sera établie.

Libération : En période électorale, les gouvernements [mot illisible] les paysans. Parce qu'ils craignent le lobby agricole ?

Jean Puech : il est très fort ce lobby agricole, et très bien organisé. Nous avons fait beaucoup depuis deux ans pour les agriculteurs mais les enjeux étaient considérables. Il y a deux ans la réforme de la Pac était mal acceptée, le Gatt avait été mal négocié, il fallait faire face aux défis des marchés internationaux, préserver les capacités exportatrices de la France et améliorer notre agriculture filière par filière. Aujourd'hui, l'horizon s'est dégagé et la confiance a été restaurée dans nos campagnes. Cela s'est d'ailleurs traduit par une hausse de 11,5 % du revenu agricole l'an dernier et par un redémarrage des investissements. C'est très important car l'agriculture laisse plus de 46 milliards d'excédents dans notre balance commerciale.

Libération : Vous êtes également ministre de la Pêche. Quelle position allez-vous tenir face à la « guerre » du turbot qui oppose le Canada à l'Union européenne ?

Jean Puech : La France est solidaire de l'Espagne et du Portugal. Je vous rappelle par ailleurs que l'Union européenne a une position unanime de condamnation de l'arraisonnement du bateau espagnol. L'Union en a fait part aux autorités canadiennes dès le 6 mars à l'occasion du conseil « affaires générales ». C'est un problème important car il s'agit du respect du droit international. Des mesures de rétorsion contre le Canada vont être décidées en milieu de semaine par le Comité des organisations permanentes (Coreper 2).

L'Union a d'ailleurs pris des mesures en annulant, vendredi dernier, une réunion avec le Canada pour signer des accords. Nous ne sommes pas dans le cadre d'un Canada qui serait respectueux des ressources sous-marines et d'une Europe qui voudrait surexploiter les fonds sous-marins. Pour l'essentiel, le débat porte sur la répartition des quotas de pêche entre Europe et Canada. Or le Canada a pris des mesures unilatérales alors même qu'il existe des procédures pour régler les différends au sein d'une organisation spécifique, l'Organisation des pêches de l'Atlantique du Nord-Ouest (Opano). L'attitude adoptée par l'Europe face à ces événements marque sa détermination à ne pas accepter de telles violations du droit international, et je me félicite de l'unité et de la fermeté de son attitude.

Libération : Dans la course à l'Élysée, vous avez pris parti pour Édouard Balladur…

Jean Puech : Oui. Il a toutes les qualités pour être un bon candidat. C'est un rassembleur et, dès son installation à Matignon, il a montré toute l'attention qu'il portait à l'agriculture. Il a su dire non au président Clinton au moment du Gatt, et il suit toujours avec attention les performances de l'agriculture française. Grâce à lui, on a montré aux agriculteurs qu'ils n'étaient pas seuls, qu'ils faisaient partie d'une grande chaîne allant du producteur au consommateur.